Américanisation : une distinction importante

Thèmes, figures et motifs récurrents

Le cas de figure le plus généralement accepté du roman de l’américanité est le roman de la route, ce qui s’explique sans difficulté. Le roman de la route met en scène une variété de lieux américains, en plus d’accentuer le déplacement même, la dévoration de l’espace. Il pullule de références à des routes et des territoires connus. Il rend compte d’une recherche identitaire, d’une quête de maturité et d’une soif de découvrir le continent – d’un esprit de nomadisme (nomadisme pouvant servir ou à expliquer les leitmotivs de l’errance et du vagabondage, ou à être expliqué par eux, selon de quel côté on agrippe le manche ; bien malin qui saura départager la chose). Il célèbre les marges et les enclaves de la contre-culture.

Lorsqu’on me demande sur quoi porte mon mémoire et que je réponds : l’américanité, on marque habituellement un temps de réflexion avant de me répondre : « comme Volkswagen Blues ? » ou « comme On the Road ? ». Eh bien, oui, pourquoi pas. Mais il ne faut pas oublier qu’un roman peut très bien mettre en scène un long déplacement sans pour autant être marqué par un rapport au territoire. Inversement, une histoire se déroulant dans un huis clos peut s’avérer riche du point de vue de l’américanité. J’ajouterais même qu’un texte comme Volkswagen Blues est parfois davantage habité par une réflexion sur l’américanité et sur le rôle qu’elle joue dans la construction de notre identité que par l’expression spontanée d’un rapport à un bout d’espace et de culture nord-américains.

Selon Morency, qui s’appuie ici sur les travaux de Michel Têtu, de Yannick Resch et d’André Le Vot, certaines des « caractéristiques du monde américain », outre l’engouement pour les voyages routiers, seraient « la jeunesse, l’absorption des peuples autochtones, le melting pot, l’oubli de l’Europe, l’importance de l’avenir et le puritanisme ». Tout cela est très juste, mais ici aussi, la logique de la transplantation veille au tournant. Morency dit également :

Il y aurait ainsi une constellation thématique, un réseau d’images, de symboles, de thèmes, qui serait caractéristique de l’américanité, non seulement au Québec, mais aussi aux États-Unis […] qui sont ceux de l’aliénation, de la fuite, de l’errance[…]. On trouve aussi, dans ces écrits, un ensemble de représentations métaphoriques du continent, comme l’image récurrente de l’Indien, métonymie du continent américain et la métamorphose de nature ontologique que celui-ci tend à imposer au nouveau venu, représentations qui servent à exprimer la quête identitaire et le métissage culturel qui sont à l’oeuvre sur le continent américain .

Plus loin, il lie « l’américanité du roman québécois aux structures inconscientes du grand mythe américain et au conflit des valeurs qui le traverse, comme l’opposition entre le nomadisme et la sédentarité, entre les figures de Prométhée et de Dyonisos, entre les imaginaires diurne et nocturne».

On lit encore :

Yannick Resch associe à l’américanité « un certain nombre de valeurs que le peuple québécois a intériorisées en fonction de son histoire, de son appartenance géographique, climatique, au continent nord-américain », en précisant que ces valeurs « débordent largement l’« American Way of Life », c’est-à-dire l’absorption passive d’une culture et d’un mode de vie étatsunien.

Chez Resch, il y a une piste de réflexion qui semble vouloir aller au-delà de la logique coloniale. Un peu plus loin, Morency spécifie :

L’américanité, qui forme un champ notionnel assez complexe s’appliquant aux domaines étatsunien, nord-américain et américain au sens large, est souvent associée à l’expression d’une pensée ou d’un imaginaire ayant tendance à privilégier certaines thématiques, comme la ville, la réussite économique, la technologie, ou encore l’espace, la nature, la « frontière », la solitude, le vagabondage.

L’américanité serait aussi un réinvestissement thématique des grands mythes américains, permettant de donner de nouvelles formes au récit de passage à l’âge adulte, à la poursuite du « great american novel », aux figures du cowboy ou du coureur des bois, au vagabondage, etc.

C’est par l’analyse de ces thèmes, motifs et réinvestissements ainsi que par leurs convergences et confluences d’une littérature américaine à l’autre qu’on a l’habitude d’étudier l’américanité. Ainsi, on a une grille pour parler de l’américanité de telle ou telle oeuvre. Mais ce que l’américanité a à offrir de plus intéressant, je ne cesserai de le répéter, est peut-être simplement la réflexion que l’on est amené à faire sur sa définition.

