Ambivalence des notions de quantification et de mesure

Ambivalence des notions de quantification et de mesure

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Comme le montrent les travaux de recherche sur la quantification numérique de soi, une des caractéristiques communes aux pratiques de mesure est de susciter dans un même temps attraction et répulsion. Cette ambivalence a déjà été soulignée par Alain Desrosières dans « L’argument statistique » (2008) exprimant ainsi comment d’un côté la quantification est promue comme signe d’objectivité, d’efficacité et de rationalité en particulier dans les domaines scientifiques et professionnels, et comment de l’autre elle est associée à l’excès et à l’instrumentalisation. On retrouve ce double sens du terme quantification, au travers de la notion de quantité. Selon les dictionnaires de l’ancienne langue française, le Godefroy (19ème siècle), la quantité est synonyme de « proportion, d’importance, de gravité, de stature, de grosseur », et elle a pour corolaire « l’abondance et le superflu ». D’après le Richelet, Dictionnaire de François du 16e et 17e siècle : la quantité est « multitude, grand nombre ».

La définition du mot mesure pour sa part révèle aussi ce double sens. Dans le Dictionnaire historique de la langue française Robert, le mot latin mensura, issu de «mensum » et du verbe « metiri » (mesurer, évaluer, estimer, parcourir) a plusieurs significations : au sens propre, elle signifie « action de mesurer, évaluation » ; au sens figuré, elle se rapporte d’une part à « une quantité, un degré », mais aussi « à la norme et à la modération ».

L’Hybris ou l’idée de mesure dans la Grèce antique 

La notion d’Hybris grecque permet d’illustrer et de clarifier l’origine de cette ambivalence, car la notion de mesure n’a pas toujours eu la signification qu’on lui donne aujourd’hui. Selon la thèse de Moulard dans la philosophie antésocratique : « la mesure était d’abord d’ordre moral ». (Moulard, 1923, p.4). En effet, dans la Grèce antique, les conceptions du religieux, du moral et de l’ordre social sont différentes. Les grecs ne croyaient pas au péché originel comme dans le christianisme. C’est l’Hybris qui avait cette fonction dans le monde grec, considérée comme une faute ou comme une forme d’excès. Pour les grecs antiques, et en particulier pour les présocratiques, à l’origine du monde est le chaos (et la démesure), qui s’est très vite organisé en un cosmos où chacun se voyait attribuer la « juste mesure de son destin» : la moira. La moira que l’on peut traduire à la fois par « destin » et par «part» traduit cette idée que le destin était partitionné et attribué en fonction du rang social et des rapports aux dieux qu’avaient les individus. Cette vision du monde impliquait que les hommes devaient rester conscients de leur place dans l’univers, de leur rang social dans une société hiérarchisée et de leur mortalité face aux dieux immortels. Il serait contraire « au bon sens, inutile et même nuisible, de vouloir s’élever au-dessus de sa condition ce qui est permis, de vivre conformément à sa nature, ce qui est défendu, c’est d’agir contre elle, soit par excès, soit par défaut » (Moulard, 1923, p.4). Par conséquent, tout homme qui exigeait plus que la part qui lui était attribuée commettait l’Hybris. Les récits mythologiques tels que ceux de Tantale et Minos mettent en scène des personnages punis pour leur Hybris, leur démesure envers les dieux .

Mais comme le montrent les travaux de S. Bassu, la démesure face à l’ordre moral établi peut aussi être vue comme la possibilité de dépasser les règles pour instituer un changement social. Ici, la démesure est perçue comme une « fonction créatrice » (Bassu, 2013, p.1). Elle constitue ainsi une forme de transgression (Moreau, 1997). Comme le souligne Sébastien, « l’Hybris est la condition même de l’accomplissement de soi. » (Bassu, 2013, p.1). On voit donc combien l’Hybris est ambivalente et qu’elle prend différents sens qui peuvent renvoyer à la fois à l’excès et à la démesure, mais qu’elle implique aussi la modération et la responsabilité des hommes. De cette manière plus qu’une faute, l’Hybris désigne la responsabilité des hommes dans les limites de la « juste mesure ». Cette force créatrice de la mesure qui s’exerce, entre ordre et désordre, est une recherche constate d’équilibre et de régulation des rapports individuels et collectifs, ce qui nous renvoie également aux épistémologies systémiques fondées sur l’apparition de la cybernétique (et l’autorégulation) qui sont aux fondements du paradigme informationnel que nous aborderons plus amplement par la suite.

Dans un article, J. de Grange, « La mesure dans la vie quotidienne » (De Grange, 1983) revient sur la signification étymologique de la notion de mesure soulignant son rôle régulateur :

« Il semble que la mesure, d’après les racines sanscrites du mot, ait pour premier sens non pas celui de « pensée », de la connaissance et de la mensuration, mais celui du modus, de l’équilibre modéré (celui du corps qui recouvre la santé ou d’un ensemble social bien géré). La racine med (médéor guérit) est à l’origine de la racine mens dont nous avons parlé. Le régulateur, l’ordre modère la mesure juste, la pratique, la théorie. » (De Grange, 1983, cirées par Cotteret, 2003, p. 90) .

Il s’agit donc de concevoir la mesure comme une fonction régulatrice qui dans le cadre de cette recherche doctorale sur les pratiques numériques de quantification peut s’appliquer à soi comme un moyen de réguler les rapports à soi-même et ceux entre individu et société. En cela, la mesure est une forme d’émancipation qui participe à l’autonomie des individus, y compris dans ses rapports à lui-même. En effet comme le souligne Cotteret : « dès lors qu’il s’agit de reconquérir l’autonomie, le centre d’intérêt n’est plus l’objet mesuré, mais le sujet. De ce point de vue, les qualités objectives d’une mesure sont moins importantes que ses effets subjectifs. » (Cotteret, 2003, p.318).

