La question de l’écriture de l’histoire à l’époque contemporaine
Paul Ricœur dans sa somme, Temps et Récit, qui est une exploration philosophique sur le rôle du récit et plus généralement du texte – pour essayer de sortir le temps de son aporie entre temps phénoménologique et temps cosmique – définit le Récit comme « étant le gardien du temps » , c’est grâce au récit que la discordance de l’expérience humaine finit par trouver la concordance et donc l’intelligibilité.
Pour ce faire, Ricœur propose son concept de triple Mimésis pour répondre à cette aporie du temps. La Mimésis I correspondrait à la préfiguration de l’expérience ; la Mimésis II est sa configuration par l’auteur qui permet de passer de l’événement au fait, de l’expérience au récit ; la Mimésis III est la refiguration du récit par le lecteur. C’est dans ce cadre que Ricœur inscrit la différence la plus importante entre histoire et fiction – toutes deux incluses par lui plus largement dans la littérature.
Le mouvement de configuration de l’un et de l’autre genre obéit à deux opérations qui seraient opposées. Alors que l’histoire s’appuierait sur l’expérience individuelle pour l’inscrire dans un horizon universel et donc inscrirait le temps individuel dans ce temps cosmique, en s’appuyant sur l’archive, la trace, le temps calendaire, la fiction en recourant à l’imagination, proposerait des expériences fictives du temps, montrant du même coup les limites de la méditation philosophique sur le temps et comme mettant à nu son caractère aporétique définitif. De ces trois mouvements constituant la triple Mimésis c’est le premier – Mimésis I – qui apparaît comme le plus problématique. Si Mimésis II affirme clairement et sans la moindre ambigüité, le travail humain de configuration qui convertit l’action humaine en action narrative, que Mimésis III met en jeu la réception de l’œuvre configurée en récit par un lecteur ou un récepteur de l’œuvre qui est déjà achevée au terme du 2e mouvement, qu’en est il de Mimésis I ? C’est ici que la définition de Ricœur laisse planer l’ambigüité : l’action humaine est-elle déjà préfigurée narrativement : autrement dit, a-t-elle déjà des traits narratifs qui permettent à l’auteur de faire le pas vers le deuxième mouvement ? Ou n’est-elle que chaos et indétermination auxquels le travail de configuration donne une forme narrative et donc l’intelligibilité ?
C’est à ce stade – celui de Mimésis I – que nous pouvons avancer les deux propositions antagonistes sur l’expérience humaine, celle de David Carr, qui semble déjà convaincu que l’expérience humaine est déjà figurée narrativement, alors que pour Hayden White – à la suite de Louis Mink et d’Arthur Danto – l’expérience humaine n’est qu’un chaos informe. Le travail de l’auteur permet alors à cette expérience d’accéder à l’intelligibilité. Si, comme le pense Carr, l’action humaine est déjà figurée narrativement, quel est le rôle de l’auteur – qu’il soit historien ou auteur de fiction ? Ne rejoint-il pas une métaphysique de la présence et l’explication théologique de l’expérience du monde et son mouvement dans le temps ?
Dans cette conception, l’auteur n’aurait plus la primauté que lui confère la thèse narrativiste, soutenue par White, qui met en avant le travail de la configuration. Puisque le récit est déjà là, bien avant l’intervention de personne. C’est à ce niveau, celui de la configuration de l’expérience – et pour la problématique qui nous concerne (du rapport entre histoire et littérature) – que les thèses de Hayden White nous semblent les plus convaincantes. Dans Metahistory – qui a précédé Temps et récit de Ricœur de près d’une décennie –, l’auteur postule que l’histoire est fondamentalement un récit, et propose de mettre en évidence une « poétique de l’histoire », en analysant les œuvres de quatre historiens et de quatre philosophes de l’histoire du XIXe siècle en Europe. Surtout, il rejette toute préfiguration de l’œuvre historique. Autrement dit, si l’on suit la classification de Ricœur, il n’y aurait selon lui que deux Mimésis la II et la III.
Il est vrai que la question de la poétique de l’histoire n’est pas totalement nouvelle. Déjà Aristote dans la Poétique fait la distinction entre poète et historien. « La différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers ou l’autre en prose (on pourrait mettre l’œuvre d’Hérodote en vers et elle n’en serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose) ; mais elle vient de ce fait que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier » . On le voit bien ici : Aristote place la poésie à un niveau supérieur à celui de l’histoire.
