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Tourisme, dépaysement et la question de l’environnement habituel
Le tourisme est défini comme la pratique récréative la plus géographique, « puisqu’il entraîne des déplacements à travers l’espace, qui peuvent être mesurés, cartographiés et qu’il modifie cet espace » (Bonneau 1983, 479). Aujourd’hui, les longs trajets sont en augmentation. Toutefois, si le tourisme en tant que phénomène social, culturel et économique (Organisation Mondiale du Tourisme 2018) continue à transformer intensément les destinations, nous avons constaté que ces transformations de l’espace et l’expérience du dépaysement s’opèrent surtout dans le cadre des perceptions et des représentations du visiteur, indépendamment de la distance parcourue. En quoi l’expérience du dépaysement consiste-t-elle ?
Le dépaysement peut être défini comme « la quête d’instants ou de situations hors du temps et de l’espace quotidiens mis en séries et composant le voyage » (Vergopoulos et Flon 2012, 6). Urbain décrit « l’expérience du dépaysement et de la révélation » (2002, 146) comme résultant des difficultés du visiteur à décoder l’environnement visité. En parlant de la mer comme dernière frontière, Verlomme se questionne : « être hors du temps et des frontières, n’est-ce pas le vrai dépaysement ? » (2008, 16). Le dépaysement aurait donc lieu hors du temps et de l’espace quotidien, là où nos codes de perception habituels ne sont plus valables, où l’on se sent, d’une manière ou d’une autre, désorienté. Suivant cette idée, le tourisme est en principe une expérience dépaysante, car il implique une sortie de l’environnement habituel de l’individu. Comment définit-on alors les limites de l’environnement habituel et à partir d’où l’expérience du dépaysement peut-elle avoir lieu ?
La définition officielle d’environnement habituel de l’OMT dit qu’il s’agit de « la zone géographique (pas forcément contigüe) à l’intérieur de laquelle une personne mène ses activités quotidiennes habituelles » (Organisation Mondiale du Tourisme 2018). Différents auteurs mettent en évidence des divergences dans les limites attribuées à cette zone. La disparité des valeurs retenues par chaque organisme national lors des études statistiques illustre cette complexité (Govers, Van Hecke, et Cabus 2008). En effet, chaque institut statistique utilise un seuil de distance différent pour délimiter cet environnement habituel selon ses propres critères sociaux, politiques et économiques. Il n’y a pas de consensus sur le seuil le plus approprié (ibid.; S. L. J. Smith 1999). Cette décision n’est pas anodine, car elle conditionne les mesures d’impact du tourisme. Autrement dit, chaque pays mesure les impacts du tourisme en utilisant des critères différents, que l’on réunit ensuite pour réaliser des classements mondiaux.
Dans ces conditions, avec l’objectif de clarifier l’expression « sortir de l’environnement habituel », certains auteurs identifient trois dimensions de cet environnement (Rogers 2002; Govers, Van Hecke, et Cabus 2008) : la distance, la fréquence de la visite et la définition des lieux qualifiés comme scène de la vie quotidienne de l’individu. Deux perspectives sont alors proposées afin d’établir le périmètre de cet environnement habituel. La première, la perspective endogène, concerne le visiteur lui-même, c’est l’individu qui détermine les lieux faisant partie ou non de son environnement habituel. Cette perspective serait particulièrement mobilisée dans des États de petite taille, comme la Belgique ou les Pays-Bas, par exemple, où il est très facile de faire du tourisme domestique (Jeuring 2015) ou du tourisme international à moins de 80 km, même si le fait de traverser des frontières est traditionnellement associé à une rupture avec l’environnement habituel (Szytniewski, Spierings, et Van der Velde 2017) et constitue un signe de dépaysement. La seconde, la perspective exogène, concerne des éléments de l’environnement du visiteur : son lieu de résidence, son lieu de travail ou d’études et d’autres zones fréquemment visitées en précisant le sens du terme « fréquent ». Cette méthode implique la définition d’un seuil de distance pour établir si le visiteur peut être catégorisé comme touriste ou visiteur local (Govers, Van Hecke, et Cabus 2008).
Dans un contexte mondialisé, qualifié par certains de post-touristique (Bourdeau et Berthelot 2009; Feifer 1985; Ritzer et Liska 2002; Urry et Larsen 2011), les distinctions entre le travail et le loisir, entre les pratiques quotidiennes et les pratiques touristiques ne sont pas clairement définies (Vacher 2014). Cela complexifie la définition de la notion d’environnement habituel et la compréhension du dépaysement et de l’expérience touristique. La définition de l’OMT introduit l’idée d’un environnement habituel discontinu. Cette discontinuité conduirait à une lecture de cet espace comme une sélection de lieux (Govers, Van Hecke, et Cabus 2008). Dubois et Ceron (2001) récupèrent le concept de la « société d’archipels » développé par Viard (1999), selon lequel cette sélection de lieux, contigus ou pas, suivrait une logique personnalisée et mouvante propre à chaque individu. La structure de l’environnement habituel dépendrait ainsi des espaces d’action de chacun (voir Figure 1, p. 11), ces espaces étant situés à différentes échelles (Govers, Van Hecke, et Cabus 2008).
