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Les tribulations dโune enquรชte ยซ chez soi ยป
Lโune des postures au fondement de la discipline anthropologique poussait le chercheur ร se rendre en territoire inconnu pour รฉtudier une culture autre que la sienne. Ce dรฉpaysement lui permettait de porter un ยซ regard nouveau et neutre ยป, de sโaffranchir des รฉvidences, mais aussi de passer du temps ร apprendre la langue locale.
Une ethnologie effectuรฉe par un รฉtranger infรจre plus dโobjectivitรฉ, pense-t-on, alors que lโautochtone serait sujet ร la subjectivitรฉ et au biais de la surinterprรฉtation. Pour lโhomme du cru, tout paraรฎtrait รฉvident et rien ne lโรฉtonnerait. Cette supposition repose sur le postulat que ยซ Nous sommes tous en effet tributaires des conventions de notre รฉpoque, de notre culture et de notre milieu social ยป43. Cela nous empรชche de nous รฉtonner de lโinattendu parce que tout va de soi pour nous dans notre propre culture. Cette dichotomie entre le chercheur รฉtranger et le chercheur du terroir repose la problรฉmatique de lโยซ ici ยป et de lโยซ ailleurs ยป, du ยซ nous ยป et du ยซ eux ยป44. On peut se demander si ce questionnement est toujours dโactualitรฉ avec le brassage des cultures favorisรฉ par la mondialisation. Ce questionnement suppose aussi que tout individu appartient ร une seule culture et que la pluriculture nโexiste pas. Mondher Kilani va plus loin en rรฉfutant lโidรฉe selon laquelle lโAutre existerait en soi.
Lโaltรฉritรฉ, รฉcrit Kilani, doit รชtre considรฉrรฉe comme une notion relative et conjecturelle : on est ยซ Autre ยป que dans le regard de quelquโun. Lโยซ Indien ยป, le ยซ Sauvage ยป, lโยซ Oriental ยป, le ยซ Paysan ยป ou le ยซ Marginal ยป ne constituent des substances immuables. Ils nโapparaissent tels que par la mise en relation quโeffectue le regard portรฉ par lโEurope ou la sociรฉtรฉ moderne sur ces groupes ร un certain moment de lโhistoire. Bref, la catรฉgorie de lโยซ Autre ยป ne relรจve pas dโune dรฉfinition substantielle. Elle ne correspond pas ร une entitรฉ autonome et repรฉrable positivement ; elle est au contraire toujours prise dans une relation, gรฉnรฉralement de domination-subordination45 ยป.
La pluriculturalitรฉ rรฉduit ce rapport de domination-subordination et met en place une relation quasi รฉgalitaire. Le regard ยซ autre ยป favorise une lecture plus large, une comparaison entre ce qui apparaรฎt ยซ ici ยป et qui est absent ou se manifeste autrement ยซ lร -bas ยป. Cโest un regard qui ne domine pas autrui ni ne le chosifie, cโest un regard qui sโenrichit de la diffรฉrence. Du coup, la posture dโune anthropologie de sa propre culture est possible surtout lorsque le chercheur a connu une culture autre que la sienne. Je partage lโidรฉe de Franรงois Laplantine lorsquโil รฉcrit que : La distance des sociรฉtรฉs qui ne sont pas les nรดtres nous permet de nous apercevoir de ce qui dans les nรดtres รฉtait jusquโalors inaperรงu [โฆ]. La connaissance anthropologique de notre culture passe inรฉluctablement par la connaissance des autres cultures et nous conduit notamment ร reconnaรฎtre que nous sommes une culture possible parmi tant dโautres, mais non la seule46 ยป.
Lorsque le terrain est un ยซ chez soi ยป, on a lโavantage de pratiquer les langues locales. Je pouvais personnellement dโun village ร un autre ou dโune ville ร une autre entrer directement en contact avec les enquรชtรฉs. Je pouvais ainsi me passer des services dโun interprรจte nรฉcessaire pour lโanthropologue qui dรฉbarque dans un territoire inconnu. Lโinterprรจte permet de parer aux limites du chercheur dont lโinsuffisance de la maรฎtrise de la langue locale constitue un handicap ร dialoguer avec la population รฉtudiรฉe. Mais lโinterprรจte est dโabord un traducteur. Il ne peut traduire sans interprรฉter. Son interprรฉtation altรจre sans quโil ne le fasse exprรจs la comprรฉhension du discours. De plus, il doit possรฉder une connaissance suffisante de la langue du chercheur et de sa propre langue pour optimiser son rรดle auprรจs du chercheur. Quelle que soit la compรฉtence quโon pourrait lui accorder, la traduction des rรฉalitรฉs de son terroir demeure une trahison. Les chercheurs nationaux nโรฉchappent pas entiรจrement ร cette difficultรฉ.
