Télécharger le fichier pdf d’un mémoire de fin d’études
Les tribulations d’une enquête « chez soi »
L’une des postures au fondement de la discipline anthropologique poussait le chercheur à se rendre en territoire inconnu pour étudier une culture autre que la sienne. Ce dépaysement lui permettait de porter un « regard nouveau et neutre », de s’affranchir des évidences, mais aussi de passer du temps à apprendre la langue locale.
Une ethnologie effectuée par un étranger infère plus d’objectivité, pense-t-on, alors que l’autochtone serait sujet à la subjectivité et au biais de la surinterprétation. Pour l’homme du cru, tout paraîtrait évident et rien ne l’étonnerait. Cette supposition repose sur le postulat que « Nous sommes tous en effet tributaires des conventions de notre époque, de notre culture et de notre milieu social »43. Cela nous empêche de nous étonner de l’inattendu parce que tout va de soi pour nous dans notre propre culture. Cette dichotomie entre le chercheur étranger et le chercheur du terroir repose la problématique de l’« ici » et de l’« ailleurs », du « nous » et du « eux »44. On peut se demander si ce questionnement est toujours d’actualité avec le brassage des cultures favorisé par la mondialisation. Ce questionnement suppose aussi que tout individu appartient à une seule culture et que la pluriculture n’existe pas. Mondher Kilani va plus loin en réfutant l’idée selon laquelle l’Autre existerait en soi.
L’altérité, écrit Kilani, doit être considérée comme une notion relative et conjecturelle : on est « Autre » que dans le regard de quelqu’un. L’« Indien », le « Sauvage », l’« Oriental », le « Paysan » ou le « Marginal » ne constituent des substances immuables. Ils n’apparaissent tels que par la mise en relation qu’effectue le regard porté par l’Europe ou la société moderne sur ces groupes à un certain moment de l’histoire. Bref, la catégorie de l’« Autre » ne relève pas d’une définition substantielle. Elle ne correspond pas à une entité autonome et repérable positivement ; elle est au contraire toujours prise dans une relation, généralement de domination-subordination45 ».
La pluriculturalité réduit ce rapport de domination-subordination et met en place une relation quasi égalitaire. Le regard « autre » favorise une lecture plus large, une comparaison entre ce qui apparaît « ici » et qui est absent ou se manifeste autrement « là-bas ». C’est un regard qui ne domine pas autrui ni ne le chosifie, c’est un regard qui s’enrichit de la différence. Du coup, la posture d’une anthropologie de sa propre culture est possible surtout lorsque le chercheur a connu une culture autre que la sienne. Je partage l’idée de François Laplantine lorsqu’il écrit que : La distance des sociétés qui ne sont pas les nôtres nous permet de nous apercevoir de ce qui dans les nôtres était jusqu’alors inaperçu […]. La connaissance anthropologique de notre culture passe inéluctablement par la connaissance des autres cultures et nous conduit notamment à reconnaître que nous sommes une culture possible parmi tant d’autres, mais non la seule46 ».
Lorsque le terrain est un « chez soi », on a l’avantage de pratiquer les langues locales. Je pouvais personnellement d’un village à un autre ou d’une ville à une autre entrer directement en contact avec les enquêtés. Je pouvais ainsi me passer des services d’un interprète nécessaire pour l’anthropologue qui débarque dans un territoire inconnu. L’interprète permet de parer aux limites du chercheur dont l’insuffisance de la maîtrise de la langue locale constitue un handicap à dialoguer avec la population étudiée. Mais l’interprète est d’abord un traducteur. Il ne peut traduire sans interpréter. Son interprétation altère sans qu’il ne le fasse exprès la compréhension du discours. De plus, il doit posséder une connaissance suffisante de la langue du chercheur et de sa propre langue pour optimiser son rôle auprès du chercheur. Quelle que soit la compétence qu’on pourrait lui accorder, la traduction des réalités de son terroir demeure une trahison. Les chercheurs nationaux n’échappent pas entièrement à cette difficulté.