Plus souvent qu’autrement, il faut l’admettre, l’américanité d’une oeuvre réside dans une mer d’éléments impossibles à distinguer les uns des autres – une sorte d’arrière-fable. Ce peut être la simple accumulation d’un certain type d’images qui procure ce sentiment américain – les voitures, par exemple, particulièrement les fortes cylindrées (j’inclue les camions et les motocyclettes), c’est-à-dire celles qui sont conçues pour le type de voyage qui ne se fait qu’en Amérique. En naviguant sur le site web IMCDb.org (Internet Movie Car Database), un repaire d’enthousiastes, on apprend, entre autres, que les véhicules mis en scène dans les films hollywoodiens sont, en moyenne, plus vieux et plus puissants (les deux vont de pair) que dans la réalité. C’est-à-dire que si je me plantais dans un stationnement, aujourd’hui, en 2018, et faisais l’inventaire des voitures qui y sont garées, leur moyenne d’âge serait nettement moins élevée que si je faisais l’inventaire des voitures garées dans un stationnement représenté dans un film de 2018 se déroulant en 2018.

Pourquoi, alors, préfère-t-on que nos voitures fictionnelles soient plus vieilles que nos voitures réelles? On pourrait parler d’une certaine nostalgie, d’une fascination pour l’ère industrielle et le fordisme (un point pour l’américanité de la transplantation), mais les voitures représentées, quoiqu’un peu dépassées, ne sont généralement pas si vieilles que ça. Peut-être s’agit-il plutôt d’une forme d’historicisation : si le consommateur de cinéma moyen a, disons, 40 ans, la somme des voitures qu’il a contemplé au cours de sa vie a certainement une moyenne d’âge plus élevée que celle des voitures actuellement en circulation. Ainsi, en vieillissant légèrement les voitures filmiques, on place le spectateur dans une zone familière. J’ajouterais que les vieilles voitures, nous l’avons déjà dit, étaient puissantes, conçues pour de longues distances, et pas toujours confortables. Elles nous faisaient ressentir le déplacement. Les voitures modernes, avec leurs fenêtres miniatures et leurs habitacles hermétiques, robotisés, tout en plastique, visent plutôt à faire oublier qu’on a quitté le confort de son chez-soi.

Bref, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’on associe les moteurs vrombissants au continent américain. Ces images témoignant d’une sorte de toile de fond américaine sont nombreuses. Les chiens et l’élevage de chiens constituent un autre bon exemple de ce genre d’images. Ce n’est pas qu’on aime davantage les chiens ici qu’ailleurs (sauf peut-être le Golden Retriever, dont la popularité en Amérique du Nord est légendaire). Disons plutôt que celui qui a un chien sort forcément dehors. Ça semble peut dire, mais dans une société où le temps d’écran constitue la récompense ultime, cela ne va plus de soi. Le personnage qui connait les ruelles de son quartier (ou la forêt qui avoisine sa maison,) qui ramasse les crottes de son chien même quand il fait tempête, qui aime les endroits laissés à l’abandon, où l’on n’est pas obligé de tenir son compagnon en laisse, est pertinent du point de vue de l’américanité. Son rapport aux lieux (il serait encore plus juste de dire : au lieu) n’est pas stérilisé, c’est-à-dire qu’il ne passe pas d’un condo sécurisé à un stationnement intérieur climatisé pour faire ses commissions sans jamais avaler une gorgée d’hiver. Il n’a pas non plus besoin d’une collection de vêtements hyper-respirants pour aller faire une marche.

Bien sûr, les thèmes, figures, motifs et images qu’on relie à l’américanité ont été l’inspiration de clichés et de dramatisations dont les itérations sont exponentielles. Difficile, alors, de déterminer si « la Manic et le fleuve » (Lapierre) sont des images qui me correspondent ou plutôt un remâché des stéréotypes que j’aurais la mauvaise habitude d’utiliser pour me mettre en scène. C’est encore pire au cinéma, où le rapport au territoire est souvent l’imitation d’une imitation – où des personnages bourlingueurs sont représentés par des cinéastes n’ayant jamais bourlingué, s’étant plutôt nourris d’images tirés de films antérieurs, dont les réalisateurs n’avaient pas nécessairement bourlingué non plus. Selon Jean-François Chassay :

À l’ère des médias électroniques, alors que le mot « cybernétique » fait maintenant partie du vocabulaire courant, la réalité se cache sous les masques d’une information qui se fait de plus en plus confuse, ambiguë, quand elle n’est pas carrément mensongère. Nous ne sommes plus dans le village global de Marshall McLuhan, mais bien dans le « Global Shopping Center » ou la connaissance s’amasse pêle-mêle comme dans un gigantesque bazar, fatras de discours dans lequel chacun prend ce qu’il veut puisqu’on « peut considérer le monde comme une myriade de messages à toutes fins utiles.