Mon expรฉrience de terrain auprรจs des peuples de langue Gbe mโa montrรฉ les avantages et les limites que procure la maรฎtrise de la langue du milieu investiguรฉ. Jโai quittรฉ ma famille peu avant mes treize ans et vรฉcu toute ma scolaritรฉ et mon parcours post bac avec des jeunes de mon รขge pratiquant des dialectes divers. Je peux tenir une conversation en Fษngbe, en Xwlagbe et en Gษngbe. Je comprends assez facilement mes locuteurs Saxuษ, Aja et Xueda et Gun. Cependant, je ne pourrais prรฉtendre maรฎtriser assez bien les tournures idiomatiques ni le langage proverbial de ces parlers. Je ne savais pas, au dรฉbut de mes enquรชtes, quโil รฉtait dรฉconseillรฉ, par exemple, dโutiliser le terme courant ยซ azetษwo ยป pour dรฉsigner les sorciers.
Lโayant employรฉ naรฏvement, jโai รฉtรฉ repris par un Vodunษn : ยซ Nous, nous les appelons ยซ Mia Nษwo ยป. Je venais de faire une ยซ gaffe ยป sans mโen rendre compte. En effet le premier terme รฉtait le plus usitรฉ. Appliquรฉ aux intรฉressรฉs, il devient insultant et mรฉprisant. Il renferme une connotation nรฉgative parce quโil รฉvoque lโaspect anthropophagique de la sorcellerie. Il se dรฉcompose en deux monรจmes : (a)ze, prendre, capter, capturer ; tษ qui exprime la possession, la paternitรฉ et wo est la marque du pluriel. Les Azetษ sont des personnes supposรฉes รชtre dotรฉes de pouvoirs capables de dรฉvorer les รขmes dโautrui. Le second terme est plus appropriรฉ et acquiert lโadhรฉsion des interlocuteurs parce quโil est apparemment plus รฉlogieux. Il signifie littรฉralement ยซ nos mรจres ยป.
Dans les mailles des sorciers
La sorcellerie dans une parentรฉ patrilinรฉaire
Tout savoir ou tout dire sur la sorcellerie est dโun poids tel quโil fait peser le soupรงon sur qui le profรจre en temps normal, sโil nโรฉmane pas dโun ensorceleur officiel, il ne peut que provenir dโun sorcier ยป 77.
Telle est la remarque de lโethnologue Suzanne Lallemand aprรจs une enquรชte de terrain au Togo78. On a souvent entendu aussi quโen Afrique, aucun malheur nโest anodin et que sa provenance est souvent imputรฉe ร autrui. Ce nโest pas aussi simple. Certes, une accumulation de malheurs ou des dรฉconvenues successives et rรฉpรฉtitives – maladie, perte de biens, accident de la route, รฉchecs successifs, perte dโemploi, stรฉrilitรฉ, mort de bรฉtail ou dโun parent – qui frappent un individu le poussent ร sโinterroger sur la signification de ce qui lui advient. Il cherche ร situer la cause de ses infortunes hors de lui, ร se sentir lโobjet de persรฉcutions intentionnelles de la part des sorciers, mais il nโen parle pas au tout venant. Il garde le silence par rapport aux gens extรฉrieurs ร sa famille. Celle-ci formule des soupรงons. Elle soupรงonne un ou plusieurs membres de la famille dรฉjร reconnus comme sorcier. Elle rรฉserve le privilรจge des accusations de sorcellerie au dรฉsenvoรปteur. Cโest lui qui atteste de la culpabilitรฉ ou de lโinnocence du prรฉsumรฉ. Lโanalyse du cas de Jumelle par Lallemand est trรจs รฉclairante.