Mon expérience de terrain auprès des peuples de langue Gbe m’a montré les avantages et les limites que procure la maîtrise de la langue du milieu investigué. J’ai quitté ma famille peu avant mes treize ans et vécu toute ma scolarité et mon parcours post bac avec des jeunes de mon âge pratiquant des dialectes divers. Je peux tenir une conversation en Fɔngbe, en Xwlagbe et en Gɛngbe. Je comprends assez facilement mes locuteurs Saxuɛ, Aja et Xueda et Gun. Cependant, je ne pourrais prétendre maîtriser assez bien les tournures idiomatiques ni le langage proverbial de ces parlers. Je ne savais pas, au début de mes enquêtes, qu’il était déconseillé, par exemple, d’utiliser le terme courant « azetɔwo » pour désigner les sorciers.
L’ayant employé naïvement, j’ai été repris par un Vodunɔn : « Nous, nous les appelons « Mia Nɔwo ». Je venais de faire une « gaffe » sans m’en rendre compte. En effet le premier terme était le plus usité. Appliqué aux intéressés, il devient insultant et méprisant. Il renferme une connotation négative parce qu’il évoque l’aspect anthropophagique de la sorcellerie. Il se décompose en deux monèmes : (a)ze, prendre, capter, capturer ; tɔ qui exprime la possession, la paternité et wo est la marque du pluriel. Les Azetɔ sont des personnes supposées être dotées de pouvoirs capables de dévorer les âmes d’autrui. Le second terme est plus approprié et acquiert l’adhésion des interlocuteurs parce qu’il est apparemment plus élogieux. Il signifie littéralement « nos mères ».
Dans les mailles des sorciers
La sorcellerie dans une parenté patrilinéaire
Tout savoir ou tout dire sur la sorcellerie est d’un poids tel qu’il fait peser le soupçon sur qui le profère en temps normal, s’il n’émane pas d’un ensorceleur officiel, il ne peut que provenir d’un sorcier » 77.
Telle est la remarque de l’ethnologue Suzanne Lallemand après une enquête de terrain au Togo78. On a souvent entendu aussi qu’en Afrique, aucun malheur n’est anodin et que sa provenance est souvent imputée à autrui. Ce n’est pas aussi simple. Certes, une accumulation de malheurs ou des déconvenues successives et répétitives – maladie, perte de biens, accident de la route, échecs successifs, perte d’emploi, stérilité, mort de bétail ou d’un parent – qui frappent un individu le poussent à s’interroger sur la signification de ce qui lui advient. Il cherche à situer la cause de ses infortunes hors de lui, à se sentir l’objet de persécutions intentionnelles de la part des sorciers, mais il n’en parle pas au tout venant. Il garde le silence par rapport aux gens extérieurs à sa famille. Celle-ci formule des soupçons. Elle soupçonne un ou plusieurs membres de la famille déjà reconnus comme sorcier. Elle réserve le privilège des accusations de sorcellerie au désenvoûteur. C’est lui qui atteste de la culpabilité ou de l’innocence du présumé. L’analyse du cas de Jumelle par Lallemand est très éclairante.
Des conflits peu ouverts opposaient la petite écolière Jumelle à Adjara qui ne faisait pas partie ni de son cercle de consanguinité, ni de sa parenté par alliance. Leurs rencontres éphémères se sont limitées à des transactions mercantiles qui se sont soldées par des échecs à trois reprises. Un jour, Adjara s’introduisit subrepticement dans la maison des parents de la fille. Dérogeant à toute règle de civilité en usage dans la localité qui prescrit à tout nouvel arrivant de souscrire aux commodités de la salutation, elle va jusqu’à offrir une pièce de 25 F CFA à Jumelle. Celle-ci rejette d’abord le don, puis accepte par délicatesse l’offre incongrue à tous égards. Car pour l’imaginaire social, tout don émanant d’un inconnu est réputé dangereux pour le récipiendaire, surtout si le donneur est une personne peu sympathique. Jumelle tombe malade, crie qu’on veut la dévorer nuitamment. Adjara est aussitôt suspectée puis accusée en présence de ses parents et du clairvoyant, sur la place du village par les anciens. Elle nie d’abord ses méfaits. Mais de rebondissements en rebondissements et coups de théâtre, elle avoue ses crimes devant la divinité du village. Elle cite les noms de ses associés dont J’Achète-et-je-Pars79, un parent de la victime qui partage la même chambre que cette dernière. La culpabilité de J’Achète-et-je-Pars ne surprend personne, pourtant elle nie ses agressions sorcières et souhaite boire l’ordalie devant les génies du village pour prouver son innocence.
