Donner une nouvelle dynamique à un quartier « pauvre »
Malgré son statut de centre régional, la médiathèque Cabanis est avant tout inscrite au sein d´une ville et surtout d’un quartier, celui de Marengo-Matabiau. Zone considérée comme défavorisée au cœur de Toulouse, le quartier comporte en son centre la gare Matabiau, principale gare de la ville. Comme dans beaucoup d’autres villes, le quartier de la gare, traversé par le Canal du Midi, est réputé pour sa pauvreté et parfois considéré comme dangereux. En se promenant dans les environs, il est courant de croiser des groupes de SDF, buvant de grandes canettes de bières, des « punks à chiens » et toutes sortes de marginaux. Les prostituées et travestis attendent leurs clients en transit par la gare, ou les habitués sachant où les trouver. Le lieu est aussi réputé pour sa consommation de drogues, comme nous le rappelle l’un de nos interviewés. C’est dans ce contexte de misère et de marginalité qu’a été ordonnée la création de plusieurs projets culturels et sociaux implantés dans le quartier. Parmi eux, nous pouvons citer un centre culturel ou une maison des jeunes et de la culture (MJC) et bien sûr la médiathèque. Sur l’ample esplanade derrière le bâtiment de la médiathèque, seuls quelques commerces de proximité son installés : une boulangerie (faisant également des cafés et disposant d’une terrasse), un bureau de tabac, une banque et son distributeur automatique de billets ainsi qu’un petit supermarché. D’autres projets de commerces ont finalement été abandonnés. C’est notamment le cas d’un restaurant, qui aurait dû être créé dans l’autre pile de l’arche Marengo contenant la médiathèque, juste en face. Le prix du loyer et le manque de clients potentiels ont eu raison de l’installation de l’entrepreneur. Finalement, c’est la mairie de Toulouse qui a investi les lieux, faute d’attractivité sur les commerçants. En lieu et place du restaurant, c’est « La Fabrique » qui s’est installée dans la pile. « La Fabrique » est une vitrine pour le Grand Toulouse, qui y expose ses nouveaux projets d’aménagement urbain et y informe les riverains. Peu fréquenté, le vaste local à la décoration industrielle semble avoir été créé par défaut. La mairie de Toulouse dispose aussi de nombreux autres bureaux et agences sur cette esplanade (sièges d’associations, club d’échecs, etc.) qui, malgré ses dimensions amples et les nombreux bancs, reste peu attractive pour les promeneurs et touristes. L’absence de commerces sur l’esplanade montre le faible intérêt des toulousains pour le quartier. Parmi les usages qui se développent progressivement sur cette dalle, des matchs de football improvisés, des stationnements pour pique-niquer par des groupes scolaires en visite, des parcours de skateboard, des déambulations de rollers… Ces usages ludiques et quasi-sportifs, associés aux grands immeubles modernes (arche de la médiathèque, immeubles résidentiels récents, deux zones vertes clôturant la grande esplanade claire) changent quelque peu l’image du quartier, associée à la vétusté (édifices et structures SNCF), à la saleté (désordre et déchets dans les rues et les espaces publics) et à la pauvreté (immeubles et pavillons modestes) ; depuis le lancement de cette nouvelle partie centrale, La médiathèque José Cabanis derrière la gare Matabiau le quartier est censé suivre un processus de gentrification (embourgeoisement) avec le processus corollaire d’éloignement des individus et des ménages les plus pauvres. En réalité, la gentrification marque le pas après la construction de l’arche et des édifices environnants et le quartier reste « un quartier derrière la gare » du point de vue sociologique.
Transports et accès
La médiathèque dispose pourtant d’un accès facile grâce à la multiplicité des moyens de transport disponibles. La gare tout d’abord, si elle est un lieu de marginalité, est d’abord un point central de la ville, qui la connecte au reste du territoire et légitime la dimension régionale de la médiathèque José Cabanis. L’accès à la gare se fait par la première pile, face à celle où se trouve l’accès à la ligne A du métro toulousain, reliant la ville du Nord-Est au Sud-Ouest. L’accès à la ligne B, reliant le Nord au Sud, est possible et se fait à seulement une station de l’arrêt « Marengo-SNCF ». L’ensemble est complété par un réseau de bus, passant par le quartier ou l’ayant pour terminus. Vue d’en haut de l’arche Marengo : à gauche, la médiathèque ; au centre, le parvis couvert ; à droite, l’arrivée du métro et de la gare. Dans l’angle en bas à droite, la Fabrique du Grand Toulouse. A droite, le terminus des bus. Si l’arrêt « Marengo-SNCF » de la ligne A est un des plus fréquentés par les toulousains, il l’est avant tout grâce à son accès vers la gare. Il suffit d’observer les mouvements d’usagers du métro un vendredi en fin d’après-midi pour s’en rendre compte. Malgré cet afflux de personnes, c’est la gare qui attire, bien avant la médiathèque. A la sortie du métro, juste après les tourniquets, deux options. Se diriger vers la sortie de droite permet de rejoindre la gare Matabiau, alors qu’à gauche des escalators mènent directement face à l’entrée de la médiathèque José Cabanis. La majorité des usagers du métro observés en sortent pour rejoindre la gare. Si l’accès en transports en commun est aisé, et la proximité de la gare stratégique, la médiathèque reste une infrastructure secondaire face aux masses de voyageurs en transit par Matabiau. Tout comme pour les commerces, les toulousains s’arrêtent à « Marengo SNCF » soit parce qu’ils vivent ou travaillent dans le quartier, soit pour prendre un train, beaucoup plus rarement pour s’y promener ou y effectuer des activités récréatives ou culturelles.