Des conflits peu ouverts opposaient la petite รฉcoliรจre Jumelle ร Adjara qui ne faisait pas partie ni de son cercle de consanguinitรฉ, ni de sa parentรฉ par alliance. Leurs rencontres รฉphรฉmรจres se sont limitรฉes ร des transactions mercantiles qui se sont soldรฉes par des รฉchecs ร trois reprises. Un jour, Adjara sโintroduisit subrepticement dans la maison des parents de la fille. Dรฉrogeant ร toute rรจgle de civilitรฉ en usage dans la localitรฉ qui prescrit ร tout nouvel arrivant de souscrire aux commoditรฉs de la salutation, elle va jusquโร offrir une piรจce de 25 F CFA ร Jumelle. Celle-ci rejette dโabord le don, puis accepte par dรฉlicatesse lโoffre incongrue ร tous รฉgards. Car pour lโimaginaire social, tout don รฉmanant dโun inconnu est rรฉputรฉ dangereux pour le rรฉcipiendaire, surtout si le donneur est une personne peu sympathique. Jumelle tombe malade, crie quโon veut la dรฉvorer nuitamment. Adjara est aussitรดt suspectรฉe puis accusรฉe en prรฉsence de ses parents et du clairvoyant, sur la place du village par les anciens. Elle nie dโabord ses mรฉfaits. Mais de rebondissements en rebondissements et coups de thรฉรขtre, elle avoue ses crimes devant la divinitรฉ du village. Elle cite les noms de ses associรฉs dont JโAchรจte-et-je-Pars79, un parent de la victime qui partage la mรชme chambre que cette derniรจre. La culpabilitรฉ de JโAchรจte-et-je-Pars ne surprend personne, pourtant elle nie ses agressions sorciรจres et souhaite boire lโordalie devant les gรฉnies du village pour prouver son innocence.
Cette ordalie consiste ร boire une eau offerte par le prรชtre de la divinitรฉ Tandia. Les victimes de fausses accusations vomissent immรฉdiatement le liquide ; mais les coupables ressentent dans leur ventre le poids du liquide qui pรจse comme une pierre et en meurent le soir mรชme. Lโordalie est une contre-attaque quโon porte directement sur le corps du prรฉsumรฉ sorcier et non sur un substitut. Cโest un dรฉplacement de la violence : au lieu de le frapper, de le lapider ou de le mettre ร mort directement, on lui fait boire le poison tout en lui laissant la possibilitรฉ de sโinnocenter en vomissant le liquide. ยซ On laisse ร son corps un droit de rรฉponse que nโa pas un bouc รฉmissaire et quโil nโaurait pas eu si tout le monde lui รฉtait tombรฉ dessus80 ยป.
Dans les sociรฉtรฉs oรน lโordalie a รฉtรฉ interdite, on fait boire le poison ร un poulet et on observe ce qui va se passer. On substitue le corps du poulet au corps du prรฉsumรฉ coupable. On perรงoit alors ร travers le poulet le double exact de lโaccusรฉ. A JโAchรจte-et-je-Pars, toute la population objecte : ยซ Si on te donne de lโeau et que tu succombes, tous les gens que tu tiens entre tes mains vont mourir ยป. Acculรฉe de toute part, elle finit par confesser : ยซ les gens disent que je suis sorciรจre, les divinitรฉs aussiโฆdonc je suis sorciรจre ยป. De son cรดtรฉ, Adjara, non seulement va implorer le gรฉnie de lโaider ร se dรฉbarrasser de sa sorcellerie mais encore elle coopรจrera avec Safiou, le clairvoyant, ร dรฉsenvoรปter sa victime.
Partie ร Sokodรจ pour complรฉter ses enquรชtes sur la parentรฉ, Suzanne Lallemand dรฉcouvrira dans la famille qui lโhรฉberge le drame de la sorcellerie qui divise les familles. Elle sera invitรฉe ร toutes les rencontres oรน se dรฉroulent, tel un procรจs, les plaidoiries qui dรฉbouchent sur des accusations en sorcellerie. Le mรฉrite de Lallemand est de nous montrer quโil ne revient ร la victime, ni de mettre un nom sur le mal dont elle souffre, ni de dรฉsigner son persรฉcuteur. Ce rรดle est dรฉvolu par la sociรฉtรฉ au clairvoyant. Seul le spรฉcialiste formule explicitement les accusations en sorcellerie quand on a recours ร son service. Lโauteure confirme le fait reconnu par la plupart des chercheurs : la sorcellerie naรฎt dans le cercle familial ; mais elle souligne quโil peut y avoir des cas incongrus. Adjara nโa aucune relation de parentรฉ avec Jumelle. Elle nโaurait pu lโensorceler si son parent JโAchรจte-et-je-Pars nโavait รฉtรฉ de mรจche avec elle. La nouveautรฉ de son apport est de montrer quโen sorcellerie, les intrigues vont au-delร de ce qui est รฉtabli et que, dans cette sociรฉtรฉ, on ne rรฉserve pas la peine capitale ร la sorciรจre.