Cette ordalie consiste à boire une eau offerte par le prêtre de la divinité Tandia. Les victimes de fausses accusations vomissent immédiatement le liquide ; mais les coupables ressentent dans leur ventre le poids du liquide qui pèse comme une pierre et en meurent le soir même. L’ordalie est une contre-attaque qu’on porte directement sur le corps du présumé sorcier et non sur un substitut. C’est un déplacement de la violence : au lieu de le frapper, de le lapider ou de le mettre à mort directement, on lui fait boire le poison tout en lui laissant la possibilité de s’innocenter en vomissant le liquide. « On laisse à son corps un droit de réponse que n’a pas un bouc émissaire et qu’il n’aurait pas eu si tout le monde lui était tombé dessus80 ».
Dans les sociétés où l’ordalie a été interdite, on fait boire le poison à un poulet et on observe ce qui va se passer. On substitue le corps du poulet au corps du présumé coupable. On perçoit alors à travers le poulet le double exact de l’accusé. A J’Achète-et-je-Pars, toute la population objecte : « Si on te donne de l’eau et que tu succombes, tous les gens que tu tiens entre tes mains vont mourir ». Acculée de toute part, elle finit par confesser : « les gens disent que je suis sorcière, les divinités aussi…donc je suis sorcière ». De son côté, Adjara, non seulement va implorer le génie de l’aider à se débarrasser de sa sorcellerie mais encore elle coopèrera avec Safiou, le clairvoyant, à désenvoûter sa victime.
Partie à Sokodè pour compléter ses enquêtes sur la parenté, Suzanne Lallemand découvrira dans la famille qui l’héberge le drame de la sorcellerie qui divise les familles. Elle sera invitée à toutes les rencontres où se déroulent, tel un procès, les plaidoiries qui débouchent sur des accusations en sorcellerie. Le mérite de Lallemand est de nous montrer qu’il ne revient à la victime, ni de mettre un nom sur le mal dont elle souffre, ni de désigner son persécuteur. Ce rôle est dévolu par la société au clairvoyant. Seul le spécialiste formule explicitement les accusations en sorcellerie quand on a recours à son service. L’auteure confirme le fait reconnu par la plupart des chercheurs : la sorcellerie naît dans le cercle familial ; mais elle souligne qu’il peut y avoir des cas incongrus. Adjara n’a aucune relation de parenté avec Jumelle. Elle n’aurait pu l’ensorceler si son parent J’Achète-et-je-Pars n’avait été de mèche avec elle. La nouveauté de son apport est de montrer qu’en sorcellerie, les intrigues vont au-delà de ce qui est établi et que, dans cette société, on ne réserve pas la peine capitale à la sorcière.
Évincée du Ghana, pour motif de sorcellerie, aucun parent n’a voulu recueillir Adjara. Elle est certes mise à l’écart du village, au ban de la société, rejetée et même lapidée mais on ne touche pas à sa vie. Elle va habiter en dehors du village, isolée de tous. Il faut mettre à distance cette force nuisible. La menace de l’ordalie devant le génie a été opérationnelle pour amener Adjara à avouer ses méfaits. On réitère le même procédé pour J’Achète-et-je-Pars. A la différence de cette dernière, la sorcière de Jumelle sera utile au clairvoyant pour indiquer le remède, les rituels nécessaires au désenvoûtement. Elle coopèrera donc à la confection de l’amulette qui sera fixée au pied de sa victime. Cette amulette vise à endiguer l’emprise des esprits maléfiques sur Jumelle et à protéger la malade. « Seule, celle qui passait pour avoir tissé les sortilèges était à même de les défaire81. »
Tacitement la place du sorcier est revendiquée et le mal transformé en bien. Ce retournement de la sorcière lui évite d’être continuellement prise à partie par la communauté et/ou la personne. N’est-ce pas là une découverte que Lallemand n’a pas assez exploitée et qui nous montre que la sorcière joue un rôle « pharmakologique ? La fonction pharmakologique » expliquée par le Professeur Tarot à partir de l’hypothèse girardienne du bouc émissaire comprend quatre traits. Il s’agit premièrement des effets apotropaïques » qui consistent à écarter le danger, à maintenir à distance une force nuisible ; deuxièmement de l’effet « cathartique » qui vise à pacifier la communauté, à maintenir son équilibre en l’exorcisant du méchant ou du mal qui la hante ; troisièmement, de l’effet « prophylactique » par lequel on s’inspire de l’efficience des démarches précédentes pour les réitérer dans d’autres cas ; quatrièmement, de l’effet pharmaceutique » qui consiste à transformer le mal en bien, la force inquiétante en force positive pour le groupe. Ce quatrième élément structure les trois autres. Il est aussi ce qui manque en partie à la sorcière devenue coopérante pour désenvoûter sa victime82.