À la lumière d’une telle réflexion, le besoin de réfléchir à ce qu’est l’américanité de fond, au « sentiment qui fonde et qui supporte tout cela » (Lapierre), devient d’autant plus pressant.

Ton, style et esthétique

On associe généralement à l’américanité une écriture simple, concise, fuyant les fioritures et la sentimentalité, ancrée dans une poétique de l’espace. Je la qualifierais aussi d’événementielle, marquée par un tellurisme américain. Pour Jean Morency, une écriture américaine implique l’ « inscription du littéraire dans le processus d’affirmation culturelle, contestation des formes établies, réflexion sur les genres littéraires, travail sur la langue d’écriture1 ». Il insiste aussi sur le métissage propre à l’écriture américaine, spécifiant que « [l]es grands romans américains sont précisément des oeuvres qui contestent le genre romanesque et le transforment de l’intérieur pour en faire un genre plus hybride ».

Dans le roman de la route, cas de figure par excellence du « roman de l’américanité », la voix narrative est souvent habitée par une avidité de découvrir le territoire nord-américain et ses cultures. La description de paysages et de lieux rendus significatifs par la perspective du héros occupe une place de choix.

Un autre cas de figure de l’américanité serait, à mon sens, ce que les Étatsuniens surnomment le rural noir (un sous-genre du crime fiction) qui équivaut à une sorte de polar sombre et réaliste dont la perspective est généralement rurale. Je dis perspective, car rien n’empêche le « noir rural » de mettre en scène des environnements urbains. Toutefois, la ville, lorsqu’on choisit de la représenter, est souvent une étape à surmonter, un lieu de passage infesté de dangers. Ce sont les marges de la flore urbaine qui intéressent. On s’attarde aussi aux lieux ou la campagne rencontre la ville : les zones industrielles ou laissées à l’abandon, les repaires de routards, les parcs de maisons mobiles.

Le terme « noir rural » se répand depuis peu. En 2012, l’article « It’s More Than Just Meth Labs and Single Wides : A Rural Noir Primer », publié sur le site web litreactor.com, lie au noir rural les auteur américains Daniel Woodrell, Cormac McCarthy, Bonnie Jo Campbell, Benjamin Whitmer et Tom Franklin, entre autres. On cite généralement comme influences majeures les oeuvres de William Faulkner, de Jim Thompson et de Cormac McCarthy (qui, à 85 ans, écrivant toujours, est entre deux statuts). Les écrivains contemporains liés au mouvement, en plus de ceux mentionnés ci-haut, seraient Frank Bill, Ron Rash, Wiley Cash, Jedididah Ayres et Castle Freeman Jr., pour en nommer quelques-uns. Le noir rural choisit généralement une toile de fond rurale et favorise les protagonistes masculins jobbeurs ou défavorisés. Il prend souvent la forme d’une enquête, mais rarement une enquête policière. Dans Pike, de Benjamin Whitmer, le héros éponyme tente d’élucider les circonstances de la mort de sa fille, victime d’une surdose. Dans Winter’s Bone de Daniel Woodrell, un noir rural d’autant plus intéressant qu’il met en scène une héroïne adolescente, Ree Dolly est à la recherche de son père, porté disparu.

Le ton associé au noir rural est souvent sombre et oppressé, ce qui n’empêche pas qu’il puisse receler une grande poésie qui puise son lyrisme dans la dureté de l’environnement qu’elle décrit. Le crime y est récurrent, si ce n’est que comme phénomène ambiant, intégral à la réalité de la démographie ciblée. Le lien au territoire, sans être appuyé ou exagéré, est omniprésent. On aime les personnages qui affrontent la vie au volant de gros pickups abîmés, qui se servent du territoire vaste et inhospitalier qui les entoure pour se faire violence – ou violenter leurs adversaires – en temps de crise. Les avancées ou régressions narratives ou psychiques sont représentées sous forme de déplacements. Dans Go With Me, de Castle Freeman Junior, trois héros mal assortis traquent un antagoniste violent dans les taudis d’une petite ville forestière au Vermont. L’affrontement final a lieu dans un lopin de forêt vierge traitreuse, redoutée pour son impénétrabilité par les gens du coins, légendaire depuis qu’elle aurait avalée une bande de bûcherons Québécois venus y travailler pour l’hiver, jamais revus. Dans Cry Father de Benjamin Whitmer, le protagoniste endeuillé, Patterson Wells, performe son mal de vivre à travers une vie de bourlingue, alternant entre la solitude de sa cabane au Colorado, le train de vie infernal de son métier d’émondeur/déblayeur de zones sinistrées sur les grandes lignes électriques, et ses virées douteuses à Denver. Dans Pike, du même auteur, on lit ceci :

L’ouest du Texas semble s’étirer jusqu’à la fin des temps. C’est un paysage que Pike connaît et qu’il adore. Maigre et lugubre, peuplé d’arbres foudroyés. Difficile d’imaginer un lieu plus désolé sur la planète. […] Toutes les semences que vous pouvez y faire flétrissent avant même que les graines touchent le sol, et il y a une solitude qui rôde comme un prédateur dans les herbes sauvages. C’est un paysage fait pour vous rappeler que nous possédons tous un sentiment de vide que nous ne pouvons gérer. Que la seule ruse qui nous permet de vivre nos vies consiste à ne pas nous détruire en essayant de s’en débarrasser.