รvincรฉe du Ghana, pour motif de sorcellerie, aucun parent nโa voulu recueillir Adjara. Elle est certes mise ร lโรฉcart du village, au ban de la sociรฉtรฉ, rejetรฉe et mรชme lapidรฉe mais on ne touche pas ร sa vie. Elle va habiter en dehors du village, isolรฉe de tous. Il faut mettre ร distance cette force nuisible. La menace de lโordalie devant le gรฉnie a รฉtรฉ opรฉrationnelle pour amener Adjara ร avouer ses mรฉfaits. On rรฉitรจre le mรชme procรฉdรฉ pour JโAchรจte-et-je-Pars. A la diffรฉrence de cette derniรจre, la sorciรจre de Jumelle sera utile au clairvoyant pour indiquer le remรจde, les rituels nรฉcessaires au dรฉsenvoรปtement. Elle coopรจrera donc ร la confection de lโamulette qui sera fixรฉe au pied de sa victime. Cette amulette vise ร endiguer lโemprise des esprits malรฉfiques sur Jumelle et ร protรฉger la malade. ยซ Seule, celle qui passait pour avoir tissรฉ les sortilรจges รฉtait ร mรชme de les dรฉfaire81. ยป
Tacitement la place du sorcier est revendiquรฉe et le mal transformรฉ en bien. Ce retournement de la sorciรจre lui รฉvite dโรชtre continuellement prise ร partie par la communautรฉ et/ou la personne. Nโest-ce pas lร une dรฉcouverte que Lallemand nโa pas assez exploitรฉe et qui nous montre que la sorciรจre joue un rรดle ยซ pharmakologique ? La fonction pharmakologique ยป expliquรฉe par le Professeur Tarot ร partir de lโhypothรจse girardienne du bouc รฉmissaire comprend quatre traits. Il sโagit premiรจrement des effets apotropaรฏques ยป qui consistent ร รฉcarter le danger, ร maintenir ร distance une force nuisible ; deuxiรจmement de lโeffet ยซ cathartique ยป qui vise ร pacifier la communautรฉ, ร maintenir son รฉquilibre en lโexorcisant du mรฉchant ou du mal qui la hante ; troisiรจmement, de lโeffet ยซ prophylactique ยป par lequel on sโinspire de lโefficience des dรฉmarches prรฉcรฉdentes pour les rรฉitรฉrer dans dโautres cas ; quatriรจmement, de lโeffet pharmaceutique ยป qui consiste ร transformer le mal en bien, la force inquiรฉtante en force positive pour le groupe. Ce quatriรจme รฉlรฉment structure les trois autres. Il est aussi ce qui manque en partie ร la sorciรจre devenue coopรฉrante pour dรฉsenvoรปter sa victime82.
Adjara, la sorciรจre est gardรฉe en vie pour dรฉfaire les sortilรจges quโelle a tissรฉs. Nรฉanmoins, malgrรฉ son intervention thรฉrapeutique, Adjara ne sera jamais vue, ni de son vivant, ni aprรจs sa mort comme le sauveur de son peuple. Selon Tarot, dans le Bocage, le sorcier ne devient jamais le ยซ dieu ยป de ses victimes. Cโest seulement dans la religion selon le modรจle girardien que le bouc รฉmissaire devient le hรฉros idรฉalisรฉ par la communautรฉ. ร sa mort, ร court ou ร long terme, personne ne regrette le sorcier. Il passe dans lโoubli. ร Sokodรจ, une fois lโhistoire de sorcellerie rรฉglรฉe, on รฉloigne dรฉfinitivement la sorciรจre, (effet ยซ apotropaรฏque ยป). Adjara va se rรฉfugier au Bรฉnin. On oublie jusquโร son identitรฉ. Cet oubli volontaire รฉvacue complรจtement la force menaรงante de la rรฉalitรฉ sociale. Cโest comme si se souvenir de la sorciรจre, cโest faire advenir encore le malheur quโelle avait perpรฉtrรฉ. Si on ne la tue pas physiquement, elle est pourtant morte socialement. La communautรฉ ne garde plus rien de son souvenir. On dรฉtruit tout jusquโร la mรฉmoire de son nom. La personne et lโimage de la sorciรจre sont รฉvacuรฉes de la culture.