Le parvis de la médiathèque, un territoire très dense
Eppur si muove … (et pourtant ça bouge). Avant même l’heure d’ouverture de la médiathèque, les gens se pressent sur le parvis pour être sûrs d’obtenir les meilleures places à l’intérieur. Le lundi et le jeudi matin, plages de fermeture de la médiathèque, la déception est grande chez une bonne dizaine de personnes qui oublient ou découvrent à la dernière minute les horaires et les jours d’ouverture. Certains jours, en particulier en hiver et avant les examens universitaires, plus de cent personnes attendent l’ouverture des portes pour entrer et se précipiter vers les activités ou espaces de la médiathèque les plus prisés : tables de travail avec vue ou ordinateurs connectés à Internet. Tous restent debout et attendent l’ouverture des portes, car les possibilités de s’asseoir sont très limitées sur le parvis. Seuls quelques cubes de béton, sans dossier, permettent à une ou deux personnes de s’asseoir. On imagine que l’absence de banc est une décision réfléchie et voulue par la mairie : ne pas fixer de banc, c’est ne pas vouloir de sans-abris sous l’arche, et avoir peur que des groupes se déplacent de la gare vers le parvis de la médiathèque. Eviter le sentiment d’insécurité, mettre en confiance les usagers traditionnels pour les voir revenir régulièrement. Pourtant le parvis devant la médiathèque est très prisé, à la fois par les usagers de la médiathèque qui y prennent leur pausecigarette et par les groupes mixtes de lycéens (garçons et filles) dont certains franchissent l’entrée et d’autres s’installent dehors pour signifier leur étrangéité et extériorité aux contenus culturels et littéraires (sur ce point, les observations de Mariangela Roselli réalisées en 2005, puis à nouveau en 2011, montrent à quel point le « dehors » incarne par sa matérialité et son ancrage dans la vie réelle la résistance des garçons à l’emprise de l’écrit, de la culture légitime, de l’adhésion aux valeurs scolaires : devoir, silence, concentration, immobilité, etc.). Le choix de ne pas installer de bancs pour s’asseoir peut paraître paradoxale, car dans le même temps, nous le verrons plus loin, la médiathèque a adopté une politique d’accueil de tous les types de publics, même les sans-abris. Ils ne sont pas désirés à l’extérieur mais sont les bienvenus au sein du bâtiment.
Architecture et agencement de la médiathèque José Cabanis
Si la médiathèque Cabanis est moins fréquentée que sa voisine la gare, elle reste un équipement culturel majeur, une vitrine pour la ville. Elle est composée de cinq niveaux : rez-de-jardin, rez-de-chaussée, premier, deuxième et troisième étage, pour une surface de 13500 m2. Elle revendique 64265 inscrits. Plusieurs types d’inscriptions sont possibles, et les droits que chacune ouvre sont différents. Tranche latérale de l’ensemble Médiathèque-Arche Marengo ; en sous-sol, le service jeunesse de la médiathèque, un parking et, à droite, l’entrée dans la station de métro et de la gare Matabiau Le bâtiment est représentatif des constructions architecturales du début du XXIème siècle. Inséré dans l’arche Marengo, aux piles asymétriques, la médiathèque offre un espace aéré, les niveaux sont larges et lumineux. Les cinq étages ont en leur centre un grand escalier en spirale, qui offre également un puits de lumière aux usagers. Les usagers jeunes surtout concentrent beaucoup d’activités de sociabilité et de déambulation dans les espaces en spirale que leur offre cet escalier (comme le montrent les observations effectuées par Mariangela Roselli en 2011), véritable colonne vertébrale de l’établissement et tuyau de passage entre des mondes cloisonnés. La spirale de l’escalier exemplifie parfaitement la situation paradoxale entre une intention architecturale et ses formes d’appropriation par les usagers. Alors que le tuyau en spirale monte symboliquement depuis l’enfance vers l’âge adulte et depuis les jeux vers le cinéma en passant par la littérature et les ressources numériques, les usagers ne sont que rarement emportés par l’intention d’éclectisme et de curiosité conçue par l’architecte. La plupart des usagers montent et descendent avec un projet précis en tête et déambulent rarement pour des raisons de curiosité. Les jeunes, quant à eux, sillonnent cet espace intermédiaire entre la pause et le travail, essentiellement pour se rencontrer, se parler et dénicher dans les autres étages des personnes intéressantes (filles pour les garçons et garçons pour les filles). La majorité des murs sont des baies vitrées qui, en plus d’apporter une luminosité favorisant les activités de travail et de lecture, offrent une vue imprenable sur la ville. Les espaces de travail et plusieurs fauteuils de lecture ont été disposés près des baies vitrées, pour un plus grand confort. Celles offrant une vue sur les allées Jean Jaurès et le centre ville de Toulouse sont tout particulièrement prisés des usagers, qui s’y pressent dès l’ouverture. Chaque niveau, chaque étage et au sein même des étages, chaque espace à son ambiance et sa population propre. Deux exemples flagrants sont le rez-de-jardin et le rez-de-chaussée, deux étages qui n’attirent pas les mêmes types de publics.