À ce sujet, Dubois et Ceron (2001) se demandent, en premier lieu, si les espaces associés au quotidien et au déplacement pourraient se reconstituer ailleurs, devenant plus éphémères, « les individus se regroupant à un moment donné et un lieu donné pour un usage de l’espace donné ? » (2001, 856). Ensuite, ils s’interrogent sur une éventuelle relocalisation de cet environnement habituel vers des territoires choisis par l’individu (P. Duhamel 2003), selon l’hypothèse que celui-ci aurait aujourd’hui davantage de liberté pour choisir où il souhaite s’attacher et créer des racines. Ainsi, il créerait des liens de familiarité par l’addition de territoires qui lui sont donnés, mais aussi qu’il a choisi d’intégrer à son périmètre d’environnement habituel (Guedon 2005). D’un côté, cela est représentatif d’un contexte où l’individu est amené à investir de lieux multiples, et où ses rapports aux lieux et aux liens ont été modifiés (Sencébé et al. 2002). De l’autre, cette idée de territoires choisis explique le phénomène des migrations d’agrément, basée sur le choix du « lieu de vie en fonction de critères récréatifs et non plus professionnels » ce qui confère « de nouvelles fonctions et identités aux lieux touristiques traditionnels » (Bourdeau 2013, 27). Ce phénomène a lieu dans un contexte d’hybridation des espaces de vie et des espaces récréatifs (Martin, Bourdeau, et Daller 2012).
Enfin, Dubois et Ceron (2001, 856) s’interrogent sur les effets de toutes ces évolutions sur la demande de déplacement. En effet, si l’individu réside là où ses pratiques récréatives ont lieu et travaille depuis la maison grâce aux NTIC, ses besoins de déplacement seront beaucoup plus limités que s’il devait impérativement se déplacer pour travailler ou pour accéder à ses loisirs.
Notre recherche s’inscrit complètement dans l’idée que la structure de l’environnement habituel et, donc, les sens attribués au dépaysement et à la pratique du tourisme et des loisirs dépendent des espaces d’action et de représentation de chaque individu-visiteur. Cela complexifie énormément la définition d’une démarche analytique unique pour tous les visiteurs, car chacun s’inscrit dans un contexte particulier constitué d’expériences, images, valeurs et logiques d’action qui lui sont propres. L’expérience touristique contribue, comme toute autre forme d’expérience, à l’accumulation de connaissances et de compétences qui sont ensuite mobilisées dans le cadre de pratiques ultérieures et d’autres aspects de la vie (Bachimon, Decroly, et Knafou 2016). Autrement dit, une fois vécues, ces expériences intègrent la connaissance disponible de l’individu (Schütz 2008).
Dans une société où les liens sociaux ne sont plus essentiellement basés sur la proximité physique, différents phénomènes peuvent avoir lieu à différentes échelles spatiales, même au sein d’un même environnement (Ascher 2000) : « Même chez soi, les espaces personnels hors du contrôle et du regard des proches ne sont plus l’apanage des adolescents » (Condamines 2006, 9). Même au sein de leur propre foyer, les capacités techniques et personnelles peuvent renvoyer les individus à de multiples localisations. Ces moyens représentent en même temps une mise en proximité avec le monde extérieur (physique, virtuelle ou imaginée) et une mise à l’écart de ce qui est logiquement proche (les autres membres et éléments du même foyer/ville/région, etc.). Ainsi, des situations d’aliénation et/ou d’hostilité sont apparues de manière concomitante à la favorisation de la compréhension et à la sociabilité (Govers, Van Hecke, et Cabus 2008).
Ce contexte explique la discontinuité de l’environnement habituel. Il s’agit d’un espace de noeuds dispersés dans l’espace, mais connectés par les NTIC et les moyens de transport (Ascher 2000; Govers, Van Hecke, et Cabus 2008). Tel est le cas des noeuds correspondant à des espaces physiques et virtuels. En revanche, comment les noeuds des espaces imaginés se connectent-ils ? Comment peut-on analyser ces connexions ?