Au Soudan, les Mesakin et les Korongo84 sont deux sociรฉtรฉs matrilinรฉaires identiques du point de vue de leur organisation sociale, รฉconomique, politique et religieuse. Chacun de ces peuples dรฉtient sa langue propre, mais chacun comprend la langue de lโautre. Lโunique diffรฉrence est que la sorcellerie est omniprรฉsente chez les Mesakin et quasi absente chez leur voisin Korongo. La population masculine de part et dโautre est structurรฉe par une division stricte en classes dโรขge : de lโenfance ร la pubertรฉ, de la pubertรฉ ร lโadolescence et de lโadolescence ร lโรขge adulte.
Chez les Mesakin, ร chacune de ces trois classes, exceptรฉe la plus jeune, correspondent des activitรฉs sportives telles que des luttes au corps ร corps et des combats au bรขton ou ร la lance. La violence dans ces activitรฉs est graduรฉe en fonction des classes dโรขge, de telle sorte que la fin de lโadolescence est marquรฉe par les combats les plus rudes. Cโest la pรฉriode pour le jeune-homme de prouver son agilitรฉ et sa virilitรฉ. La classe qui succรจde ร celle des combats ร la lance est le moment qui marque la fin des รฉpreuves pour le jeune-homme qui ne se sent plus valorisรฉ, qui entre dans le groupe des vieux ร partir de lโรขge de 25 ou 26 ans. Le moment le plus important pour le jeune homme dans ces deux sociรฉtรฉs est celui du premier combat le plus violent. A 15 ou 16 ans, il sert de rite de passage de la pubertรฉ ร lโadolescence. Au cours dโune fรชte organisรฉe pour le pubertaire devenu adolescent, lโoncle maternel offre ร son neveu une tรชte de bรฉtail de son troupeau. Cโest un don obligatoire dโune ยซ importance symbolique considรฉrable ยป. Ce don est compris comme un ยซ hรฉritage anticipรฉ ยป puisque dans ce systรจme matrilinรฉaire le neveu hรฉrite de son oncle.
Pour le Mesakin, ce legs est ressenti, comme lโannonce prochaine de sa mort. Il manifeste alors sa mauvaise volontรฉ ร peine dissimulรฉe, par le report sans cesse renouvelรฉ de sa dette. Lโadolescent manifeste de son cรดtรฉ son mรฉcontentement par une agressivitรฉ allant jusquโร accuser son oncle, ร chaque malheur qui le frappe lui-mรชme ou un membre de son matrilignage, de se venger par la sorcellerie. Chez les Korongo, au contraire, lโoncle utรฉrin se plie de bonne grรขce ร ยซ lโhรฉritage anticipรฉ ยป. Sโil lui arrive de diffรฉrer son don, le moment venu il comble son neveu au-delร de ses attentes. Le nombre de classes est deux fois plus รฉlevรฉ chez les Korongo: de la pubertรฉ au mariage, on a trois classes, et du mariage ร la vieillesse, on a les trois autres. Entre 13 et 26 ans les hommes sโadonnent avec ardeur aux combats et mรจnent une vie sexuelle libre jusquโau mariage. Lโintensitรฉ des luttes dรฉcline progressivement jusquโร disparaรฎtre une fois la cinquantaine passรฉe.
Les Mesakin vivent trรจs mal leur รฉviction prรฉcoce des combats ร cause dโun systรจme de classes trop rigide qui nโaccompagne pas lโindividu dans son dรฉveloppement physique et moral. Entre 25 et 30 ans, lโindividu perd tout ce qui faisait le charme de sa vie : la jeunesse et le combat. Les six classes chez les Korongo offrent, au contraire, un processus graduel de vieillissement. Chez lโun, se soumettre ร lโarbitraire social et culturel alors que la vigueur juvรฉnile est encore intacte, se mue dans la violence des actes de sorcellerie alors que chez lโautre, lโindividu sโรฉpanouit ร travers un systรจme de classes et se sent valorisรฉ jusquโร ce que dรฉcline sa force physique. Dans cette sociรฉtรฉ matrilinรฉaire, ce sont les jeunes qui accusent les aรฎnรฉs de sorcellerie. Le champ dโaction de la sorcellerie est la relation entre neveux et oncles utรฉrins, entre parents matrilatรฉraux. Ici, ce nโest plus la vieille femme qui est accusรฉe de sorcellerie mais lโoncle qui est pourvu dโun trรฉsor : le troupeau dont il est propriรฉtaire.