On voit bien que le noir rural présente comme indissolubles le lien au territoire et la quête intérieure du héros.

On interchange volontiers le terme « rural noir » avec « country noir », « backwoods noir » ou encore « grit lit ». Ce dernier sonne juste en ce qu’il n’exclut pas les oeuvres urbaines. « Grit » signifie terre ou crasse ; quand on parle d’une écriture « gritty », on réfère à une esthétique dure, crue, sans enjolivures, qui rend bien compte de la symbiose parfois inquiétante entre le rapport à soi et le rapport aux lieux chez ces personnages qui ont tendance à se fracasser contre le territoire.

LE GROS ÉTHER, RÉCIT

Prologue

Bébert tourne en rond, nu comme un têtard. Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Il est botté. Une grosse paire de bottes en cuir. Sinon, viande à l’air. Un vent sylvestre chatouille ses fesses rondelettes. Malgré son état d’hébétude, il en tire un plaisir spontané, une jouissance d’exhibitionniste. Ses couilles rebondissent et s’entrechoquent librement, narguant les pins rouges, dont les troncs parfaitement droits atteignent des hauteurs vertigineuses. Bébert virevolte. Il n’y a que cela, des pins rouges. Minces, lisses, immensément grands. Pas un bouleau, pas un tremble en vue. Une lucidité passagère, un frisson ; que fait-il là, tout nu dans le bois, en hurluberlu? Qu’est-ce que cette forêt étrange, et où cache-t-elle ses feuillus? Si seulement Luc était là. À eux deux, ils les boufferaient pour déjeuner, les hostifies de pins rouges.

Sortir du bois. Trouver du secours. Cela semble soudainement évident. Il s’esclaffe: « Mais ouiii, Bébert. Il s’agit de te dé-perdre. Trouve un chemin, un ruisseau, quelque chose! » Entre deux talus de conifères géants, un fossé, une coulée d’eau brune au lit pollué de cochonneries : un bidon d’essence rouillé, des guenilles souillées de cambouis, une laveuse éventrée. Bébert s’y laisse glisser. Une boue odorante engloutit ses chevilles, opérant une succion visqueuse. Ici, les mouches règnent en maîtres. Elles lui grignotent les oreilles, se faufilent entre ses fesses. Bébert rugit, serre le derrière, s’inflige gifle après gifle, ne parvenant qu’à les exciter. « Concentre-toi, Bébert, » halète-t-il. Suivre la coulée. Oui, voilà. Un pied devant l’autre. Splouch. Splouch. Ne penser à rien.

Les pins rouges se dispersent, cédant à une végétation marécageuse, d’apparence quasi-tropicale. Les mouches se multiplient, se greffent à lui, fouillant ses recoins, ses cavités. Il les crache, les pleure, les morve, les mouches. Un pied devant l’autre.

Maintenant, le soleil plombe. Bébert regrette les pins rouges, avec leur ombre généreuse. Il fait chaud. Très chaud. Trop chaud. Sa peau grésille. Ses yeux, noyés de sueur, éblouis de blancheur, défaillent. Les brulots festoient sur la transpiration grasse, fluviale, qui s’accumule en flaques dans les replis de son corps mollasse.

Bébert est fatigué. Très fatigué. Il aperçoit une sorte de trou de bouette, une ouverture peu profonde qui ronge la paroi de la tranchée. Il s’y terre, en sauvage. Il dort.
Il s’épuise dans un sommeil suant et anxieux. À son réveil, tout est gris. L’air est d’une fraicheur grondante ; il va pleuvoir. Bébert se sent lourd, mais lourd, comme au sortir d’un cauchemar après avoir trop mangé. Son corps entier est un suintement, un essaim de piqures grattées à vif. Il a froid. Trop froid. Qu’a-t-il fait de ses vêtements? Mieux encore, où est-il, et que fout-il là, simonac? Bébert hausse une épaule, renonce à comprendre. On ne peut pas tout savoir. Il marche.

