les images virtuelles, une révolution copernicienne ?
L’image virtuelle : un « cyber-mythe » ou la démultiplication des possibles Dans les années 90, l’image virtuelle était supposée établir une véritable révolution, capable de modifier nos représentations, nos manières de voir et de penser. Elle pouvait être comparable pour certains auteurs à l’invention de l’imprimerie ou de la photographie (Quéau, 1986, 1993). Quéau annonçait que les images virtuelles étaient considérées non plus comme des images issues de l’intervention de la lumière réelle avec des surfaces photosensibles, mais comme du langage. Ce pouvoir de l’image dévaluée par la philosophie platonicienne au détriment de l’écrit dans sa dimension didactique semblait reprendre ses droits, en ce sens qu’elle permettait une « hybridation entre le corps et l’image » (Quéau, 1993, p.33) et notamment par ses capacités d’immersion et d’interaction avec le spectateur : « alors que les techniques classiques de la représentation nous placent devant des écrans, les techniques du visuel nous permettent de nous déplacer, d’agir, de travailler dans cet univers de synthèse» (Quéau, 1993, p.51). Notre relation même à l’autre, notre expérimentation du réel ne passant plus par le corps, paraissait pour cet auteur pouvoir changer, et devenir un moyen intuitif d’accéder à l’intentionnalité de l’Autre, à la fois absent et présent par l’intermédiaire de « clones, fantômes, alias » qui se chargeaient de se substituer à certaines tâches humaines.
Non seulement l’image virtuelle semblait pouvoir « déréaliser » le réel, mais également se chargeait de le démultiplier : l’image virtuelle, appropriable par tous en tant qu’image, permettait, disait Quéau une nouvelle forme de connaissance par la mise en contact directe de l’apprenant avec des concepts. Pour la première fois, affirmait cet auteur, des concepts mathématiques se matérialisaient et rendaient possible la multiplication des interactions physiques et corporelles avec notre environnement par l’immersion du spectateur au sein de l’image. L’image virtuelle paraissait selon lui révolutionner non seulement l’écran (en ce sens qu’elle permettait d’échapper à ses frontières réelles) mais également l’image dite « traditionnelle », telle la peinture, la photographie ou le cinéma, notamment par l’interaction et l’immersion qu’elle permettait.
Aujourd’hui, il est possible de rendre visible l’invisible et l’image d’un objet mental est bien apparue à l’écran, comme l’annonçait Changeux , notamment par l’intermédiaire des imageries par résonnance magnétique qui permettent de rendre visible en temps réel une pensée en action .
Des théories issues de la psychologie cognitive convoquées
Une conception connexionniste de la mémoire
Pour notre quasi expérimentation, nous avons convoqué à la fois les théories cognitivistes de l’apprentissage, afin de décrire quel type de mémoire nous avons testé et les théories des Sciences de l’Information et de la communication afin d’identifier notre « dispositif techno-sémio-cognitivopragmatique » (Peraya, 1998c, Agostinelli, 2003) qui insère les étudiants dans un environnement virtuel immersif. Nous résumons tout d’abord les théories issues de la psychologie cognitive afin de mieux décrire notre quasi expérimentation (première approche).
Les théories de psychologie cognitive de l’apprentissage sont basées sur l’idée qu’apprendre inclut l’utilisation à la fois de la mémoire, de la motivation et de la pensée, et que cette interaction joue un rôle très important dans l’apprentissage. L’apprentissage est vu comme un processus interne qui dépend à la fois des capacités mises en œuvre par l’apprenant, des efforts prodigués durant le processus d’apprentissage, de la qualité de ce processus (Craik et Lockhart, 1972, Craik et Tulving, 1975), mais aussi de la structure existante des connaissances de l’apprenant (Ausubel, 1968).
Dans l’école cognitiviste de l’apprentissage deux courants se sont opposés, bien qu’aujourd’hui les confrontations et les heurts entre ces deux courants soient beaucoup plus nuancés : le courant issu du modèle symbolique et le courant issu du modèle connexionniste. Pour les symbolistes, les différentes capacités de mémoire sont traitées par plusieurs modules, structurés hiérarchiquement. Chaque module stocke certains types de souvenirs. L’encodage d’une nouvelle information doit suivre la hiérarchie des modules de mémoire (elle est traitée par exemple dans le système de représentation perceptive, puis en mémoire sémantique avant d’être stockée en mémoire épisodique). Selon les modèles connexionnistes, la mémoire est un système unitaire, structuré en grand réseau de connections. Les souvenirs ne sont pas stockés tels quels, mais sont rappelés lorsqu’une configuration de connexions est activée.