Henri Irénée Marrou reconnaît lui aussi « que tous les grands historiens ont été aussi de grands artistes du verbe » et les compare au théologien et au philosophe « qui en sus [auront] reçu le charisme proprement “poétique” (au sens plein du grec poiètikos) […] de même l’historien » . Mais ces remarques de Marrou viennent clore son livre, De la connaissance historique, et ne sont donc pas suffisamment analysées par lui. Chez White, elles constituent le préalable à sa réflexion sur l’écriture historique. Le texte historique est selon lui « une structure verbale sous la forme d’un récit en prose qui prétend être une icône ou un modèle des structures et des processus passés » . Il peut donc être soumis comme tout autre texte littéraire à l’analyse littéraire.
Hayden White rejette donc la prétention scientifique de l’histoire, telle qu’elle a été fondée au début du XIXe siècle et rejoint en cela Paul Veyne. Car « ou bien les faits sont considérés comme des individualités, ou bien comme des phénomènes derrière lesquels on cherche un invariant caché » . Dans cette équation, on voit bien de quel côté se trouve l’histoire et vers quel côté elle espère être.
En outre, l’histoire n’a jamais pu ou su s’inventer son propre langage. Contrairement aux sciences physiques, par exemple, elle use du langage naturel, celui qu’utilise, entre autre, la fiction. En cela, pour White, l’histoire relève donc de la littérature et ses potentialités explicatives ne peuvent être mieux appréhendées que par l’analyse littéraire du discours historique. Puisque, comme nous l’avancions plus haut, faire de l’histoire, c’est raconter des récits, l’explication naît donc de l’agencement de ces récits et de la manière de les raconter. Toutefois, ceci ne veut pas dire raconter « n’importe quoi ». Comme le dit encore Paul Veyne, dans une formule devenue célèbre : « les historiens racontent des événements vrais qui ont l’homme pour acteur ; l’histoire est un roman vrai » . Il est donc possible d’appréhender le texte historique comme tout autre texte littéraire. Et en cela, le projet de Hayden White nous paraît être le plus suggestif.
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Table des matières
Introduction
Première partie : Du dialogue entre histoire et littérature
1. La question de l’écriture de l’histoire à l’époque contemporaine
2. La biographie entre histoire et littérature
3. De la narrativité dans l’histoire et dans la littérature arabe médiévales
4. La narrativité dans la littérature arabe
Deuxième partie : Al-Ḥaǧǧāǧ dans l’œuvre d’al-Ṭabarī
Introduction
Chapitre 1 : La révolte de ‘Abdullāh b. al-Zubayr
1. La mise en intrigue du récit
2. Al-Ḥaǧǧāǧ : un homme d’initiatives
3. Le bombardement de la Ka‘ba
4. Dernière rencontre d’Ibn al-Zubayr avec sa mère
5. Retour sur la mise en intrigue : la question des trahisons
6. Epilogue
Chapitre 2 : Al-Ḥaǧǧāǧ, gouverneur d’Iraq
1. Discours d’al-Ḥaǧǧāǧ
2. Une mise en scène qui vise à subjuguer les Iraqiens
3. La mission d’al-Ḥaǧǧāǧ en Iraq
4. Quand la forme rejoint le fond
5. La mise à mort de ‘Umayr b. Ḍābi’ al-Burǧumī
6. Départ pour al-Baṣra et première révolte contre al-Ḥaǧǧāǧ
Chapitre 3 : Le front Azraqite
1. Résumé des événements
2. Quelques remarques sur le récit d’al-Ṭabarī.
3. Mise en intrigue
4. La mort de ‘Abd al-Raḥmān b. Miẖnaf
5. Opposition entre al-Ḥaǧǧāǧ et al-Muhallab
6. La mort de Qaṭarī
7. Pour conclure
Chapitre 4 : La rébellion des Ṣufriyya
1. Résumé des événements
2. Organisation et mise en intrigue du récit d’al-Ṭabarī
3. L’épopée de Šabīb
a. Šabīb, « commandeur des croyants »
