Panorama des théâtres à Marseille
L’annexe 1 est un tableau récapitulatif des théâtres marseillais. Il a pour but de présenter le contexte du terrain d’enquête en listant les théâtres présents dans la ville selon 6 critères : le statut, le lieu, le style, le lien entretenu avec la migration, la place qu’il occupe dans mon corpus d’analyse. Il est possible que certains théâtres existant à Marseille ne soient pas dans cette liste car leur site n’est pas référencé sur internet. Sont classifiés dans ce tableau 17 théâtres. Parmi eux, ont fait l’objet d’une analyse de leur communication (site internet, flyers, livret de présentation). Deux des théâtres sur trois10 qui proposent des ateliers pour personnes en migration ont fait l’objet d’une observation participante soutenue. Une enquête préliminaire et une analyse de pièce ont été effectuées pour la dernière troupe11. J’ai écarté de mon corpus toutes les structures qui n’avaient pas de lien direct avec la migration c’est-à-dire qui ne proposent ni des ateliers de théâtre avec des personnes en migration, ni des spectacles qui ont pour thème l’exil, la migration ou la mémoire des origines, pas plus que des évènements autour de la migration (conférence, ciné-débat, scène ouverte). En outre, ce tableau classifie l’espace social des théâtres marseillais. Il permet de mettre en exergue quels théâtres sont les plus susceptibles d’être en lien avec la migration et pourquoi. Je propose tout au long de la première partie du premier chapitre, une analyse en entonnoir. La présentation générale du corpus choisi commence par une déconstruction des représentations associées au théâtre puis de la présentation de ses différentes fonctions sociales. Ensuite, j’effectue une classification des théâtres du corpus en fonction de leur statut légal, toujours à partir d’une analyse des flyers et prospectus que j’ai récoltés durant mon enquête. Je me focalise plus particulièrement sur leurs modes de fonctionnement, leurs lignes artistiques et les activités et évènements proposés par les structures, avec comme fil rouge, ce que cette classification peut expliquer des manières dont ces théâtres traitent -ou non- de la migration.
Des ateliers de théâtre avec des personnes en migration : entre engagement artistique et militant
Les théâtres indépendants sont des structures souvent plus petites par la taille de la structure et par la quantité des programmations. Cela s’explique notamment car elles ont moins vocation à la diffusion de spectacle, et n’ont pas de liens institutionnels et juridiques avec le ministère de la Culture. Ces théâtres sont de plusieurs formes : associatives, privées ou lerésultat d’une compagnie. Leur fonctionnement dépend bien souvent de mécénats privés, de dons et bénévolat ou de financements de collectivités locales. Ces structures sont celles que j’ai le plus investies. En effet, c’est en leur sein que j’ai trouvé des ateliers de théâtre adressés à des personnes en migration. J’ai découvert trois théâtres proposant ce type d’atelier : le théâtre de l’Œuvre, le théâtre La Cité et le théâtre de la Mer à Marseille. Toujours depuis l’analyse de leurs flyers, je vais détailler en quoi leur histoire et leurs projets artistiques sont liés à la question de la migration. Ainsi, il me sera possible de montrer pourquoi leurs modes de fonctionnements et leurs programmations artistiques sont propices à l’existence d’ateliers pour personnes en exil. Le théâtre les Argonautes est une structure que je n’ai pas ethnographiée, mais qu’il convient de citer car une troupe que j’ai rencontrée cette année était accueillie l’année passée dans leurs locaux. Ainsi, j’analyserai de quelles manières les théâtres indépendants s’inscrivent dans les réseaux artistiques et associatifs de la ville de Marseille. Cette analyse sert également de mise en contexte pour les chapitres suivants car ce sont ces troupes qui ont accepté que je travaille avec elles tout au long de mon terrain. Ces théâtres ont un fonctionnement qui leur est propre. Deux des structures que j’ai rencontrées sont le résultat d’une compagnie. Bien souvent, elles naissent grâce à l’initiative d’un ou plusieurs artistes qui décident de s’installer dans un lieu fixe. En effet, les compagnies peuvent durant plusieurs années être en résidence dans de plus grands théâtres nationaux. Par exemple, la compagnie la Cité avant de s’installer dans son théâtre permanent était en résidence au théâtre Le Merlan cité plus haut. À un projet initial se greffe par la suite d’autres artistes, compagnies et collaborateurs. La sensibilité de la compagnie, initiée par les artistes fondateurs, engendre une ligne artistique au théâtre. C’est par le biais de l’accueil et des collaborations que d’autres professions qui au premier abord n’ont pas de lien direct avec le spectacle vivant, s’associent aux structures théâtrales. Je propose dans ce qui suit d’expliciter les sensibilités artistiques de trois structures indépendantes afin de mettre en lumière leur attachement à la migration. Le théâtre la Cité définit sur son site internet ses créations comme un « théâtre documentaire ». Ce théâtre propose par la création artistique (théâtre, danse) « des écritures du réel » proche des habitants de la ville de Marseille. Il propose de « voir apparaître sur scène des corps qu’on n’y avait jamais vus, et pas seulement des corps, des paroles aussi rarement entendues. Celles de professeurs, d’employés, cadres, ouvriers, chômeurs, lycéens… cohabitant dignement avec celles d’artistes, philosophes, chercheurs… ». Ces productions proviennent le plus souvent d’ateliers proposés à des amateurs notamment des lycéens. Le focus est mis sur la jeunesse et le rapport qu’elle entretient avec son identité, celle d’être en exil entre deux périodes de la vie, entre deux nationalités ou deux cultures27. Pour résumer, le théâtre la Cité valorise le travail collaboratif entre artistes et sciences humaines. En outre, il accueille des chercheurs afin d’enrichir les réflexions autour du réel. Cela se manifeste par l’implication de personnes rarement visibles au théâtre : amener sur le plateau des non professionnels dans le but de produire et diffuser d’autres langages. Dans ce cadre artistique il n’est pas étonnant de trouver des ateliers de théâtre pour personnes en exil à qui on veut rendre une certaine performativité. La troupe que j’ai ethnographiée est inclusive, la question de la jeunesse étant une priorité pour la compagnie que j’ai suivie, les jeunes migrants nouvellement arrivés sont lycéens et se mélangent avec d’autres de leurs camarades.