Notre conception de la mémoire est connexionniste, en ce sens que nous pensons que les souvenirs sont une construction permanente, et liés à la fois au temps, à l’espace social et culturel, au contexte. Nous présentons à présent les différents systèmes de mémoire afin d’exposer quelle mémoire nous avons testée dans notre quasi expérimentation.
Les différents systèmes de la mémoire
Les différentes données expérimentales et neuropsychologiques sur la mémoire humaine ont permis de distinguer plusieurs sous-systèmes de mémoire, régis par des règles fonctionnelles distinctes et spécifiques. Depuis Sperling (1960), on distingue un premier système de traitement de l’information : les registres d’information sensoriels (RIS) ou processus perceptifs qui permettent d’enregistrer des informations durant un laps de temps très court de l’ordre d’environ cinq cents millisecondes. Depuis Lieury et Calvez (1986) on distingue deux grandes catégories de mémoire : la mémoire à court terme et la mémoire à long terme.
Nous nous attachons ici à la mémoire à long terme, qui est celle que nous avons testé avec nos étudiants. En ce qui concerne notre quasi expérimentation, nous avons testé plus précisément la mémoire à long terme explicite (sémantique et visuelle). En effet, c’est celle-ci qui est mise en œuvre lors de la mémorisation d’un cours (même si les frontières entre mémoire de travail et mémoire à long terme sont parfois floues dans l’apprentissage, qui fait intervenir plusieurs types de mémoire). Nous avons décidé de tester la mémoire à long terme explicite car 1) beaucoup d’études comparatives entre les différences de mémorisation selon diverses modalités de présentation du contenu didactique nous ont paru avoir porté sur la mémoire de travail et peu sur la mémoire à long terme, 2) lors d’une évaluation, la mémoire à long terme explicite est activée, 3) il nous a paru difficile en terme d’expérimentation d’effectuer celle-ci uniquement sur la mémoire de travail et d’isoler cette variable des autres types de mémoire dans cette situation écologique. D’autre part, aucune recherche à notre connaissance ne porte sur l’effet mnésique d’un cours en images virtuelles dans le domaine de la communication éducative médiatisée.
La mémoire à long terme (MLT) recouvre l’ensemble des descriptions théoriques permettant de rendre compte des capacités de stockage quasi permanent mises en évidence à travers les conduites humaines quotidiennes de rappel explicite ou implicite d’informations. Au sein de la mémoire à long terme, on distingue : la mémoire sémantique et épisodique, la mémoire implicite et explicite, la mémoire visuelle et verbale. C’est à Tulving (1972) que l’on doit la distinction entre mémoire sémantique et mémoire épisodique. La mémoire sémantique concerne la compréhension du langage, et de façon plus large, la mémoire des connaissances générales que le sujet possède sur le monde. La mémoire épisodique fait référence au stockage d’informations correspondant à un événement particulier vécu par le sujet. La mémoire implicite se manifeste dans les tâches qui ne requièrent pas, de la part du sujet, une récupération consciente ou intentionnelle d’informations (méthode de mesure indirecte). La mémoire explicite, par contre, recouvre les tâches de mémoire directe (rappel et reconnaissance) dans lesquelles la récupération d’informations présentées antérieurement est consciente et même prescrite par la tâche.
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Table des matières
Introduction générale
-Introduction de notre problématique ou l’origine du questionnement : les images
virtuelles, une révolution « copernicienne » ?