On retrouve un phรฉnomรจne analogue chez les Kokomba du Togo oรน les cadets qui envient le statut social ou les richesses de leurs aรฎnรฉs leur jettent un sort. Dans cette Afrique oรน la solidaritรฉ apparaรฎt le plus souvent comme une rรจgle dโor, la sorcellerie vient comme pour niveler les conditions sociales de vie. La question qui se pose aussi est de savoir si la sorcellerie est toujours une main invisible qui agit pour rรฉguler ou dรฉrรฉguler lโordre social. Rรฉpondre par lโaffirmative, cโest attribuer ร la sorcellerie une finalitรฉ sociale. Or, on pense que le sorcier serait mauvais en soi et nโa de mobile pour agir que son dรฉsir de dรฉtruire, de nuire. Ceux qui sont accusรฉs de sorcellerie ne sont pas des rebelles et encore moins des agents de subversion ayant pour but lโinstauration dโun ordre nouveau excluant ou amoindrissant les inรฉgalitรฉs.
Je serai tentรฉ de dire que la sorcellerie, qui ne peut se dรฉfinir par sa nature antisociale puisque la sociรฉtรฉ doit sโapproprier ses pouvoirs pour la combattre est ร situer originairement dans une dimension prรฉsociale [โฆ] et quโelle sโattaque pour ainsi dire aux briques avec lesquelles lโรฉdifice de la sociรฉtรฉ est construit ยป85.
Cโest pour cette raison que la cible de la sorcellerie nโest presque jamais lโรฉtranger, lโinconnu mais trรจs souvent un parent et surtout le parent le plus proche.
Le cas des Mandari est sans doute une exception. Les Mandari considรจrent que les menaces dโune accusation en sorcellerie peuvent aussi peser sur les รฉtrangers intรฉgrรฉs ร la vie du village. La nuptialitรฉ est un รฉlรฉment qui peut aussi entrer en jeu dans le phรฉnomรจne de la sorcellerie.
Dans les annรฉes 1990, on voit apparaรฎtre en librairie une avalanche dโouvrages anthropologiques sur la modernitรฉ du phรฉnomรจne sorcier : Dozon109, Ashforth (2000)110, Gescchiere (2000)111, R. Shaw (1995)112, Camaroff (1993)113, M. Bastian (1993)114, Niehaus (1993)115. Ce nouveau thรจme de sorcellerie et modernitรฉ prend alors une place importante dans les รฉtudes africaines et africanistes. Aprรจs les indรฉpendances, parler ouvertement de la sorcellerie en Afrique, cโรฉtait nier sa volontรฉ de modernisation et de progrรจs. Un revirement se produit dans les annรฉes 70 ; cette mutation nโest perรงue et analysรฉe que dans les annรฉes 90. De nombreuses publications anthropologiques au cours de cette pรฉriode รฉtablirent donc un lien entre sorcellerie et modernitรฉ. Modernitรฉ est entendue dans le sens dโun idรฉal sociรฉtal qui promeut lโautonomie de lโindividu dans un monde oรน lโaccรจs ร la technologie nouvelle et aux biens de consommation industriels, sont des รฉlรฉments rรฉcurrents. Il serait bon de revenir sur lโรฉmergence de ce nouveau paradigme mais aussi sur les faits qui lโont fait advenir : la modernitรฉ africaine dans ses caractรจres propres.
Elle rรฉgit lโรฉquilibre interne par les pertes des uns, compensรฉes par les gains des autres. Ainsi le couple perte/profit propre au marchรฉ รฉconomique trouve un รฉcho favorable dans le monde occulte mais sous le mode dโun jeu ร somme nulle : ce qui est gagnรฉ par les uns est nรฉcessairement perdu par les autres. Et cโest ce qui fait la diffรฉrence avec lโidรฉe moderne de marchรฉ รฉconomique fondรฉ, au contraire, sur le progrรจs et lโouverture de lโรฉchange oรน tous les acteurs pourraient รชtre gagnants. Nous verrons plus loin que dans un autre contexte tous les acteurs de la sorcellerie sont engagรฉs dans un processus de gagnant-gagnant.
Au Cameroun, les dรฉtenteurs de cette sorcellerie, vont vendre les zombies sur le mont Kupe, lieu magique, lieu dโenrichissement rapide dโune petite รฉlite, symbole de lโimaginaire de la richesse nouvelle. Chez les Douala, la forme traditionnelle de la sorcellerie sโappelle lemba; cโest la sorcellerie de lโanthropophagie. LโEkong est une nouvelle forme de sorcellerie. Elle est liรฉe ร la ville. Elle prรฉexiste ร la pรฉriode coloniale et reprรฉsentait la classe opulente : cโest une association qui regroupait les chefs, les notables et les commerรงants. Cette association sโest progressivement dรฉmocratisรฉe pour sโรฉtendre aux couches populaires. Pour Rosny, lโEkong dispose de cette capacitรฉ ร sโadapter aux rรฉalitรฉs de lโรฉconomie moderne par le biais du ยซ salariat et de la diffusion de lโargent ยป.