La convention de Genève : effets de la définition du statut de réfugié
Le cadre juridique actuel est l’héritage de la convention de Genève ratifiée en 1951 par 152 pays. Si la convention a défini avec plus de précision les statuts de réfugié et de protection subsidiaire, elle a eu pour effet de rendre la mise en récit de sa vie conforme à des critères, afin qu’ils entrent dans le cadre administratif et juridique des statuts. Il est nécessaire de faire un détour explicatif du modèle juridico-administratif du droit d’asile, afin de mieux comprendre en quoi ce cadre officiel influence la forme et le contenu des récits de vie. L’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (Ofpra) est l’organisme français chargé d’appliquer les décisions prises lors de la Convention de Genève. C’est un établissement public administratif placé depuis 2010 sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Les deux principaux statuts que j’ai rencontrés lors de mon enquête sont le statut de réfugié ou bien celui de protection subsidiaire « Le terme de réfugié s’applique à toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels évènements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner » « Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne dont la situation ne répond pas à la définition du statut de réfugié mais pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait dans son pays un risque réel de subir l’une des atteintes graves suivantes : la peine de mort ou une exécution; la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants; pour des civils, une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence aveugle résultant d’une situation de conflit armé interne ou international (article L.712-1 du CESEDA)45 » L’Ofpra reconnaît des « critères essentiels » au statut de réfugié, en d’autres termes, des situations qui correspondent particulièrement aux idéaux établis par la convention de Genève comme : la persécution dans son pays, la non protection de son État, l’engagement dans un intérêt général pour la démocratie et ses valeurs. « Les personnes susceptibles de relever de cette catégorie sont par exemple des journalistes, militants associatifs, artistes, intellectuels ».
Les limites de l’exil comme source d’inspiration artistique
Si l’exil dans sa dimension poétique est une source d’inspiration pour de nombreux artistes du théâtre [Le Gallic, 2012 ; Harchi, 2012 ; Canut et Mazauric, 2014 ; Canut et Sow, 2014], savoir utiliser ses récits de vie pour qu’ils servent à la création théâtrale n’est pas une chose aisée. C’est un exercice qui demande de la finesse pour ne pas donner la sensation d’un récit stéréotypé. De plus, le théâtre n’est pas une activité faite pour revivre son histoire personnelle. Cette problématique est apparue de manière criante lors de l’improvisation de Jamshid qui a intégré la troupe du théâtre de la Cité en cours d’année. Consigne de l’improvisation : En petit groupe (deux ou trois), improviser sur une thématique choisie à l’avance. Le jeu muet (sans dialogue explicite) doit rendre visible qui sont les protagonistes, où se déroule l’action, pourquoi les personnages sont là. Jamshid se propose, deux camarades l’accompagnent. Les trois comédiens entrent sur le plateau. L’un deux est au sol et semble souffrir. Jamshid fait des grands gestes et enlève son écharpe de son cou. Il l’attache au bras de son partenaire au sol et le tire. Valérie me regarde avec un air interrogateur… « Mais qu’est-ce qu’il fait avec son écharpe ? » Nous rions discrètement. Le dernier comédien durant tout ce temps simule être un conducteur. Le duo au sol essaie d’arrêter la voiture, mais le conducteur rétorque « je ne m’arrête pas vous êtes noir » ce qui fait éclater de rire le public car le comédien est lui-même noir, du coup il en rajoute en faisant le pitre. Valérie stoppe l’impro et demande à Jamshid d’expliciter ses intentions. Il explique qu’il a rejoué une scène qu’il a vécue lors de sa traversée. Son frère s’était arraché le bras dans des barbelés. Il lui a alors fait un garrot avec son t-shirt et a tenté de stopper les voitures pour l’amener à l’hôpital, mais personne n’a voulu s’arrêter. On a mieux compris l’action de l’écharpe. Il y a eu un moment de silence, Valérie l’a remercié de sa proposition et les trois compères sont retournés s’asseoir. Extrait d’observation du 02/12/18 au Théâtre La Cité. Lors de la pause du midi, je vais voir Valérie pour revenir sur cet évènement qui m’a marqué. Le fait d’avoir rejoué une expérience vécue avait quelque chose de brutal. L’anecdote de vie était très violente, et j’ai ressenti un sentiment d’horreur et d’empathie pour ce jeune homme. Sa proposition contrastait avec le jeu léger et comique des deux autres comédiens. Elle était trop brute, trop proche de la réalité pour l’espace du théâtre, dont l’objectif est de trouver de la matière pour créer des éléments artistiques et esthétiques. L’explicitation des intentions de Jamshid permettait de comprendre son désir de témoigner d’un évènement traumatique. Valérie me raconte que ce jeune a une histoire très dure et qu’elle essaie de « calmer son envie de raconter ». Jamshid a une urgence à se dire afin que tout le monde sache « en Afghanistan qu’est ce qui se passe ». Ce besoin de témoigner a été accueilli lors du cours : Valérie a remercié la proposition mais ne l’a cependant pas commentée. L’espace du théâtre n’a pas uniquement comme objectif d’encourager la production de récit de vie. Il peut également servir à « calmer son envie de se raconter », c’est-à-dire à réinsuffler de l’intime dans la présentation de soi et réapprendre à mesurer le dicible lors d’interaction sociale, même quand le cadre est artistique.