-L’image virtuelle : un « cyber-mythe » ou la démultiplication des possibles
-L’image virtuelle : la cristallisation d’une « cyber-peur » ou la rupture avec le réel
-Des théories issues de la psychologie cognitive convoquées
-Une conception connexionniste de la mémoire
-Les différents systèmes de la mémoire
-Un environnement virtuel 3D immersif
-Exposition de nos hypothèses initiales
-Méthodologie
– Une posture épistémologique dans la complexité
-Une recherche dans le paradigme du constructivisme
-Une acception de la connaissance intégrant les paradigmes constructivistes
-Une posture épistémologique dans le constructivisme
-Une recherche ancrée dans les Sciences de l’Information et de la Communication
-La question des effets des médias en Sic
-La question des outils pour apprendre en Sic
-La question de la mémorisation par les médias
-Synthèse de l’introduction
-Construction du plan de recherche
I. PREMIERE PARTIE : Un dispositif éducatif médiatisé, éléments de définition
Chapitre 1 : La médiatisation des savoirs par un
dispositif virtuel 3D immersif et interactif
1 Le dispositif à l’intersection entre la sémiotique et la technique
1.1 Le dispositif, mot-valise et concept hybride
1.1.1 Un concept polysémique dès son origine
1.1.2 Penser le statut des objets techniques
1.1.3 D’une vision panoptique et aliénante du dispositif à une vision bienveillante
1.1.4 Entre outil et objet intellectuel
1.1.5 Un objet entre fait psychique et fait social
1.1.6 La problématique psychanalytique du fusionnel dans le dispositif
1.2 Le dispositif médiateur, polymorphique et combinatoire
1.2.1 Entre la sémiotique, la technique et la cognition
1.2.2 Un méta-concept entre logique linéaire et tabulaire
Sommaire 3
1.2.3 Instrument d’articulation entre le « cru et le vu », entre vérité et soupçon au sein de l’image
1.3 Le dispositif : un lieu pour aménager les actions humaines
1.3.1 Un cadre artificiel pour mettre en forme la réalité
1.3.2 Le dispositif pédagogique, un ensemble de moyens organisés
1.4 Le dispositif médiatique : repenser l’articulation production/réception
1.4.1 Le dispositif entre production et réception
1.4.2 Le dispositif, entre réception et usages
1.5 Le dispositif : un concept en émergence qui permet de dépasser les dichotomies
1.5.1 Une instance entre sémiotique, social et technique
1.5..2 Un dispositif technosémiotique et sémiocognitif
1.6 Synthèse : le dispositif à l’intersection entre sémiotique et technique
2 L’actuel et le virtuel, coalescence et dichotomie
2.1 Coalescence et dichotomie
2.1.1 Le virtuel, une notion « passerelle » entre vision paranoïaque et utopique
2.1.2 L’image actuelle du côté du présent, l’image virtuelle du côté du souvenir
2.1.3 L’image actuelle et l’image virtuelle (Deleuze)
2.1.3.1 Coalescence entre image actuelle et image virtuelle
2.1.3.2 L’image cristal et l’image mutuelle
2.2 L’effet Moebus, passage de l’actualisation à la virtualisation (Lévy)
2.3 Le réel et le virtuel chez Weissberg
2.3.1 La présence et l’absence liées au virtuel
2.3.2 L’image-objet et l’image actée
2.4 Synthèse : l’actuel et le virtuel, coalescence et dichotomie
3 La réalité virtuelle et l’immersion : entre sens et subjectivité
3.1 Entre approche psychologique et informatique de la réalité virtuelle
3.2 Réalité virtuelle et 2D, réalité virtuelle et 3D
3.3 L’immersion comme technologie agissant sur les sens des utilisateurs
3.3.1 Environnement virtuel immersif, semi-immersif et non immersif
3.3.2 L’immersion et la sensation de présence dans un environnement virtuel
3.4 Synthèse : la Réalité Virtuelle et l’immersion, ente sens et subjectivité
4 L’interaction et l’interactivité : apports croisés
4.1 Une même parenté étymologique
4.2 Changement d’état et processus d’échange
4.3 Une problématisation pour l’étude des dispositifs éducatifs médiatisés
4.3.1 Degré d’interactivité et médias éducatifs
4 .3.2 Interactivité fonctionnelle et interactivité mentale
4.3.3 Interactivité et intentionnalité de l’usager
4.3.4 Entre action et observation
4.3.5 Le corps perceptif, un prolongement itératif du corps filmique
4.4 Synthèse : l’interaction et l’interactivité, apports croisés
5 Médiation, médiatisation des savoirs : penser les articulations entre humain et technique
Sommaire 4
5.1 La communication médiatée
5.2 La médiation et la médiatisation des apprentissages
5.3 La communication éducative médiatisée
5.4 Synthèse : médiation, médiatisation des savoirs, penser les articulations entre humain et technique.