La coulée n’est plus. Elle s’est tarie, ou il en a dévié. Peu importe. Que le froid l’emporte. La première goutte de pluie, grosse comme une crotte de lièvre, atterrit sur la rosette de ses cheveux. Elle éclate comme un oeuf, aspergeant uniformément son crâne. Il pense le mot : baptême.
Bébert a plus froid que froid. Il doit s’arrêter. La pluie a décuplé, centuplé, unmilliontuplé. Elle a purgé la sueur, les démangeaisons. Il n’y a plus qu’elle. Il se couche sur un tapis, non, un matelas de lichen vert. Si seulement il faisait un peu chaud, il dormirait comme un roi. Il se frotte contre la mousse, larvaire, grouillant dans sa nudité absurde. En fermant les yeux, il voit des éclats blancs – tantôt opaques, tantôt clairs, mais tous blancs. Ils coexistent dans un vide. Une sorte d’éther. Bébert s’enfouit dans l’hummus jusqu’à en être avalé. Jusqu’à disparaître.

2013

Aurélie traîne les pieds sur une route sans début apparent et sans fin visible, ployant sous un amas de soleil. Un soleil brûlant, terrible, qui nie l’automne. Un cataclysme ultraviolet. Elle aurait pu prendre l’autobus jaune, mais Aurélie préfère la marche.
Elle pense à son père, Luc. Il y a maintenant trois jours qu’il est parti, convaincu d’être le seul à pouvoir retrouver Bébert. Sans Luc, rien ne va. Aurélie n’a personne à embêter, rien à faire de ses soirées. Elle en a assez.

Son cerveau cuit dans sa coquille. Elle n’a pas d’eau, pas de chapeau. La voix de son père : est où ta calotte? Lui traîne toujours une casquette. Au volant, il s’en sert pour bloquer le soleil. Dans la forêt, elle lui protège le crâne des mouches. Rien à se mettre sur la tête, c’est amateur, c’est ti-coune, c’est fille-de-ville. Aurélie sacre en elle-même. Est où ma cristifie de calotte?
Elle parvient à sa maison. C’est elle qui l’a choisie, avant. Luc lui en avait montré trois ou quatre, toutes du même genre, s’en remettant à elle pour le reste. C’est une demeure de reclus : petite, carrée, vieillotte.

La chambre de son père est un bordel. Le reste de la maison est assez propre. Elle sonde l’espace, peu enthousiasmée. La console vidéo ne l’interpelle pas. Les livres de son père n’en peuvent plus d’être lus. Aurélie fait les cent pas. L’absence de Luc joue sur ses nerfs. Il se prend pour qui? Bear Grylls? Pense-t-il vraiment qu’il va trouver Bébert (ou sa dépouille, c’est selon) à lui seul, alors qu’un escadron de policiers venus d’ailleurs a ratissé le bois sans succès? Luc n’arrive même pas à mettre la main sur la margarine dans leur frigo qui a la taille d’un four micro-onde. Enfin, quel culot de la laisser seule. Sans compter qu’elle aussi se ronge les sangs pour Bébert. Et en plus, il y a Simon qui n’est jamais revenu à l’école…

Simon, c’est le neveu de Bébert. Jusqu’à l’an passé, elle ignorait jusqu’à son existence. Il est arrivé sur l’autobus Voyageur, avec un sac de poubelle en guise de valise. Apparemment, ça brassait dans sa famille. Un divorce, ou quelque chose. Ça ne faisait pas son affaire, à Simon, d’être recueilli par son oncle ; d’être pris au sommet des Passes, lui qui a habité toute sa vie des villes comme Roberval, Dolbeau et même Québec. Et il ne se gênait pas pour le montrer. En plus de se maquiller le tour des yeux au crayon noir, question de faire réagir les hommes de la trempe de Luc, Simon s’est mérité la réputation de menteur, de cleptomane, de baveux. En général, il est haï. Aurélie, elle, le prend comme il est. On lui en a fait arracher, à Simon. Il faut lui donner le temps.

Pour l’instant, il manque lui aussi à l’appel. Sans Bébert, il ne doit plus savoir où se mettre. À quel endroit pourrait-il s’être terré? Qui pense à le chercher? Luc saurait quoi faire.
Aurélie serre les poings, parvenant à une décision. « J’vas t’en faire, moi, papa. » Elle déniche un sac. Y fourre couverture, canif, allumettes, provisions. Casquette.

Luc a faim. Très faim. Son estomac se lamente en puissants borborygmes. Son camion, riche de provisions, est loin. Trop loin. Le soleil n’en a plus pour longtemps à piquer du nez. Luc parcourt pour la enième fois une pinède étrange, d’un silence de sourd, où de grands troncs rouges lui rappellent son insignifiance.
Sa carte topographique est salie de notes au plomb. Un X griffonné à la hâte marque son point de départ au bout de la montée Amable, le cul-de-sac forestier où la moto de Bébert a été retrouvée. Luc, d’une patience de moine, arpente depuis des jours la futaie environnante, élargissant peu à peu le rayon de ses recherches. En vain.