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Table des matières
Introduction
1. Intérêts personnels et questionnement de départ
2. Recherches préliminaires : investigations bibliographiques et conceptualisation de l’objet d’étude
3. Méthodologie du terrain d’enquête
4. Problématiques et Hypothèses
5. Annonce du plan
Chapitre 1 : Scènes de migrations à Marseille : panorama des évènements artistiques et culturels de la ville
Outils de communication : livrets, flyers et prospectus
1.1.1 Contextualisation du terrain d’enquête : quels théâtres à Marseille ?
1.1.2 Les scènes conventionnées et subventionnées : théâtres nationaux et scènes conventionnées d’intérêt général
1.1.3 Les théâtres indépendants
Expériences artistiques Marseillaises : des propositions multiculturelles
1.2.1 Contexte de valorisation artistique de la multiculturalité : la place de la migration dans l’offre artistique de la ville
1.2.2 Les types d’évènements artistiques parlant de migration : par qui, pour quel public et pourquoi ?
1.2.3 Ancrer la migration comme spécificité marseillaise : le relais des structures culturelles
Conclusion
Chapitre 2 : Les mises en récit de la migration : entre performance et saturation
La production de témoignage : les acteurs professionnels de la mise en récit
2.1.1 Mises en récits juridiques : preuves et redondances des récits de vie
2.1.2 Mises en récit médiatiques : du fait divers au témoignage
2.1.3 Mises en récits psychologiques : se reconstruire dans l’ailleurs
Créer du jeu à partir de l’expérience de l’exil : une production hétérographique ?
2.2.1 Mettre en récit son expérience de l’exil au théâtre
2.2.2 Critique de l’exil comme présentation de soi : retenues et pudeurs
2.2.3 L’exil comme sujet créatif partagé
Conclusion
Chapitre 3 Le théâtre dans les parcours migratoires : aspects techniques et sociaux
Le théâtre comme lien : créer de la sociabilité dans l’instabilité
3.1.1 Venir au cours : enjeux spatio-temporels
3.1.2 Une respiration ludique : le besoin de sortir du quotidien
3.1.3 Faire groupe sur le plateau et au dehors
L’importance du jeu dans l’expression de soi
3.2.1 Un espace pour se dire dans son langage
3.2.2 Utiliser son corps et ses ressentis : « jouer vrai »
3.2.3 « Côtoyer des gens pour apprendre » : le théâtre comme outil interculturel
Conclusion
Chapitre 4 Le projet théâtral à Marseille : mise en lumière des enjeux socio-culturels liés aux conditions d’accueil des migrants
Le théâtre et la problématique du « droit à la culture »
4.1.1 Enjeux de l’accès à la culture, aux sports et aux loisirs »
4.1.2 Le théâtre au carrefour d’autres besoins pour s’adapter à la société d’accueil
4.1.3 Acquérir la culture française ou oublier ses origines ?
Utilité du théâtre pour s’ancrer dans la société d’accueil
4.2.1 Se réapproprier la culture légitime de l’intégration
4.2.2 Les valorisations culturelles et sociales d’une pratique théâtrale par les personnes en migration : avantages et critiques
4.2.3 Expérimenter le théâtre et l’anthropologie : interroger la jeunesse sur son rapport à la culture française
Conclusion
Conclusion générale
1. Différents types de théâtres pour diverses expériences artistiques en lien avec la migration
2. La place du théâtre dans un parcours migratoire : se retrouver intimement et exister socialement
3. Les enjeux de la mise en scène de son exil
4. Travailler en interculturalité sur la culture légitime
5. L’intérêt de valoriser une forme expérimentale entre art et science
6. Ouverture : le football, une référence culturelle internationale ?
Glossaire
Bibliographie
Annexes
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