Adjara, la sorcière est gardée en vie pour défaire les sortilèges qu’elle a tissés. Néanmoins, malgré son intervention thérapeutique, Adjara ne sera jamais vue, ni de son vivant, ni après sa mort comme le sauveur de son peuple. Selon Tarot, dans le Bocage, le sorcier ne devient jamais le « dieu » de ses victimes. C’est seulement dans la religion selon le modèle girardien que le bouc émissaire devient le héros idéalisé par la communauté. À sa mort, à court ou à long terme, personne ne regrette le sorcier. Il passe dans l’oubli. À Sokodè, une fois l’histoire de sorcellerie réglée, on éloigne définitivement la sorcière, (effet « apotropaïque »). Adjara va se réfugier au Bénin. On oublie jusqu’à son identité. Cet oubli volontaire évacue complètement la force menaçante de la réalité sociale. C’est comme si se souvenir de la sorcière, c’est faire advenir encore le malheur qu’elle avait perpétré. Si on ne la tue pas physiquement, elle est pourtant morte socialement. La communauté ne garde plus rien de son souvenir. On détruit tout jusqu’à la mémoire de son nom. La personne et l’image de la sorcière sont évacuées de la culture.
Au Soudan, les Mesakin et les Korongo84 sont deux sociétés matrilinéaires identiques du point de vue de leur organisation sociale, économique, politique et religieuse. Chacun de ces peuples détient sa langue propre, mais chacun comprend la langue de l’autre. L’unique différence est que la sorcellerie est omniprésente chez les Mesakin et quasi absente chez leur voisin Korongo. La population masculine de part et d’autre est structurée par une division stricte en classes d’âge : de l’enfance à la puberté, de la puberté à l’adolescence et de l’adolescence à l’âge adulte.
Chez les Mesakin, à chacune de ces trois classes, exceptée la plus jeune, correspondent des activités sportives telles que des luttes au corps à corps et des combats au bâton ou à la lance. La violence dans ces activités est graduée en fonction des classes d’âge, de telle sorte que la fin de l’adolescence est marquée par les combats les plus rudes. C’est la période pour le jeune-homme de prouver son agilité et sa virilité. La classe qui succède à celle des combats à la lance est le moment qui marque la fin des épreuves pour le jeune-homme qui ne se sent plus valorisé, qui entre dans le groupe des vieux à partir de l’âge de 25 ou 26 ans. Le moment le plus important pour le jeune homme dans ces deux sociétés est celui du premier combat le plus violent. A 15 ou 16 ans, il sert de rite de passage de la puberté à l’adolescence. Au cours d’une fête organisée pour le pubertaire devenu adolescent, l’oncle maternel offre à son neveu une tête de bétail de son troupeau. C’est un don obligatoire d’une « importance symbolique considérable ». Ce don est compris comme un « héritage anticipé » puisque dans ce système matrilinéaire le neveu hérite de son oncle.
Pour le Mesakin, ce legs est ressenti, comme l’annonce prochaine de sa mort. Il manifeste alors sa mauvaise volonté à peine dissimulée, par le report sans cesse renouvelé de sa dette. L’adolescent manifeste de son côté son mécontentement par une agressivité allant jusqu’à accuser son oncle, à chaque malheur qui le frappe lui-même ou un membre de son matrilignage, de se venger par la sorcellerie. Chez les Korongo, au contraire, l’oncle utérin se plie de bonne grâce à « l’héritage anticipé ». S’il lui arrive de différer son don, le moment venu il comble son neveu au-delà de ses attentes. Le nombre de classes est deux fois plus élevé chez les Korongo: de la puberté au mariage, on a trois classes, et du mariage à la vieillesse, on a les trois autres. Entre 13 et 26 ans les hommes s’adonnent avec ardeur aux combats et mènent une vie sexuelle libre jusqu’au mariage. L’intensité des luttes décline progressivement jusqu’à disparaître une fois la cinquantaine passée.