Lโรฉmergence dโune nouvelle bourgeoisie est attribuรฉe ร lโEkong ร telle enseigne que, par mรฉtonymie, famla, lieu de rรฉsidence de la nouvelle classe des riches est devenu synonyme de lโEkong. Ce dernier, tout comme les anciennes formes de la sorcellerie, est toujours รฉtroitement liรฉ ร la parentรฉ. Pour lโacquรฉrir, lโindividu doit vendre un proche parent. Le processus de ce commerce est trรจs simple. Pour se sustenter, un indigent reรงoit dโun รฉtranger en ville de quoi subvenir ร sa faim et ร sa soif. Une fois quโil mange le repas et boit la boisson fournie, il est recrutรฉ dans le famla; ยซ il a contractรฉ une dette et ne pourra sโacquitter quโen vendant un proche parent ยป. Lโindigent qui nโhonore pas ainsi sa dette, la paye de sa propre vie. La notion de dette nโest pas une nouveautรฉ en sorcellerie, en lien avec le famla, elle acquiert des dimensions nouvelles dรฉterminรฉes par les ยซ nouveaux biens de consommation fournis par ยซ lโรฉconomie du marchรฉ ยป131. On voit comment la notion de lโaccumulation de la dette en sorcellerie se combine bien avec la logique capitaliste. Il existe cependant des rites pour รฉchapper ร la sorcellerie de lโEkong.
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Table des matiรจres
Notation phonรฉtique
PARTIE 1. APPROCHE EPISTEMOLOGIQUE ET METHODOLOGIQUE DE LA SORCELLERIE
CHAPITRE 1. UNE ENTREE PERSONNELLE EN SORCELLERIE
1. Retour sur le terrain
2. Les tribulations dโune enquรชte ยซ chez soi ยป
3. Dans les mailles des sorciers
CHAPITRE 2. LES CHAMPS DโACTIONS DE LA SORCELLERIE
1. Sorcellerie et parentรฉ
La sorcellerie dans une parentรฉ patrilinรฉaire
La sorcellerie dans une parentรฉ matrilatรฉrale
Sorcellerie et alliance
2. Sorcellerie et politique
La figure du roi sorcier
Pouvoirs du sorcier et du contre-sorcier
Sorcellerie et Justice
3. Des formes ยซ modernes ยป de sorcellerie
Enfants-sorciers
Sorcellerie comme insรฉcuritรฉ
Sorcellerie comme asservissement des รขmes
Du silence des annรฉes 1970 ร lโรฉveil des annรฉes 1990
CHAPITRE 3. AMOUR ET DESAMOUR ENTRE LE RELIGIEUX ET LE POLITIQUE
1. La malรฉdiction de lโinstabilitรฉ politique
Relations conflictuelles
2. La menace du politique
3. Lโinstrumentalisation des forces religieuses
CONCLUSION PARTIELLE
PARTIE 2. MAWU ET LES VODUN AMBIVALENTS
CHAPITRE 4. DE MAWU AUX VODUN
1. Mawu et Vodun, une asymรฉtrie
Mawu-Lisa, un couple divin
Mawu, Dieu suprรชme
Mawu, un vodun parmi les vodun
Mawu, un Dieu unique
Mawu, Dieu immanent
2. Actualitรฉ du vodun
Vodun, une religion en voie de disparition ?