Chevalier (1975) développe la notion d’espace vécu et affirme qu’il s’agit, d’abord, d’un lieu d’usage devenant ensuite un point de rencontre entre différents espaces propres à l’individu : social, domestique, économique, ludique, revendicatif, affectif, etc. Ces différentes réalités individuelles « peuvent se juxtaposer ou se superposer sans pour autant coïncider jamais » (ibid., 63). Pour Chevalier, c’est l’ensemble des espaces de l’individu qu’il faut cerner, car seulement cet ensemble peut fournir une vision globale de son approche dans les rapports à l’espace. Ce positionnement individuel est ainsi conditionné tant par les espaces imaginés que par les espaces physiques. Si nous acceptons cette théorie, tous les noeuds font partie de l’individu et l’individu est le point commun de tous les noeuds, celui qui les connecterait.
Il s’agit d’une idée intéressante lorsque l’on souhaite accéder à ce qui constitue l’environnement habituel d’un individu afin de définir ce qui reste en dehors de cet environnement (susceptible de devenir l’objet d’une visite et d’être découvert). En revanche, il est impossible d’accéder à la totalité des espaces de l’individu, l’espace vécu analysé sera donc seulement partiel, plus ou moins étendu en fonction de deux facteurs :
L’espace vécu dépend de la conscience de l’individu de ce qu’il perçoit et de ce qui fait partie de son monde : « On ne perçoit, ne parle, que des choses et des êtres que nous introduisons en notre monde » (Hoyaux 2009b, 1).
La disponibilité et la prédisposition de l’individu vis-à-vis des autres, et notamment du chercheur, jouent un rôle essentiel dans l’étendue accessible de son espace vécu.
Nous reviendrons sur ces idées ultérieurement, en lien avec le cadre conceptuel de la phénoménologie et avec les limites des démarches analytiques mises à l’oeuvre.
La définition officielle du tourisme de l’OMT que l’on a citée précédemment établit comme condition indispensable de la pratique touristique la sortie de son propre environnement habituel. Néanmoins, comme nous l’avons vu, cet indicateur est très relatif. D’un point de vue statistique, il est calculé différemment en fonction des critères de chaque pays. Du point de vue de la perception, l’environnement habituel est une notion personnelle à chaque individu et évolue selon ses expériences :
« [Ce choix relève] de l’appropriation et de l’exclusion (différentiation spatiale), de l’identification et de la distinction (distinction sociale), de la mémorisation et de l’oubli (discrétisation temporelle), [créant les limites qui structurent finalement les catégories de notre existence] entre ce qui m’appartient (avoir) et [le monde] auquel j’appartiens (être) et entre ce qui ne m’appartient pas et [le monde] auquel je n’appartiens pas » (Hoyaux 2009b, 1).
Suivant cette même idée, pour d’autres auteurs, comme Petiteau, « un lieu n’existe que lorsqu’il est abordé ou quitté » (2006, 9). Cependant, dans le contexte que l’on décrit, il s’avère nécessaire de reformuler cette définition de la façon suivante : un lieu n’existe que lorsque l’on a conscience de son existence. Cette conscience peut être le résultat d’une expérience physique, virtuelle, imaginée ou rêvée (Tuan 2011). Elle est pourtant la base du processus de création de la familiarité -notion en principe opposée au dépaysement si on le définit comme une perte de repères ou une expérience de l’altérité.
Par conséquent, la conscience de l’existence d’un lieu contribue à la construction de l’ici et de l’ailleurs, du connu (l’environnement habituel) et de l’inconnu (l’exotique) et de ce qui est susceptible d’éveiller la curiosité. Nous adoptons l’idée d’un environnement habituel composé de noeuds éparpillés (voir Figure 1, p. 11), constitué de lieux réels et de lieux imaginaires dans une logique de territoires individuels pluricentrés où le processus d’ancrage peut être le résultat d’un choix. Chaque individu serait donc inséré dans une configuration d’appartenance associant des liens et des lieux et devrait saisir le sens de ses rapports à cette configuration (Sencébé et al. 2002).
Pearce (2012) développe l’idée de la sélection des lieux dans son travail sur le tourisme vers des lieux familiers12. Il considère que les individus « ont un riche ensemble de « maisons » ou de lieux familiers auxquels ils pourraient choisir de retourner »13 (2012, 1025). Le tourisme des résidences secondaires que l’on a évoqué illustre l’idée de Pearce, mais il élargit cette idée à tous les lieux significatifs pour l’individu. Ce sont les lieux où il a vécu des expériences significatives, physiquement ou dans son imaginaire, et avec lesquels il partage une relation basée sur la familiarité. Ainsi, Pearce fait la différence entre occuper un lieu dans le monde et être connecté à ce lieu par le biais de liens émotionnels ou par une affinité avec certains types de paysages. Les liens de familiarité constituent, dans ce cas, une motivation touristique. Il définit alors la maison comme un espace vécu, comme les actions, activités et relations construites sur l’idée d’un espace d’accueil. L’espace vécu, comme l’espace d’accueil, ne serait pas forcément localisé dans un site géographique, mais plutôt dans les relations entre l’individu et les autres (Pearce 2012; Schrag 1997).