Découragé, il procède désormais au hasard. En surmontant un coteau, il aperçoit un ruisseau desséché, qu’il longe, faute de mieux. Il passe près d’une carcasse de machine à laver. Les pins rouges disparaissent en faveur d’une espèce de toundra humide. Luc ressent une fatigue soudaine, insolite, comme si la forêt elle-même cherchait à l’endormir.

Bébert n’est pas loin, il le sent. Bébert, gros comme un cadre de porte, grand comme un pin rouge. Bébert, avec ses lunettes en fond de bouteille, sa voix en corne de brume. Bébert, toujours là, toujours prêt, toujours d’adon. Son absence comme une plaie.
Luc somnole. Lorsqu’il revient à lui, l’obscurité est totale. Son camion, il le sait, est à plus d’une heure de marche. Il est bien habillé, n’a pas froid. La nuit s’annonce pluvieuse, mais il a une petite bâche dans laquelle il peut toujours s’enrouler. Il se recroqueville. Pense à Aurélie, puis à Bébert. Sombre dans l’abime.

1997

Luc n’avait pas bougé depuis le lever du soleil. Pas le moindre bruissement, hormis le murmure ralenti de sa respiration. Il était à plat ventre dans une cache de chasse rudimentaire, quelques planches clouées à même un arbre. Luc ne se connaissait aucun talent exceptionnel, mais ne pas bouger, ça, il savait. Ce n’est pas donné. La plupart des gens gigotent sans cesse, les bobettes pleines de fourmis rouges. Lui était plutôt du genre placide. Même dans sa vie de tous les jours, il ne remuait pas beaucoup, ne disait pas grand-chose. Il passait plus souvent qu’autrement pour un peu bête. Mais il était bien, dans son silence. Sa quiétude.

Son genou émettait une plainte muette. Il s’était blessé, à l’été, en débroussaillant. Il aurait fallu le délier en changeant de position, mais Luc demeurait d’une immobilité têtue. Un état de quasi-hibernation.

Il tenait un cerf en joue. Il avait guetté ce bras de ruisseau, où les animaux ont l’habitude de s’abreuver, depuis l’aube. Il enfouit son menton contre le bois usé de sa carabine. Commanda à ses muscles de se détendre. Relâcha son souffle. Pressa la gâchette.

Le craquement d’une branche cassée résonna comme une détonation dans le calme ambiant. Luc et le cerf sursautèrent tous deux. Le doigt de Luc se crispa sur la détente. Une balle se ficha dans les arbres avec un sifflement, manquant sa cible de plusieurs mètres. Le cervidé détala, effarouché par la décharge. Sacrant énergiquement, Luc chercha la source de la perturbation.
Une silhouette vêtue d’un dossard fluorescent grossissait à vue d’oeil, peinant à traverser un talus épineux.

Luc lâcha un soupir agacé en reconnaissant la voix de Bébert. Mi-beuglement, mi-trompette. Il se redressa ; inutile de se tenir coi, avec son ami qui bulldozait la forêt, marchant sur tout ce qu’elle contient de bois mort.
– Ça fait deux jours que j’te cherche, pis toé, c’est comme ça que tu m’accueilles?
– En tout cas, si je t’avais pas manqué, j’aurais eu de la viande pour au moins trois hivers.

Bébert rugit, feignant l’insulte. C’est qu’il n’est pas petit, Bébert. Côté proportions, il faut s’imaginer un réfrigérateur. Ou un grizzly. L’arbre grinça sous le poids du nouveau-venu, qui s’écrasa auprès de Luc. Il ne devait plus rester un animal à des kilomètres à la ronde.
Bébert fouilla dans sa veste matelassée et en tira un paquet de cigarettes froissées. Il n’en offrit pas à Luc. Essoufflé par son ascension, Bébert crachait, toussotait, ce qui ne l’empêcha pas d’exterminer sa cigarette en quelques puissantes bouffées, gigotant en quête d’une position confortable. Enfin, il regagna un semblant de repos. Luc le lorgnait, amusé ; avec ses prunelles magnifiées et ses cheveux drus qui poussaient dans tous les sens, Bébert ébahissait par son apparence autant que par son vacarme. « J’ai faim en hostie, » se plaignit-il.