Chapitre 2 : Penser les usages des outils cognitifs dans une situation d’apprentissage
1 Trois écoles de pensée pour une taxinomie de l’apprentissage
1.1 L’école behavioriste de l’apprentissage : le « quoi »
1.1.1 Le réflexe conditionné (ou conditionnement classique) : Pavlov
1.1.2 L’apprentissage instrumental : Edward Lee Thorndike
1.1.3 Le conditionnement opérant : Burrhus F.Skinner
1.2 L’école constructiviste : le « pourquoi »
1.3 L’école cognitiviste de l’apprentissage : le « comment »
1.3.1 L’école cognitiviste : la mémoire
1.3.1.1 Les systèmes perceptifs : la mémoire sensorielle
1.3.1.2 La mémoire à court terme (MCT)
1.3.2 La mémoire à long terme
1.3.2.1 Mémoire visuelle et mémoire verbale
1.3.2.2 Mémoire sémantique et mémoire épisodique : Tulving
1.3.2.3 Mémoire implicite et mémoire explicite
1.3.2.4 Mémoire déclarative et mémoire procédurale
1.3.2.5 Les trois phases de la mémoire à long terme
1.4 Les implications pour l’apprentissage
1.4.1 Le style d’apprentissage
1.4.2 Le style cognitif (Witkin et al, 1977)
1.5 Synthèse : trois écoles de pensée pour une taxinomie de l’apprentissage.
2 L’apport informationnel des modèles cognitifs pour « l’apprentissage multimédia »
2.1 Supériorité de l’image sur le texte en terme mnésique et théorie du double codage
2.2 Le modèle de Atkinson et Shiffrin (1968)
2.3 Le modèle de Baddeley (1986)
2.4 Le modèle de Mayer
2.5 La théorie de la charge cognitive
2.6 Synthèse : l’apport des modèles cognitifs pour « l’apprentissage multimédia »
3 Une problématique communicationnelle de la cognition
3.1 L’outil cognitif : une approche communicationnelle anthropocentrée
3.1.1 L’outil cognitif : une intériorisation de la culture
3.1.2 La fonction représentationnelle de l’outil cognitif
3.1.3 Les outils cognitifs dans les situations d’apprentissage
3.2 Le concept de cognition distribuée
3.3 Mémoire et intelligence collective
Sommaire 5
3.4 Les différents parcours cognitifs d’accès au savoir
3.5 Réception médiatique et mémoire implicite
3.6 Synthèse : une problématique communicationnelle de la cognition
II DEUXIEME PARTIE : Du cadre conceptuel au dispositif empirique
Chapitre 3 : Composantes informationnelles et communicationnelles de nos dispositifs médiatiques : description méthodologique de notre première étude
1 Hypothèses initiales de la recherche
2 Situation éducative et composantes des dispositifs médiatiques (Peraya, 2004)
3 Les acteurs et les institutions impliqués dans le projet
4 Description et conception du cours en images virtuelles
5 Matériel et caractéristiques techniques, première approche
6 Sentiment de présence (Test)
Chapitre 4 : L’entretien au service d’une posture anthropologique et ethnographique : préceptes méthodologiques de notre deuxième approche
1 L’entretien de recherche : notre conception et notre guide d’entretien pour notre deuxième étude (entretiens qualitatifs)
1. 1 Historique de l’utilisation de l’entretien, comme technique d’enquête (Blanchet et Gotman)
1.2 Notre conception de l’entretien : une posture de type anthropologique et ethnographique (Winkin)
2 Description de la situation communicationnelle des entretiens
3 Guide d’entretien
3.1 La consigne générale
3.2 Les axes ou thèmes annexes à la consigne générale
4 Les relances et les stratégies d’intervention
5 Méthodologie de l’analyse de contenu
Chapitre 5 : Résultats
1 Résultats au premier degré : pré-test et post-test portant sur la mémoire
2 Résultats du Test de présence, QEP (Questionnaire sur l’état de présence), première approche
3 Résultats au premier degré : analyse inter-entretiens par thèmes,
deuxième approche
Chapitre 6 : Discussion
1 Technologie et éducation
2 Imaginaire social et cadre d’usage d’une nouvelle technologie : le virtuel vécu comme un fantasme
3 Le concept d’affordance
Chapitre 7 : Limites
1 Les limites de l’utilisation du dispositif virtuel dans l’acte communicationnel de l’entretien
Sommaire 6
1.1 Les limites inhérentes à la création du dispositif : la transposition, le langage, la pédagogie.
1.2 Les limites au sein de la réception : le corps, la motivation, la mémoire, l’interaction
Conclusion
-Rappel des principaux résultats
-Les apports méthodologiques et théoriques de la recherche
-Les recherches à venir : médiations mémorielles individuelles et
organisationnelles, le dispositif en tant que médiateur.
Bibliographie
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