Pour d’autres auteurs, l’espace vécu serait l’espace perçu, ressenti et chargé de valeurs (Frémont 1974) dans lequel l’individu construit ses représentations (Chevalier 1975). D’après Tuan, l’espace, quand il est investi de sens, devient lieu (Tuan 2011). Il s’agit de l’espace « tel qu’il est perçu et pratiqué par les êtres qui y vivent » (Vacher 2014, 173).
Postmodernisme et expérience touristique
La notion d’expérience touristique comme « ce que les touristes éprouvent physiquement et intellectuellement pendant leurs séjours ou leurs déplacements » (Decroly 2015b, 1) est associée à une conception relativiste caractéristique de la société postmoderne, la preuve d’un dépassement des grands récits et des notions objectives typiquement modernes. Elle nous intéresse, car nous souhaitons établir si (en quoi) l’expérience de la visite de l’espace quotidien peut être considérée comme touristique. Pour cela, nous introduirons ici la notion d’expérience touristique, notamment dans le cadre conceptuel de la postmodernité qui place, tel qu’il a été évoqué dans le premier chapitre, le tourisme de proximité dans une trajectoire possible du tourisme contemporain et futur.
La question de l’expérience vécue des touristes apparaît dans la recherche depuis les années 1960. D’un côté, Boorstin décrit cette expérience comme un pseudo-événement (1961) et le touriste comme une figure superficielle, en quête de banalité, d’événements mis en place pour lui, mais vides d’authenticité (Uriely 2005; Urry et Larsen 2011). De l’autre côté, pour MacCannell (1973), l’objectif principal de l’expérience touristique porte finalement sur une quête d’authenticité. Il assimile le touriste au pèlerin de l’ère moderne et défend la légitimité de l’authenticité mise en scène (staged authenticity) comme une solution d’accès aux pratiques authentiques sans envahir la vie privée des individus observés. Autrement dit, dans un cadre encore moderne, ces auteurs présentent l’expérience touristique comme un phénomène unique et inévitablement inauthentique. Pour Boorstin, le touriste serait un personnage naïf qui croirait à son authenticité alors que MacCannell propose l’idée que le touriste est pleinement conscient de cet écart entre l’authenticité des pratiques des populations locales de la destination et celle des mises en scène auxquelles il a accès et auxquelles il s’intéresse dans le cadre de sa quête d’authenticité.
Dans un cadre postmoderne, l’expérience touristique n’est pas présentée comme unique, commune à tous les visiteurs. Elle prend plutôt des formes multiples (Uriely 2005). Ainsi, à partir des années 1970, des auteurs mettent en place des typologies de touristes, institutionnalisés ou non (Cohen 1972) et une phénoménologie des modes d’expérience touristique selon le degré de quête d’un centre qui représenterait l’authenticité, un idéal de vie pour l’individu (Cohen 1979). Suivant les idées de Shils (1975), qui affirme que chaque société possède un centre, un noeud charismatique où se trouvent les valeurs morales suprêmes et dernières de la société, et de Buttimer (1980), qui se demande à quel point le lieu parvient à fournir un centre pour les intérêts de la vie de chacun (quelle partie de chez soi [home] est ici et quelle partie se situe ailleurs), Cohen (1972) se demande quel est le centre pour les individus « aliénés ». Ceux qui ne s’identifient pas avec leur culture d’origine ont, d’après lui, plusieurs possibilités : ne chercher aucun sens, chercher l’authenticité dans d’autres sociétés, chercher plusieurs centres ou bien trouver le leur au sein d’une autre société, d’une autre culture (voir Figure 4). Nous nous intéressons à cette proposition de Cohen, car elle prévoit différents scénarios assez détaillés, mais elle est basée sur l’idée que l’individu cherche ce centre ailleurs que là où il est. Néanmoins, dans un contexte postmoderne de dé-différenciation (Lash et Urry 1994) entre l’ici et l’ailleurs, entre l’ordinaire et l’extraordinaire, entre le sacré et le profane (Graburn 1989), où les progrès en matière de transports et des NTIC ont favorisé une rupture spatiale et temporelle entre l’origine et la destination, le voyage n’est plus dépendant de la distance géographique et cette quête du centre à travers la pratique du voyage pourrait avoir lieu au sein même de l’espace quotidien du voyageur.
Présenter les cinq modes d’expérience touristique proposés par Cohen (1979) nous permet donc de comprendre l’évolution de cette notion d’un contexte moderne où le voyage se réalisait forcément ailleurs vers un contexte postmoderne où la distance définissant l’ailleurs est relative.