« Quantifier, c’est convenir et mesurer » 

A l’instar d‘Alain Desrosières qui a tracé une véritable sociologie historique de la quantification, visant à fonder une épistémologie de la quantification (Desrosières, 2008), nous considérons qu’il existe un problème de compréhension de la notion de quantification, qui vient du fait qu’il y a amalgame des termes quantifier et mesurer. Selon Desrosières : « Quantifier, c’est convenir puis mesurer » (Ibid.). Cette nuance chez Desrosières est avancée pour démontrer que la quantification est d’abord une pratique sociale qui consiste à mettre sous forme de nombre des conventions humaines. Tandis que l’acte de mesure, en tant que tel, vient dans un second temps fournir les outils et les règles nécessaires à l’acte de mesure.

« Le verbe quantifier, dans sa forme active (faire du nombre), suppose que soit élaborée et explicitée une série de conventions d’équivalences préalables, impliquant des comparaisons, des négociations, des compromis, des traductions, des inscriptions, des codages, des procédures codifiées et réplicables, et des calculs conduisant à la mise en nombre. La mesure proprement dite vient ensuite comme mise en œuvre réglée des conventions. » (Desrosières, 2008, p.10) .

Si Desrosières insiste sur cette distinction, c’est pour mettre en évidence les postures réalistes réifiant la mesure en un seul objet, confondant la mesure instrumentée par les outils et l’acte de mesure en tant que pratique sociale. Cet amalgame contribuerait à passer sous silence les conventions humaines qui s’élaborent en amont des opérations de quantification (Ibid.). La perspective constructiviste à laquelle nous adhérons, permet de rappeler que la mesure est un construit social, et que c’est précisément parce que les conventions, dont elle est issue, sont oubliées, que la quantification est naturalisée et la mesure réifiée dans ses usages (Desrosières, 2008, p.12).

Force est de constater que si les pratiques de quantification sont très anciennes, elles restent sous l’emprise d’un réalisme métrologique, et qu’elles sont peu discutées dans leurs dimensions sociales et culturelles. Ce décalage dans les savoirs technologiques peut être attribué comme le souligne A. Feenberg (2004), dans son ouvrage « Repenser la Technique », en faisant référence à la notion de paradigme décrite dans les « Structures des révolutions scientifiques » de Thomas Khun (1983) au fait que c’est parce que « les techniques comportent des implications sociales imprévisibles, que l’innovation technique se trouve souvent au cœur de conflits entre paradigmes différents. » (Feenberg, 2004).

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Table des matières

Introduction
1.1. Le mouvement Quantified Self
1.2. Quantified Self & transhumanisme
1.3. Du Quantified Self à la santé numérique
1.4. La quantification, entre savoir et biopouvoir
2. Problématique
2.1. Le Soi augmenté : vers une mutation anthropologique ?
2.2. Concevoir l’augmentation homme-données
3. Questions de recherche
4. Annonce du plan
Partie 1. Cadre théorique pour l’étude des pratiques de quantification de soi
1. Quantification & Société : réflexions épistémologiques sur les notions de quantification et de mesure
1.1. Ambivalence des notions de quantification et de mesure
1.2. De la Métrologie personnelle à la métrologie universelle
1.3. La quantification, une technologie cognitive
2. Quantification & Identité : socialisation, ajustement et médiation identitaire
2.1. De l’identité au Self : l’identité en action
2.2. Le Soi comme structure-action-signification
2.3. Les médiations temporelles du Soi : entre mêmeté et ipséité
3. Quantification & Médiation : les pratiques numériques de quantification de soi comme dispositif de médiation pour l’action
3.1. Les concepts de dispositif et de médiation
3.2. Donnée-information-Connaissance
3.3. Usages et Pratiques informationnelles
3.4. Modèles théoriques pour l’analyse de l’activité en situation
Partie 2. Cadre méthodologique, terrains & résultats
1. Démarche méthodologique générale
1.1. Objectifs & contraintes
1.2. Terrains de recherche
1.3. Méthodes et outils
2. Ethnographie des pratiques de la communauté du Quantified Self Paris
2.1. Contexte de la recherche
2.2. Objectifs de la recherche
2.3. Méthodes et outils d’enquêtes
2.4. Résultats
3. My Santé Mobile : étude qualitative sur les usages d’objets connectés en santé
3.1. Contexte et objectifs de la recherche
3.2. Méthodes et outils d’étude
3.3. Résultats de l’étude « My Santé Mobile »
4. Quantified Self & Big data : quelles implications dans les relations usagers et assureurs en santé ?
4.1. Contexte
4.2. Méthodes
4.3. Analyse exploratoire des dispositifs QS des assurances santé
4.4. Résultats
4.5. Conclusion : Limites et perspectives
5. Projet « objets connectés en santé » piloté par l’URPS AuRA – TSN PASCALINE : Evaluer le niveau d’appropriation des « objets connectés » dans les pratiques professionnelles des médecins généralistes et de leurs patients
5.1. Contexte général de la recherche
5.2. Projet « Objets connectés en santé » – Programme Pascaline – TSN
5.3. Résultats
Partie 3. Discussion
conclusion
1. Discussion des résultats
1.1. Modélisation des pratiques de quantification de soi
1.2. Dispositif de médiation numérique : distanciation symbolique et temporelle
1.3. Proposition de modèle de médiation temporelle pour l’action
2. Conclusion
2.1. Technologies de quantification de soi entre tension et innovation
2.2. Médiation numérique par et pour l’action
2.3. Perspectives théoriques et appliquées
Bibliographie

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