Le divertissement par l’écran
Une large part des séjourneurs présents à Cabanis utilise les services audiovisuels, en particulier pour se divertir. Les ordinateurs (et Internet) sont les supports préférés des séjourneurs, grâce au large choix d’activités à disposition. Les services de vidéo en streaming sont certainement les sites les plus consultés par les séjourneurs. Youtube est le plus populaire d’entre eux, grâce au nombre de vidéos hébergées. Les vidéos de sports (football, boxe), ont un succès considérable à José Cabanis. Les clips musicaux sont aussi appréciés, avec une prédominance des genres « rap » et « r’n’b ». Sans en faire une généralité, les clips de ces genres musicaux mettent souvent en scène des filles aux formes généreuses et peu vêtues en train de danser. Nous avons pu observer plusieurs scènes où des hommes regardaient ce genre de vidéos. Les séjourneurs handicapés : En observant les usagers fidèles de la médiathèque, on constate la présence de quelques handicapés. Leur handicap est parfois visible au premier coup d’œil, comme dans le cas de cet homme noir, qui boite et marche avec une canne. Il vient tous les jours et s’installe aux ordinateurs du rez-de-chaussée. Il porte une casquette et un casque audio. Il passe son temps de connexion sur Facebook et Youtube, pour regarder des clips musicaux. D’autres handicaps sont plus difficiles à voir sans une observation plus ciblée. C’est le cas de cet homme qui a entre cinquante-cinq et soixante ans. Il est gros, porte toujours les mêmes vêtements, un jogging noir et un t-shirt bleu ciel. Il vient et repart en métro, à la fermeture de la médiathèque. Il a été amputé et n’a que deux doigts à la main droite, le pouce et l’auriculaire. Il passe aussi du temps aux ordinateurs, qui semblent être sa priorité lorsqu’il arrive. Les handicaps lourds comme l’amputation ou entraînant de grosses difficultés à se déplacer sont parfois difficiles à reclasser professionnellement et ont droit à une pension d’invalidité qui ne suffit pas à les mettre à l’abri de la pauvreté, malgré les structures étatiques existantes. Reconnus invalides et touchant une pension, ces séjourneurs viennent aussi à la médiathèque pour s’occuper, pour structurer leur temps et, bien sûr, pour voir du monde et notamment des femmes. Certains ont un emploi à mi-temps et viennent à la médiathèque pour se reposer. Peu importe la vidéo regardée, les séjourneurs ont tendance à regarder la séquence suivante en cliquant sur les liens de pertinence proposés. Ainsi ils suivent les vidéos conseillées à droite de l’écran sur Youtube. Il s’agit là d’un exemple significatif de comment l’offre de la médiathèque peut guider indirectement le choix des usagers internautiques qui, suivant les onglets proposés, peuvent aboutir à des sites ou à des ressources inattendus et qualifiés. Cet aspect démontre la dimension divertissante de l’usage fait des sites de streaming, par lesquels les séjourneurs se laissent porter, guidés au gré des préconisations choisies par un algorithme. La médiathèque peut offrir des « parcours choisis » parmi ces ressources et accomplir en cela pleinement sa mission de médiation et de qualification de l’offre. Les vidéos issues de ces sites sont rarement regardées en intégralité, même lorsqu’elles sont courtes. Les jeunes, en particulier, ont tendance à rapidement zapper entre les clips. Outre les hébergeurs les plus connus comme Youtube ou Dailymotion, les séjourneurs apprécient d’autres sites, moins célèbres, qui permettent de regarder des films complets. Les séjourneurs utilisant ces services sont principalement des étrangers, qui regardent des blockbusters sous-titrés dans leur langue d’origine.
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Table des matières
Introduction
Ambiance et géographie humaine
Donner une nouvelle dynamique à un quartier « pauvre »
Un îlot de culture en puissance
Transports et accès
Le parvis de la médiathèque, un territoire très dense
Architecture et agencement de la médiathèque José Cabanis
Le rez-de-jardin
Rez-de-chaussée
Les séjourneurs : un public mouvant
Donner du sens à son temps
Le divertissement par l’écran
La culture comme bouclier
Reconnaissance et sociabilité
Se soutenir dans la difficulté
Drague et séduction
Un nouveau profil en médiathèque : les sédentaires
Besoins primaires
Hygiène et odeurs
Un paradoxal anonymat
Activités subies ?
Conclusions
Bibliographie
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