L’approche phénoménologique : faire apparaître l’essence du monde vécu
À cheval entre le XIXe et le XXe siècles, le philosophe Edmund Husserl, reprenant le terme déjà existant de phénoménologie, développe un courant théorique influençant profondément la pensée du XXe siècle jusqu’à nos jours. Cette influence concerne non seulement la philosophie, mais également d’autres domaines, tels que la psychologie, l’architecture ou la géographie. Husserl propose une critique radicale de la science en mettant en question les idées sur lesquelles cette science se base, jusqu’à mettre en doute l’existence même du monde (Husserl 1953). Il propose d’enlever le terrain universel sur lequel les sciences bâtissent leurs idées et n’accepter que ce qui relève de l’expérience, car elle constitue une évidence sur laquelle, d’après lui, nous pouvons construire nos jugements avec une certitude absolue.
Afin d’accéder au caractère essentiel de cette expérience, Husserl propose une méthode en deux mouvements (Meyor 2007). Premièrement, à travers la réduction phénoménologique ou eidétique, il s’agit d’identifier ce qu’il appelle l’attitude naturelle, toutes ces choses ou expériences dont l’individu n’a pas conscience et qui forment le monde de la vie (lebenswelt, lifeworld). À titre d’exemple, Seamon (1979) illustre cette attitude naturelle avec le cas de quelqu’un qui réalise le trajet domicile-travail et qui, en arrivant au travail, ne se souvient pas d’avoir fait le trajet, tellement il l’a intégré à force de le répéter. Nos gestes quotidiens, tel que tirer la chasse d’eau ou dire bonjour peuvent également faire partie de l’attitude naturelle, car, une fois qu’ils sont acquis, nous les réalisons sans en avoir conscience.
L’attitude naturelle peut ainsi être comparée au quotidien et le monde de la vie au monde familier. Elle ne serait donc qu’une forme dans laquelle le monde de la vie se présente à nous (Waldenfels 2009). En tourisme, souvent associé à la sortie du monde familier, la recherche autour du banal est rare. Kaaristo et Rhoden (2017) réalisent un bel exercice en se penchant sur les gestes et les mouvements des corps lors de l’expérience du voyage dans un espace très réduit, celui d’une péniche parcourant les canaux anglais. Ils ne mobilisent pas directement l’approche phénoménologique, mais leur objet d’étude et le fait d’attirer l’attention sur des gestes aussi quotidiens que l’utilisation des w.c. ou la préparation du thé contribuent à valoriser cette dimension banale et constituent un parfait exemple de différentes composantes du monde de la vie.
Husserl propose de mettre entre parenthèse ce monde de la vie par le travail de l’epoché. L’epoché met en pause la croyance en l’objet expérimenté, en arrêtant de considérer les objets et les actions derrière cette expérience comme allant de soi et en prenant conscience de leur existence. En se désengageant du monde de la vie et en réexaminant sa nature, l’epoché dirige en réalité l’attention vers le monde de la vie et les objets et les actions qui en sont ses composantes. En définitive, alors que « la science » vise plutôt à l’intuition (Husserl 1953) et utilise des théories et des notions scientifiquement acceptées, la phénoménologie propose de décrire et d’explorer le monde de la vie utilisant ses propres termes, tel qu’il est vécu par une conscience. Au lieu de s’intéresser aux objets pour les définir objectivement, elle décrit ces objets à travers ce qu’ils représentent pour le sujet. L’expérience vécue du monde s’opère par le biais de l’intentionnalité. Définie par Husserl comme « le but final » (1953, 8), elle concerne la relation entre l’objet et la conscience le percevant (Jonathan A. Smith, Flowers, et Larkin 2009), elle constitue le lien qui attache le sujet au monde. Par l’intentionnalité, le sujet attribue du sens à ce monde qui prend ainsi forme et devient réel (Meyor 2007). Cette notion est critiquée, notamment par Henry (1995), qui considère que l’intentionnalité comme moyen et comme processus permettant de mettre en lumière l’objet (l’étant) contraint cet objet et ce processus et qu’elle est incapable de dévoiler l’essence réelle des phénomènes : « livrée à elle-même, vision inconsciente, elle [l’intentionnalité] ne verrait rien et ne nous ouvrirait à rien » (ibid., 396). D’après Henry, le seul moyen d’accéder à la nature réelle de l’expérience est l’affectivité qui, pour lui, relève de la non-intentionnalité :
« Car si je rêve, tout ce que je vois dans ce rêve est faux mais si, toujours dans ce rêve, j’éprouve une frayeur, celle-ci, bien qu’il s’agisse d’un rêve, existe absolument telle que je l’éprouve. […] Dans le monde aucun contenu réel, aucun « étant » réel n’est possible. L’apparaître du monde est par exemple incapable de différencier les choses dont parle le poète de celles qui m’entourent réellement dans la pièce où je lis. La séparation husserlienne des intentionnalités ne le peut pas davantage. Car on ne perçoit au sens de la perception que sous la condition d’une sensation, c’est-à-dire de la vie » (Henry 1995, 395).