b. Šabīb l’intrépide
c. Défi à al-Ḥaǧǧāǧ, l’entrée d’al-Kūfa
d. Šabīb : l’homme de feu
4. L’attitude d’al-Ḥaǧǧāǧ pendant le conflit
5. Caractérisation politico-religieuse du conflit
a. Première entrée dans al-Kūfa : assassinats gratuits
b. Tribalisme des Ṣufriyya : le retour du refoulé
c. Proximité des deux discours religieux
6. Conclusion
Chapitre 5 : La révolte de Muṭarrif
1. Résumé de l’événement
2. Caractéristiques du récit d’al-Ṭabarī
3. Mise en intrigue du récit : Muṭarrif contre la tyrannie umayyade ou nouvel imposteur ?
Chapitre 6 : La révolte d’Ibn al-Aš‘aṯ
1. Résumé des événements
2. Lectures de l’événement par al-Ṭabarī
a. Importance de la bataille d’al- Ǧamāǧim
b. La révolte d’Ibn al-Aš‘aṯ comme conflit personnel
c. Révolte populaire
d. Conflit entre pro-‘alides et Umayyades
e. Contre la lecture ethnique du conflit
3. L’échec d’une révolte populaire
4. Éléments pour un portrait d’al-Ḥaǧǧāǧ
4.1- L’intransigeance d’al- Ḥaǧǧāǧ
4.2- La violence d’al-Ḥaǧǧāǧ et l’absurdité de son comportement
a. Al-Ša‘bī
b. Sa‘īd b. Ǧubayr
c. Le cas d’A‘šā Hamdān et le rôle de la poésie dans le récit d’al-Ṭabarī
Le poète à la veille de la bataille
La mise à mort du poète
5- Conclusion
Troisième partie : Al-Ḥaǧǧāǧ dans l’œuvre d’al-Balāḏurī
Présentation d’Ansāb al-ašrāf
Chapitre 1 : L’opposition d’Ibn al-Zubayr
1- Mise en intrigue d’al-Balāḏurī
2- Le début de la campagne contre ‘Abdullāh b. al-Zubayr
3- Portrait d’Ibn al-Zubayr
a- Mauvaise gestion des gouverneurs
b- La dévotion douteuse d’Ibn al-Zubayr
c- L’avarice d’Ibn al-Zubayr
4- Bombardement de la Mekke par al-Ḥaǧǧāǧ
a- Comparaison du 2e
siège de la Mekke avec la bataille d’al-Ḥarra et le premier siège
b- Le second bombardement de la Mekke
5- La rencontre avec Asmā’ bint Abū Bakr
6- La vindicte d’al-Ḥaǧǧāǧ
a. Le cas de ‘Abdullāh b. ‘Umar
b. Le cas de ‘Urwa b. al-Zubayr
7. Attaque de la personne du Prophète
8. Conclusion
Chapitre 2 : L’entrée d’al-Ḥaǧǧāǧ dans al-Kūfa
1. Le discours d’al-Ḥaǧǧāǧ
2. Premières actions d’al-Ḥaǧǧāǧ
Chapitre 3 : La révolte de ‘Abdullāh Ibn al-Ǧārūd
1. La violence d’al-Ḥaǧǧāǧ : naissance d’un archétype
2. Prélude à la révolte d’Ibn al-Aš‘aṯ
3. L’incompétence d’Ibn al-Ǧārūd
4. L’humiliation de Anas b. Mālik
5. La responsabilité de ‘Abd al-Malik
Chapitre 4 : Le conflit azraqite
1. Résumé de la séquence
2. Eloge d’al-Muhallab
a. Al-Muhallab vs al-Ḥaǧǧāǧ
b. Les ruses d’al-Muhallab
3. La mort de Qaṭarī
4. Un récit de réconciliation
Chapitre 5 : Le front des Ṣufriyya
1. Quelques remarques sur le récit chez al-Balāḏurī
2. La mort de Šabīb
3. La poésie chez al-Balāḏurī
a. La lâcheté d’al-Ḥaǧǧāǧ
b. Critique généalogique d’al-Ḥaǧǧāǧ
c. Le point de vue des vainqueurs
4. Pour conclure
Chapitre 6 : La révolte de Muṭarrif b. al-Muġīra
La mise en intrigue d’al-Balāḏurī
Chapitre 7 : La révolte d’Ibn al-Aš‘aṯ
1. Le rôle d’Ibn al-Aš‘aṯ
2. La mort d’Ibn al-Aš‘aṯ
3. Eloge de la clairvoyance d’al-Muhallab
4. Portrait d’al-Ḥaǧǧāǧ et comparutions des vaincus
a. D’autres causes de la révolte
b. La poésie dans le récit d’al-Balāḏurī
c Le cas d’A‘šā Hamdān
d Le cas d’al-Barā’ b. Qabīṣa
e Traitement des vaincus de la bataille d’al-Ǧamāǧim
Le cas de ‘Āmir al-Ša‘bī
Le cas de Sa‘īd b. Ǧubayr
Le cas d’A‘šā hamdan
5. Conclusion
Quatrième partie : Portrait d’al-Ḥaǧǧāǧ chez al-Balāḏurī
1. Structure de la notice
2. Al-Ḥaǧǧāǧ et la religion
a. Al-Ḥaǧǧāǧ et la personne du Prophète
b. Al-Ḥaǧǧāǧ et la prière
c. Al-Ḥaǧǧāǧ est-il un bon musulman ?