CONCLUSION

Mon projet d’écriture n’était pas tant d’écrire « délibérément » un roman de l’américanité ou un noir rural, mais plutôt de fouiller le fait que je ne me sente plus capable d’écrire ou de lire autre chose. Autrefois, je lisais de tout : des littératures d’ici ou d’ailleurs, d’hier ou d’aujourd’hui, d’amour ou de guerre, etc. Mes goûts se sont rétrécis de manière graduelle mais obsessive. Côté lieux, j’en suis venu à préférer les endroits naturels, ruraux, sans éclat, « normaux » ; je ne lis plus de livres dont les personnages sont riches ou urbains. Les technologies, j’en ai assez dans ma vie, je préfère les romans qui n’en parlent pas. J’ai arrêté aussi, sans trop m’en rendre compte, de lire des livres parus il y plus de 30 ans. Je ne les digère plus, c’est comme s’ils sonnaient faux. Et puis, j’ai peu à peu abandonné les oeuvres étrangères, ne consommant à peu près plus que des littératures de l’Amérique du Nord. Côté genre, à force de fuir toutes les écritures que je perçois comme sentimentales, mièvres, enjolivées ou charlatanes, je me retrouve souvent dans le drame sombre et réaliste. On comprendra que par une sorte de processus d’élimination, j’ai fini par m’« enfermer » (pour reprendre le terme de Louis Dupont) dans un style assez précis, caractérisé par une américanité crue et sans sophistication mais qui n’est « [p]as plus simple pour autant » (pour reprendre cette fois l’expression de Jean-François Chassay.) Cet enfermement a tendance à renforcer les préférences littéraires qui l’ont causé, devenant une sorte d’auto-enfermement.

Il en va de même pour mon appréciation des personnages : je me sens de moins en moins capable d’aimer ou d’inventer un héros qui ne réponde pas à un profil très étroit. Les personnages heureux, confortables, épanouis, sont forcément exclus. Leurs vies sont trop calmes et trop routinières pour présenter un intérêt du point de vue de l’américanité, et leurs bonheurs se ressemblent tous (il m’a toujours semblé que la littérature sert davantage à fouiller le malheur que le bonheur : le bonheur s’explique de lui-même, est simple par définition – c’est justement là sa force –, alors que le malheur est complexe, miné de dangers imprévus et de nuances, symptomatique d’un tourment interne qui exige d’être expectoré). Cela dit, je n’ai pas non plus envie de passer trois jours ou trois mois (selon que je sois en train de lire ou d’écrire un personnage) en compagnie d’un protagoniste foncièrement crasse, stupide, méchant ou apitoyé sur lui-même. Reste les gens moyens qui vivotent, qui font leur possible, qui mènent le genre d’existence dans laquelle on se retrouve coincé malgré soi, qui essaient comme ils peuvent de profiter des rares bonheurs qui passent. Et puis, je gravite vers des personnages qui me ressemblent un peu, ou plutôt, qui ressemblent à une idée que je me fais de moi-même, une translation littéraire de mon intériorité. Je donne souvent à mes héros (et suis attiré par les héros qui présentent) une version exagérée de ceux parmi mes défauts qui me divertissent (ainsi, mes personnages, plus encore qu’entêtés, ont tendance à être carrément butés) ; inversement, ceux parmi mes défauts qui me sont insupportables sont écartés (mes protagonistes sont systématiquement plus courageux et moins indécis que moi ; je note d’ailleurs au passage que le héros du noir rural incarne souvent une sorte de fantasme d’invulnérabilité, c’est-à-dire que s’il est souvent un raté, il risque d’être un raté coriace, comme si le seul moyen de se rendre au bout des épreuves psychiques qu’il performe était de le doter de nerfs d’une solidité préternaturelle, sans quoi il s’effondrerait avant la fin.) .

Bref, ma démarche d’écriture ne relevait pas de l’émerveillement, de l’aventure ou de la découverte ; j’avais une bonne idée de ce que j’allais écrire, car j’écris toujours la même chose. Une personne abimée et sensible, mais hardie, allait se buter à des difficultés glauques en poursuivant un but précis mais difficile, sans doute une sorte d’opération de sauvetage, dans un environnement rural, forestier et/ou routier. Mon questionnement était plutôt : quelle valeur a ce motif, cette obsession ? Que signifie-t-elle ? Même la qualité du résultat final m’importait peu. J’écris ce que je peux, de mon mieux. Il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre.