Le deuxième mouvement de la méthode de Husserl consiste à remonter jusqu’au sujet transcendantal. Le sujet transcendantal fonde et soutient toute activité subjective intentionnelle (Meyor 2007). Il concerne la partie élémentaire du sujet, son essence. L’expérience est transcendantale lorsqu’elle dépasse l’individu et lorsqu’elle est commune à tous les sujets. En ce sens, la phénoménologie s’interroge sur le degré de perfection de l’expérience (Husserl 1953). C’est-à-dire, à quel degré les choses me sont-elles réellement données elles-mêmes ?
Le perfectionnement correspond au développement continu et régulier d’expériences concordantes confirmant et remplissant la réalité d’une expérience. Le partage d’une même expérience par différents sujets ne signifie néanmoins pas qu’elle soit apodictique (universellement vraie). Ce partage peut n’être qu’un rêve cohérent (ibid.) ou ne concerner qu’une partie de l’essence, de ce qui relève des actions permettant au sujet de constituer consciemment son monde, tel que la manière dont il le perçoit ou le juge. La quête du sujet transcendantal telle qu’elle est exprimée par Husserl est une mission très complexe, car il s’agit de définir ce que toutes les subjectivités partagent alors que chaque sujet est situé dans un cadre spatial et temporel concret. Chaque habitant du monde constitue « un point zéro [à partir duquel le monde se déploie,] à partir duquel l’habitant mesure et prend la mesure de son monde et des autres habitants qui l’habitent » (Hoyaux 2016, 3). Suivant ces idées, Meyor confronte les notions de subjectivité et subjectivisme et exprime la quête du sujet transcendantal de la manière suivante :
« Il ne s’agit pas de rendre compte de l’individualité d’une personne, mais des diverses structures permettant à toute subjectivité d’être en lien avec ce avec quoi elle est en lien. […] Il reviendra au phénoménologue de rendre compte de la nature de ces liens spécifiques et de mettre en évidence la structure essentielle de chacune de ces modalités. Car chacune d’elles manifeste sa […] propre façon d’être nouée à l’objet : le sujet ne perçoit pas de la même façon qu’il pense, il ne pense pas comme il imagine et il n’imagine pas comme il perçoit.
Il s’agit donc de dépasser le sujet individuel ou personnalisé pour saisir le sujet en ce qu’il manifeste « d’objectif », ce dernier sujet étant synonyme du pôle humain structurellement noué à la chose par l’intentionnalité et à partir de quoi tout se joue » (2007, 110).
Husserl posa les bases de cette méthode, mais depuis elle a été développée, transformée, complétée, déformée, etc. par d’autres penseurs. De son côté, Heidegger établit comme premier principe de l’existence même du sujet la nécessité qu’il soit là (Dasein), situé dans le monde, qu’il habite quelque part (Ingold 2011). C’est ainsi que la notion d’être-au-monde relève d’une question existentielle : être-au-monde est une condition inéluctable de l’être. Ainsi, les activités pratiques et les relations à travers lesquelles le monde nous apparaît sont ancrées dans un cadre spatial et temporel précis. La phénoménologie heideggérienne s’intéresse à l’être dans sa relation à son monde ainsi qu’à l’être dans sa relation à lui-même, et ce à travers l’intentionnalité (la conscience d’être conscient). Le sujet est localisé, inséré là, dans un lieu, dans une communauté humaine et un temps (Hoyaux 2002). Il est jeté-dans-le-monde, à l’intérieur d’un cadre préexistant de personnes et d’objets, langues et cultures, un cadre auquel il est inéluctablement attaché (Jonathan A. Smith, Flowers, et Larkin 2009) et dans lequel il incarne un corps et une conscience.
Suivant cette idée, l’être-là n’explique pas le monde, mais son monde, qui représente ce qu’il est et ce qu’il a. L’être-au-monde construit chaque jour son habitat, sa demeure (Hoyaux 2002), se bâtit en bâtissant le monde, transforme ce monde par son action d’habiter (Lazzarotti 2015). Par conséquent, habiter est une expérience géographique singulière et collective, une dimension spécifique et primordiale de l’être humain. Tel qu’il avait déjà été proposé par Husserl, être ne veut pas dire subir ou adopter une position passive. Hoyaux (2002) insiste sur le rôle de l’individu comme acteur (point central de son monde [2016], dont il s’entoure) de sa réalité géographique (construction territoriale dans le monde, qui l’entoure). Autrement dit, il est acteur du monde en tant qu’habitant (être qui fait sens) (2002). Être et habiter le monde, par des mécanismes tels que l’engagement, la sociabilité, l’affectivité, etc. (Jonathan A. Smith, Flowers, et Larkin 2009) transforment effectivement le monde pour le sujet et pour ce qui l’entoure. Ces transformations s’opèrent à travers l’intentionnalité ou la non-intentionnalité (Henry 1995).