Les Mesakin vivent très mal leur éviction précoce des combats à cause d’un système de classes trop rigide qui n’accompagne pas l’individu dans son développement physique et moral. Entre 25 et 30 ans, l’individu perd tout ce qui faisait le charme de sa vie : la jeunesse et le combat. Les six classes chez les Korongo offrent, au contraire, un processus graduel de vieillissement. Chez l’un, se soumettre à l’arbitraire social et culturel alors que la vigueur juvénile est encore intacte, se mue dans la violence des actes de sorcellerie alors que chez l’autre, l’individu s’épanouit à travers un système de classes et se sent valorisé jusqu’à ce que décline sa force physique. Dans cette société matrilinéaire, ce sont les jeunes qui accusent les aînés de sorcellerie. Le champ d’action de la sorcellerie est la relation entre neveux et oncles utérins, entre parents matrilatéraux. Ici, ce n’est plus la vieille femme qui est accusée de sorcellerie mais l’oncle qui est pourvu d’un trésor : le troupeau dont il est propriétaire.
On retrouve un phénomène analogue chez les Kokomba du Togo où les cadets qui envient le statut social ou les richesses de leurs aînés leur jettent un sort. Dans cette Afrique où la solidarité apparaît le plus souvent comme une règle d’or, la sorcellerie vient comme pour niveler les conditions sociales de vie. La question qui se pose aussi est de savoir si la sorcellerie est toujours une main invisible qui agit pour réguler ou déréguler l’ordre social. Répondre par l’affirmative, c’est attribuer à la sorcellerie une finalité sociale. Or, on pense que le sorcier serait mauvais en soi et n’a de mobile pour agir que son désir de détruire, de nuire. Ceux qui sont accusés de sorcellerie ne sont pas des rebelles et encore moins des agents de subversion ayant pour but l’instauration d’un ordre nouveau excluant ou amoindrissant les inégalités.
Je serai tenté de dire que la sorcellerie, qui ne peut se définir par sa nature antisociale puisque la société doit s’approprier ses pouvoirs pour la combattre est à situer originairement dans une dimension présociale […] et qu’elle s’attaque pour ainsi dire aux briques avec lesquelles l’édifice de la société est construit »85.
C’est pour cette raison que la cible de la sorcellerie n’est presque jamais l’étranger, l’inconnu mais très souvent un parent et surtout le parent le plus proche.
Le cas des Mandari est sans doute une exception. Les Mandari considèrent que les menaces d’une accusation en sorcellerie peuvent aussi peser sur les étrangers intégrés à la vie du village. La nuptialité est un élément qui peut aussi entrer en jeu dans le phénomène de la sorcellerie.
Dans les années 1990, on voit apparaître en librairie une avalanche d’ouvrages anthropologiques sur la modernité du phénomène sorcier : Dozon109, Ashforth (2000)110, Gescchiere (2000)111, R. Shaw (1995)112, Camaroff (1993)113, M. Bastian (1993)114, Niehaus (1993)115. Ce nouveau thème de sorcellerie et modernité prend alors une place importante dans les études africaines et africanistes. Après les indépendances, parler ouvertement de la sorcellerie en Afrique, c’était nier sa volonté de modernisation et de progrès. Un revirement se produit dans les années 70 ; cette mutation n’est perçue et analysée que dans les années 90. De nombreuses publications anthropologiques au cours de cette période établirent donc un lien entre sorcellerie et modernité. Modernité est entendue dans le sens d’un idéal sociétal qui promeut l’autonomie de l’individu dans un monde où l’accès à la technologie nouvelle et aux biens de consommation industriels, sont des éléments récurrents. Il serait bon de revenir sur l’émergence de ce nouveau paradigme mais aussi sur les faits qui l’ont fait advenir : la modernité africaine dans ses caractères propres.
Elle régit l’équilibre interne par les pertes des uns, compensées par les gains des autres. Ainsi le couple perte/profit propre au marché économique trouve un écho favorable dans le monde occulte mais sous le mode d’un jeu à somme nulle : ce qui est gagné par les uns est nécessairement perdu par les autres. Et c’est ce qui fait la différence avec l’idée moderne de marché économique fondé, au contraire, sur le progrès et l’ouverture de l’échange où tous les acteurs pourraient être gagnants. Nous verrons plus loin que dans un autre contexte tous les acteurs de la sorcellerie sont engagés dans un processus de gagnant-gagnant.