Les catรฉgories de vodun
CHAPITRE 5. LโAMBIVALENCE DES VODUN
1. Ambivalence des vodun supraterrestres
Sakpata
Origine et appellation
La corporรฉitรฉ de Sakpata
Xษbiษso
Rituel de purification aprรจs foudroiement
Ahuanzo, un dรฉploiement public des pouvoirs du Kpษnhintษ
Edan et Mami
2. Ambivalence des Vodun sorciers
Kennษnsi
Le Kษnnษnsi en ses diffรฉrents sens
Les deux figures de Kษnnษnsi
Akpasu
Lansan
CHAPITRE 6. AFAN, PIVOT DU SYSTEME VODUN
1. Origine dโAfan
2. Conjonction entre Afan et Vodun
Afan et Trษn
Afan et Lษgba
Afan et Sakpata
Afan et les Venavi
Afan, une religion
Afan, un art, une littรฉrature
Afan, un savoir
Afan, une technique
3. Afan, prescripteur des remรจdes de dรฉsenvoรปtement
Analyse de la lรฉgende
Offrandes aux sorciers
4. Afan, prescripteur de rituels vodun
CONCLUSION PARTIELLE : NI DIEUX NI OBJETS
PARTIE 3. PREVENIR LA MENACE SORCIERE
CHAPITRE 7. PRIERE ET DON
1. Eulogie vodun
Bรฉnรฉdictions/malรฉdictions : ษษpopo/ nudodo
Boissons fraรฎches et boissons chaudes
2. La priรจre, une relation asymรฉtrique
3. Eulogie par saara et vษsa
Saara, lโobligation de recevoir
4. Vษsa, don aux รชtres mรฉta-empiriques
CHAPITRE 8. RITE AUTOUR DE LA NAISSANCE : VIฦETO
1. Des prรฉcautions prรฉventives ร la naissance
Rites liรฉs au cordon ombilical
Rites liรฉs au placenta
Lโenfermement symbolique
2. Des prรฉcautions prรฉventives au cours du rite dโaffiliation263
Rite de prรฉsentation du nouveau-nรฉ
Rites dโeau et dโimposition du nom de naissance
Rite de communion et des relevailles
3. Sens et portรฉe symbolique des rites
Rite intรฉgrateur
Double naissance
4. Prรฉmunition contre les forces malveillantes
Fonction pharmac/kologique du nom
Rites propitiatoires
CHAPITRE 9. VULNERABILITE ET DEFENSE DE LA PERSONNE CHEZ
LES GBE
1. La notion de la personne chez les Gbe
Le jษtษ, lโancรชtre protecteur
La personnalitรฉ sous le prisme de la sorcellerie
2. Le concept du corps humain
3. Le symbolisme de certaines parties visibles du corps
Les reprรฉsentations symboliques de la tรชte
Les reprรฉsentations symboliques du ventre
Reprรฉsentations symboliques des yeux
4. Le symbolisme du corps matรฉriel invisible
5. Symbolisme du corps immatรฉriel invisible
Gbongbon
Yษ ou vonvonli
Esษ
6. Dimensions religieuses et mystiques du corps
Corps social
Corps sacrรฉ
Corps inerte
Corps mystique
CONCLUSION PARTIELLE
PARTIE 4. GUERIR LA MENACE SORCIERE
CHAPITRE 10. AFFINITES ENTRE MEDECINE ENDOGENE ET
SORCELLERIE
1. Sens et nature de la maladie au Bรฉnin
Appellations diverses
Tษgbษtษgbษtษ : une maladie sans fin
Fondements institutionnels de la mรฉdecine endogรจne
2. Dรฉlivrances par les plantes
3. Dรฉlivrer des sorts
Dรฉlivrer des envoรปtements usuels
Prรฉvenir et dรฉlivrer des sorts bรฉnins
Prรฉvenir et dรฉlivrer des sorts cryptรฉs
Dรฉlivrer des maladies naturelles cryptรฉes par les sorts
Dรฉlivrer des sorts imparables
Dรฉsenvoรปtement aprรจs une faute grave
Dรฉsenvoรปtement aprรจs une faute gravissime
Ingrรฉdients
Description
4. Le long chemin de la mรฉdecine endogรจne et de la
biomรฉdecine
CHAPITRE 11. PORTRAITS DE THERAPEUTES
1. Les mรฉdecins endogรจnes
Thรฉrapeutes circonstanciels
Les guรฉrisseurs permanents
Maladie รฉlective
Lโinspecteur des finances devenu prรชtre de Zangbetษ
Hilla, le Kษnnษnsinษn
2. La dyspistologie des acteurs vodun
Visibilitรฉ des acteurs vodun
Sorciers, absents mais partout prรฉsents
Vodun, un evษษnษi
Aze, un souffle
Lโanthropophagie diffรฉrenciรฉe
Entre compromis et compromission
Une menace permanente
Un climat de mรฉfiance permanent
CHAPITRE 12. AUTRES FORMES DโEXORCISMES
1. Les prรฉrequis de lโexorcisme catholique
2. Les thรฉrapeutes des religions chrรฉtiennes
La thรฉrapie des religions catholiques
Mathias, le Pape exorciste bรฉninois
De lโรฉviction au rapprochement mitigรฉ
Les curรฉs-dรฉsenvoรปteurs
La thรฉrapie dans les religions aladura
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
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