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Table des matières
Introduction générale
1. Redécouverte du « proche » et expérience touristique : questions et hypothèses
2. Barcelone, ville touristique à (re)découvrir
3. Structure et chapitres
Chapitre 1. Le contexte contemporain du tourisme, entre mobilités multiples, distances et proximités nouvelles
1. Introduction
2. Le développement des moyens de transport, une histoire de proximité et distance
2.1. Le train
2.2. La voiture
2.3. L’avion
2.4. Pétrole-apocalypse et tourisme de proximité
3. Tourisme, dépaysement et la question de l’environnement habituel
4. Conclusions
Chapitre 2. L’expérience touristique à travers la visite guidée
1. Introduction
2. Postmodernisme et expérience touristique
3. L’expérience de l’espace à travers la visite guidée
3.1. Pratiquer la visite guidée : suivre ou participer ?
3.2. Le guide et autres notions associées à la visite guidée
4. Conclusions
Chapitre 3. Phénoménologie et expérience de l’espace
1. Introduction
2. L’approche phénoménologique : faire apparaître l’essence du monde vécu
3. Notions liées à l’expérience géographique de l’être humain dans le monde
4. Approches autour de la construction de l’expérience
5. Conclusions
Chapitre 4. Méthodologie
1. Introduction
1.1. Le choix de la visite guidée
1.2. Le choix d’une méthodologie qualitative
1.2.1. Techniques d’enquête et méthodes analytiques
1.3. Les difficultés liées à l’interprétation et les apports de l’herméneutique
2. Écouter les professionnels de la (re)découverte de Barcelone
2.1. Les profils analysés
2.2. Préparer les entretiens
2.3. Préparer l’analyse du récit des professionnels
2.4. Le processus analytique : traitement des données sur NVivo et analyse de contenu
Phase 0 : Retranscription et importation sur NVivo
Phase 1 : Codage automatique
Phase 2 : Vérification manuelle du codage automatique. Questionnements interprétatifs.
Phase 3 : Les super-thèmes : analyse de fréquence
3. Identifier l’offre de visites guidées pour un public local
3.1. Le catalogue de l’offre des visites guidées pour le public local
3.2. Les thématiques des visites analysées
4. Observer l’offre de la (re)découverte de Barcelone
4.1. La grille d’observation
4.2. Traitement analytique du journal de terrain
4.3. Échanger avec les visiteurs pendant et après l’observation
5. Accéder à l’expérience de la (re)découverte ici et ailleurs à travers une méthode tirée de l’analyse phénoménologique interprétative
5.1. Pourquoi l’analyse phénoménologique interprétative ?
5.2. L’échantillon et le choix de l’entretien dans le cadre de l’IPA
5.3. L’analyse interprétative phénoménologique, un processus circulaire
Phase 1 : Lecture active de chaque cas
Phase 2 : Codification manuelle des thèmes émergents
Phase 3 : Analyse par regroupement cas par cas
Phase 4 : Analyse par regroupement général des thèmes émergents
5.4. Apports et limites de l’IPA
6. Cartographier la (re)découverte de la ville de Barcelone
6.1. Analyse cartographique du cadre spatio-temporel des visites guidées
6.1.1. Comparer les espaces et les temps au sein de l’offre de visites de proximité
6.1.2. Comparer les offres permettant la découverte de Barcelone à différents publics
6.2. Cartographier l’ambiance et l’expérience vécue
6.2.1. Cartographier l’expérience de chaque visite guidée
6.2.2. Cartographier les points d’attrait pour un public local
7. Conclusions
Chapitre 5. Visiter
1. Introduction
2. Marc
2.1. La visite ici : « C’est ridicule quand t’as des gens de dehors qui te disent « ah moi je suis allé là » »
2.2. Le voyage ailleurs : « On a bien crapahuté »
3. Beni
3.1. La visite ici : « On y est allés tellement de fois… c’est fou ! »
3.2. Le voyage ailleurs : « Je suis son sac à dos »
4. Pedro
4.1. La visite ici : « Même certaines choses je ne les savais même pas »
4.2. Le voyage ailleurs : « Le chemin est tracé »
5. Martí
5.1. La visite ici : « Ce n’est pas nouveau parce qu’on habite ici »
5.2. Le voyage ailleurs : « T’as parfois besoin de déconnecter des voyages »
6. Carolina
6.1. La visite ici : « Je peux ensuite moi-même expliquer bien mieux ma ville »
6.2. Le voyage ailleurs : « S’assoir quelque part et regarder passer la vie »