Si je suis toujours incapable de fournir des réponse précises aux questions que je me pose, j’ai néanmoins l’impression d’avoir atteint la plupart de mes objectifs. En développant une réflexion intellectuelle sur les notions qui me semblent guider mon écriture créative, soit l’américanité, le noir rural, la question du père, etc., en parallèle avec le processus d’écriture créative lui-même, j’ai obtenu des réponses dont je peux difficilement partager la clé, car elle est faite sur mesure pour chacun. C’est-à-dire que je me rends compte, peu à peu, que l’enfermement qui guide mes choix littéraires n’a pas lieu d’être vécu comme une frustration, mais plutôt accueillie comme le résultat d’une équation. Étant donné qui je suis, les éléments dont sont composés le roman de l’américanité et/ou le noir rural sont les seuls dont je me sente capable de me servir pour donner un sens aux choses, pour parler de ce qui me frappe comme relevant de l’essentiel. Un autre ne se servirait pas des mêmes éléments, ne parlerait pas du même essentiel, n’écrirait pas le même mémoire, mais rien n’empêche que nous puissions nous rejoindre dans nos démarches, dans nos mouvements, et ouvrir un dialogue.

J’ai observé une curieuse correspondance entre mon processus de réflexion académique et ma démarche d’écriture narrative. Dans les deux cas, la valeur de la chose s’est avéré être de nature « exploratoire », dissimulée dans le questionnement plutôt que dans son aboutissement. Cela dit, je me suis tout de même buté à certaines difficultés plus concrètes. J’ai déjà dit que j’écrivais toujours la même chose : j’ai peiné à ne pas me répéter dans mon récit, à ne pas créer des trames narratives trop semblables. J’ai tendance à mettre en scène des lieux tellement pareils qu’on s’y confond, à développer des personnages fusionnels qui finissent par se mêler dans une boue médiocre et homogène, comme si je ne parlais que d’une chose, d’un sujet. C’est peut-être le danger de focaliser sur ce qu’on perçoit comme universel ; l’universel, c’est un peu l’essentiel, l’irréductible, et quand on s’entête à le traquer, on finit avec un seul geste, un seul son, à la manière du « om » hindouiste ou bouddhiste (quoique ce ne soit pas le même « om » d’un écrivain à l’autre).

René Lapierre estime que le français tel qu’on s’en sert se prête mal à la réalité américaine. Nous avons vu qu’il blâmait entre autres la séparation des registres. Je ne suis pas certain d’être d’accord avec son diagnostic, mais il est vrai que la langue française semble parfois résister au tellurisme. On a envie de styliser, de se faire aller la langue, de créer des néologismes, de se complaire dans des jeux de rythme et d’effets. J’ai l’impression que la solution est simplement de s’entêter (décidemment, cela devient un motif), car ce qui nous pousse à focaliser sur la forme plutôt que le fond de notre écriture est peut-être moins une caractéristique de notre langue qu’un apprentissage inconscient (on perpétue ce qu’on connait), voire un tabou : le récit ultra-événementiel est un peu dédaigné par la francophonie, quasiment mal vu, lié à une sorte d’américanisation globale. Dans son livre On Writing, Stephen King confie que lorsqu’il se sent bloqué dans son écriture, il se force à revenir au précepte : ceci est arrivé, puis ceci, puis ceci, puis cela. On ne perd rien à essayer sa façon.

J’ai vécu un défi un peu cocasse. Juste avant le dépôt de sujet de mon mémoire, j’avais besoin d’un titre pour la partie création, que j’avais déjà commencée. Je n’aime pas les titres, je n’en viens jamais à bout. Pas une seule idée ne m’était venue depuis que j’avais entamé le récit. Je me suis forcé à choisir sur le champ, à utiliser comme titre provisoire la première chose qui me passerait par le crayon. J’ai écrit : Le gros éther. Ça ne m’a pas particulièrement plu. Mais j’en suis venu à trouver qu’il collait bien. Bébert, le meilleur ami du protagoniste, se fait appeler « le gros Bébert ». Dès le début de l’histoire, il disparait dans une sorte de « vide » (un éther ?), on ne sait où. Il est le pivot de l’intrigue, mais aussi de la perspective de Luc, c’est-à-dire de la perspective du héros. Cette étrange symbiose s’est-elle décidée à cause du titre, où est-ce plutôt l’inverse ? Bébert est dans le titre, et deux fois plutôt qu’une ; on y entend la sonorité de son surnom et on y imagine le lieu fantasmé (emphase sur le mot lieu – le territoire n’est jamais loin) où il a disparu. Le titre s’est inséré dans mon histoire jusqu’à l’infecter, à devenir la même chose qu’elle (où serait-ce l’inverse ?).

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Table des matières

INTRODUCTION 
PREMIÈRE PARTIE ACCOMPAGNEMENT THÉORIQUE
1.1 Définitions (poreuses)
1.1.1 Américanité
1.1.2 Américanisation : une distinction importante
1.1.3 Québécoisité
1.2 Pour une américanité de l’ici-maintenant
1.3 Thèmes, figures et motifs récurrents
1.4 Ton, style et esthétique
DEUXIÈME PARTIE LE GROS ÉTHER, RÉCIT 
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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