Au Cameroun, les détenteurs de cette sorcellerie, vont vendre les zombies sur le mont Kupe, lieu magique, lieu d’enrichissement rapide d’une petite élite, symbole de l’imaginaire de la richesse nouvelle. Chez les Douala, la forme traditionnelle de la sorcellerie s’appelle lemba; c’est la sorcellerie de l’anthropophagie. L’Ekong est une nouvelle forme de sorcellerie. Elle est liée à la ville. Elle préexiste à la période coloniale et représentait la classe opulente : c’est une association qui regroupait les chefs, les notables et les commerçants. Cette association s’est progressivement démocratisée pour s’étendre aux couches populaires. Pour Rosny, l’Ekong dispose de cette capacité à s’adapter aux réalités de l’économie moderne par le biais du « salariat et de la diffusion de l’argent ».
L’émergence d’une nouvelle bourgeoisie est attribuée à l’Ekong à telle enseigne que, par métonymie, famla, lieu de résidence de la nouvelle classe des riches est devenu synonyme de l’Ekong. Ce dernier, tout comme les anciennes formes de la sorcellerie, est toujours étroitement lié à la parenté. Pour l’acquérir, l’individu doit vendre un proche parent. Le processus de ce commerce est très simple. Pour se sustenter, un indigent reçoit d’un étranger en ville de quoi subvenir à sa faim et à sa soif. Une fois qu’il mange le repas et boit la boisson fournie, il est recruté dans le famla; « il a contracté une dette et ne pourra s’acquitter qu’en vendant un proche parent ». L’indigent qui n’honore pas ainsi sa dette, la paye de sa propre vie. La notion de dette n’est pas une nouveauté en sorcellerie, en lien avec le famla, elle acquiert des dimensions nouvelles déterminées par les « nouveaux biens de consommation fournis par « l’économie du marché »131. On voit comment la notion de l’accumulation de la dette en sorcellerie se combine bien avec la logique capitaliste. Il existe cependant des rites pour échapper à la sorcellerie de l’Ekong.
|
Table des matières
Notation phonétique
PARTIE 1. APPROCHE EPISTEMOLOGIQUE ET METHODOLOGIQUE DE LA SORCELLERIE
CHAPITRE 1. UNE ENTREE PERSONNELLE EN SORCELLERIE
1. Retour sur le terrain
2. Les tribulations d’une enquête « chez soi »
3. Dans les mailles des sorciers
CHAPITRE 2. LES CHAMPS D’ACTIONS DE LA SORCELLERIE
1. Sorcellerie et parenté
La sorcellerie dans une parenté patrilinéaire
La sorcellerie dans une parenté matrilatérale
Sorcellerie et alliance
2. Sorcellerie et politique
La figure du roi sorcier
Pouvoirs du sorcier et du contre-sorcier
Sorcellerie et Justice
3. Des formes « modernes » de sorcellerie
Enfants-sorciers
Sorcellerie comme insécurité
Sorcellerie comme asservissement des âmes
Du silence des années 1970 à l’éveil des années 1990
CHAPITRE 3. AMOUR ET DESAMOUR ENTRE LE RELIGIEUX ET LE POLITIQUE
1. La malédiction de l’instabilité politique
Relations conflictuelles
2. La menace du politique
3. L’instrumentalisation des forces religieuses
CONCLUSION PARTIELLE
PARTIE 2. MAWU ET LES VODUN AMBIVALENTS
CHAPITRE 4. DE MAWU AUX VODUN
1. Mawu et Vodun, une asymétrie
Mawu-Lisa, un couple divin
Mawu, Dieu suprême
Mawu, un vodun parmi les vodun
Mawu, un Dieu unique
Mawu, Dieu immanent
2. Actualité du vodun
Vodun, une religion en voie de disparition ?