7. Carlos
7.1. La visite ici : « On a fait tous les quartiers de Barcelone et tous les thèmes »
7.2. Le voyage ailleurs : « je connais beaucoup de monde qui […] va à beaucoup d’endroits et, moi, ces voyages, je ne peux pas les faire »
8. Gloria
8.1. La visite ici : « Toutes les choses qui te font sortir de la maison te changent »
8.2. Le voyage ailleurs : « Le plaisir, l’amitié, tout ça se mélange »
9. Valérie
9.1. La visite ici : « Elles m’ont aidé à faire mienne cette ville »
9.2. Le voyage ailleurs : « Pas forcément loin géographiquement, mais loin psychologiquement du quotidien »
10. Cecilia
10.1. La visite ici : « Il y a un monde entier à découvrir, un apprentissage ludique important » 226
10.2. Le voyage ailleurs : « Le voyage est quotidien »
11. Jose
11.1. La visite ici : « Des choses qu’on m’avait transmises oralement, qu’on récupère »
11.2. Le voyage ailleurs : « un regard vers l’intérieur de soi-même »
12. Laura
12.1. La visite ici : « C’est important de savoir qui tu es, où tu es »
12.2. Le voyage ailleurs : « Quand tu fais le touriste, c’est intéressant de voir les habitudes des gens »
13. Pau
13.1. La visite ici : « On était là, en groupe avec nos écouteurs, et les gens nous regardaient » 245
13.2. Le voyage ailleurs : « Je me sens peut-être pareil partout »
14. Mamadou
14.1. La visite ici : « Si je l’explique à une personne et cette personne l’explique à quelqu’un d’autre, ça finit par faire le tour du monde »
14.2. Le voyage ailleurs : « Visiter, connaître les gens, connaître la terre, le manger, regarder les différences entre les personnes »
15. Meritxell
15.1. La visite ici : « ça nous rapproche, ça nous donne une idée de ce qui nous entoure »
15.2. Le voyage ailleurs : « Connaître le patrimoine culturel et humain d’une zone où tu n’es jamais allé, pour toi inconnue »
16. Miguel
16.1. La visite ici (à Séville) : « Ça fait vachement plaisir parce que tu connais plus en profondeur »
16.2. La visite guidée de Barcelone (ailleurs)
16.3. Le voyage ailleurs : « Je préfère essayer de me confondre avec les gens qui habitent par là »
17. Conclusions
Chapitre 6. Faire visiter Barcelone
1. Introduction
2. La construction des visites guidées de proximité
2.1. La proximité comme opportunité professionnelle
2.2. Visites guidées de proximité : point de vue original, construction classique
3. La visite guidée comme un voyage dans le temps : les thématiques proposées
3.1. Barcelone, des histoires source d’inspiration thématique
3.2. Une grande diversité thématique
4. Promouvoir et commercialiser la redécouverte de la ville
5. Conclusions
Chapitre 7. Ancrage des visites guidées de proximité de Barcelone dans l’espace et le temps de la ville
1. Introduction
2. La place du tourisme à Barcelone : plans stratégiques et perceptions
3. Les espaces d’intérêt touristique de Barcelone
4. L’espace et le temps des visites guidées de proximité
5. L’ambiance autour des visites guidées de proximité
6. La Barcelone qui attire les visiteurs d’ici et d’ailleurs
7. Conclusions
Chapitre 8. Visiter sa propre ville, une expérience touristique ? Réflexions finales
1. Introduction
2. Visiter ici, voyager ailleurs. De l’existence d’un tourisme de proximité à l’échelle micro-locale
2.1. Le déplacement et la distance
2.1.1. Dépaysement et changement
2.1.2. La proximité, destination et outil
2.1.3. La profondeur de l’expérience du voyage et de la visite
2.1.4. Visite, voyage et quotidien
2.2. Destination et lieux visités
2.3. Le visiteur, envies, attitudes, intérêts
2.4. Le visiteur et ses interactions avec l’Autre
2.4.1. « Touriste » et population locale
2.4.2. Partager l’expérience : les autres visiteurs, le groupe touristique et autres
2.5. Rentrer/Fin
2.5.1. Mise en perspective de l’expérience vécue
2.5.2. Traces tangibles de l’expérience du voyage
2.6. Quels sont les éléments en commun entre l’expérience de la visite ici et celle du voyage ailleurs ? Définition de l’expérience touristique.
3. Le touriste, une forme d’être-au-monde. Implications dans le cas d’un espace de proximité
Table des matières
Table des figures
Tableaux
Images
Cartes
Bibliographie générale
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