3. La tyrannie d’al-Ḥaǧǧāǧ
a. Les mises à mort
b. La torture
c. La prison
d. L’arbitraire
e. L’humiliation des notables
f. Conclusion
4. Al-Ḥaǧǧāǧ et les califes umayyades
a. Dévouement total d’al-Ḥaǧǧāǧ
b. La ‘uṯmāniyya d’al-Ḥaǧǧāǧ
c. Reconnaissance des califes pour al-Ḥaǧǧāǧ
e. Conclusion
5. Al-Ḥaǧǧāǧ et la révolte iraqienne
a. Causes de la révolte
b. Points de vues sur la révolte a posteriori
c. Traitement des vaincus
6. Al-Ḥaǧǧāǧ et al-Ḥasan al-Baṣrī
7. Réalisations et réformes d’al-Ḥaǧǧāǧ
a. L’édification de la ville de Wāsiṭ
b. Al-Ḥaǧǧāǧ et le Coran
c. La gestion au quotidien de la province orientale
8. Propos d’al-Ḥaǧǧāǧ
9. Généalogie
10. Les traits physiques
11. Quelques qualités d’al-Ḥaǧǧāǧ
a. La sincérioté
b. Générosité
c. Humanité d’al-Ḥaǧǧāǧ
Les larmes d’al-Ḥaǧǧāǧ
Les rires d’al-Ḥaǧǧāǧ
Tendresse d’al-Ḥaǧǧāǧ
12. La mort d’al-Ḥaǧǧāǧ
13. Conclusion
Cinquième partie : Le portrait d’al-Ḥaǧǧāǧ dans Murūǧ al-ḏahab
1. Description et résumé de la séquence étudiée
2. Ecriture historique d’al-Mas‘ūdī
3. La vision pro-‘alide d’al-Mas‘ūdī
a. La position anti-‘alide d’al-Ḥaǧǧāǧ
b. L’art de l’agencement chez al-Mas‘ūdī, au service de sa vision politique de l’histoire
La mort de ‘Ubaydullāh b. ‘Abbās et la fin d’al-Ḥaǧǧāǧ
‘Abdullāh b. Ǧa‘far b. Abī Ṭālib et les « errements » d’al-Ḥaǧǧāǧ
4. Le portrait d’al-Ḥaǧǧāǧ
a. Une naissance mythique
b. Al-Ḥaǧǧāǧ et la religion
c. Al-Ḥaǧǧāǧ et Umm al-Banīn
5. Conclusion
Sixième parie : Al-Ḥaǧǧāǧ dans les anthologies d’adab
Introduction
Chapitre 1 : Al-Ḥaǧǧāǧ dans « al-‘Iqd al-farīd »
1. Structure de la notice
2. Première séquence : quelques anecdotes biographiques
3. Deuxième séquence : sur la foi d’al-Ḥaǧǧāǧ
4. Al-Ḥaǧǧāǧ : une réussite incompréhensible ?
5. La révolte d’Ibn al-Zubayr
6. Al-Ḥaǧǧāǧ : une politique désastreuse
a. La politique dans « Kitāb al-lu’lu’a fī al-sulṭān »
b. Ziyād b. Abīh, le modèle dépassé
c. Al-Ḥaǧǧāǧ : l’emblème de la mauvaise politique
7. Conclusions
Chapitre 2 : Al-Ḥaǧǧāǧ dans « Al-Bayān wa-l-tabyīn »
1. La grande éloquence d’al-Ḥaǧǧāǧ
2. Autres qualités d’al-Ḥaǧǧāǧ
3. Les réponses définitives
4. La violence d’al-Ḥaǧǧāǧ
5. Sur la généalogie d’al-Ḥaǧǧāǧ
6. Conclusion
Chapitre 3 : Al-Ḥaǧǧāǧ dans « Kitāb al-miḥan »
1. Présentation du livre
1. Lignes directrices du portrait d’al-Ḥaǧǧāǧ
2. Mise à mort de ‘Umayr b. Ḍābi’ al-Burǧumī
3. Le marquage au plomb
4. Deux mises à mort emblématiques
a. L’empoisonnement de ‘Abdullāh b. ‘Umar
b. La mise à mort de Sa‘īd B. Ǧubayr
Sa‘īd b. Ǧubayr : une figure mythique
b. Al-Ḥaǧǧāǧ : le châtiment divin
Conclusions générales
Annexe : Chronologie des événements
Bibliographie
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