Les catégories de vodun
CHAPITRE 5. L’AMBIVALENCE DES VODUN
1. Ambivalence des vodun supraterrestres
Sakpata
Origine et appellation
La corporéité de Sakpata
Xɛbiɛso
Rituel de purification après foudroiement
Ahuanzo, un déploiement public des pouvoirs du Kpɔnhintɔ
Edan et Mami
2. Ambivalence des Vodun sorciers
Kennɛnsi
Le Kɛnnɛnsi en ses différents sens
Les deux figures de Kɛnnɛnsi
Akpasu
Lansan
CHAPITRE 6. AFAN, PIVOT DU SYSTEME VODUN
1. Origine d’Afan
2. Conjonction entre Afan et Vodun
Afan et Trɔn
Afan et Lɛgba
Afan et Sakpata
Afan et les Venavi
Afan, une religion
Afan, un art, une littérature
Afan, un savoir
Afan, une technique
3. Afan, prescripteur des remèdes de désenvoûtement
Analyse de la légende
Offrandes aux sorciers
4. Afan, prescripteur de rituels vodun
CONCLUSION PARTIELLE : NI DIEUX NI OBJETS
PARTIE 3. PREVENIR LA MENACE SORCIERE
CHAPITRE 7. PRIERE ET DON
1. Eulogie vodun
Bénédictions/malédictions : ɖɛpopo/ nudodo
Boissons fraîches et boissons chaudes
2. La prière, une relation asymétrique
3. Eulogie par saara et vɔsa
Saara, l’obligation de recevoir
4. Vɔsa, don aux êtres méta-empiriques
CHAPITRE 8. RITE AUTOUR DE LA NAISSANCE : VIƉETO
1. Des précautions préventives à la naissance
Rites liés au cordon ombilical
Rites liés au placenta
L’enfermement symbolique
2. Des précautions préventives au cours du rite d’affiliation263
Rite de présentation du nouveau-né
Rites d’eau et d’imposition du nom de naissance
Rite de communion et des relevailles
3. Sens et portée symbolique des rites
Rite intégrateur
Double naissance
4. Prémunition contre les forces malveillantes
Fonction pharmac/kologique du nom
Rites propitiatoires
CHAPITRE 9. VULNERABILITE ET DEFENSE DE LA PERSONNE CHEZ
LES GBE
1. La notion de la personne chez les Gbe
Le jɔtɔ, l’ancêtre protecteur
La personnalité sous le prisme de la sorcellerie
2. Le concept du corps humain
3. Le symbolisme de certaines parties visibles du corps
Les représentations symboliques de la tête
Les représentations symboliques du ventre
Représentations symboliques des yeux
4. Le symbolisme du corps matériel invisible
5. Symbolisme du corps immatériel invisible
Gbongbon
Yɛ ou vonvonli
Esɛ
6. Dimensions religieuses et mystiques du corps
Corps social
Corps sacré
Corps inerte
Corps mystique
CONCLUSION PARTIELLE
PARTIE 4. GUERIR LA MENACE SORCIERE
CHAPITRE 10. AFFINITES ENTRE MEDECINE ENDOGENE ET
SORCELLERIE
1. Sens et nature de la maladie au Bénin
Appellations diverses
Tɛgbɛtɛgbɛtɔ : une maladie sans fin
Fondements institutionnels de la médecine endogène
2. Délivrances par les plantes
3. Délivrer des sorts
Délivrer des envoûtements usuels
Prévenir et délivrer des sorts bénins
Prévenir et délivrer des sorts cryptés
Délivrer des maladies naturelles cryptées par les sorts
Délivrer des sorts imparables
Désenvoûtement après une faute grave
Désenvoûtement après une faute gravissime
Ingrédients
Description
4. Le long chemin de la médecine endogène et de la
biomédecine
CHAPITRE 11. PORTRAITS DE THERAPEUTES
1. Les médecins endogènes
Thérapeutes circonstanciels
Les guérisseurs permanents
Maladie élective
L’inspecteur des finances devenu prêtre de Zangbetɔ
Hilla, le Kɛnnɛnsinɔn
2. La dyspistologie des acteurs vodun
Visibilité des acteurs vodun
Sorciers, absents mais partout présents
Vodun, un evɔɛnɖi
Aze, un souffle
L’anthropophagie différenciée
Entre compromis et compromission
Une menace permanente
Un climat de méfiance permanent
CHAPITRE 12. AUTRES FORMES D’EXORCISMES
1. Les prérequis de l’exorcisme catholique
2. Les thérapeutes des religions chrétiennes
La thérapie des religions catholiques
Mathias, le Pape exorciste béninois
De l’éviction au rapprochement mitigé
Les curés-désenvoûteurs
La thérapie dans les religions aladura
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
Télécharger le rapport complet