AIGUILLES ET ÉPINGLES, DES HÉROÏNES ENTRE VICE ET VERTU

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Le décentrement du réel

Les évocations des étoffes permettent donc, lors de certains passages, de quitter la réalité moderne, ses préoccupations marchandes et pécuniaires, et de plonger le lecteur dans un autre univers, grâce à la convocation d’images, de termes et d’éléments aux tonalités exotiques et fantastiques. Bien souvent en effet les étoffes nous invitent à rêver et sont le catalyseur d’un dépaysement total. En un mot, elles sont le support d’un décentrement du réel, d’une déréalisation.

Mille et Une Nuits chez les Saccard : costumes de mi-carême, à mi-chemin entre réalisme et exotisme

En premier lieu, on peut penser au bal de la mi-carême chez les Saccard, grâce auquel nous assistons au déploiement flamboyant des costumes divers et variés que portent les invités la fête, sorte de manifeste esthétique et moral de la société impériale : lieu de tous les travestissements, le bal autorise en effet les plus grandes audaces (on ne peut que songer à la tenue de Renée qui dévoile sa nudité). Ainsi, le lecteur est propulsé, à l’instar du danseur, dans une farandole de costumes plus fantaisistes les uns que les autres où le déguisement bucolique côtoie le costume d’inspiration orientale. Et Zola d’énumérer les travestissements des notables de la société du Second Empire, qui deviennent autres le temps d’une soirée1 : « Les rangées de fauteuils offraient la plus étonnante cohue de marquises, de châtelaines, de laitières, d’Espagnoles, de bergères, de sultanes2 », et le romancier prend soin de préciser le costume de certains personnages bien connus du lecteur : « Mme Sidonie était en magicienne ; Louise portait crânement un costume de page, qui lui donnait tout à fait l’air d’un gamin ; la petite Michelin, en almée, souriait amoureusement, dans ses voiles brodés de fils d’or1. » On le voit, les accoutrements des invités forment un curieux assemblage, un patchwork éclectique et hétéroclite, une vaste bigarrure qui transforme les salons des Saccard en refuge des imaginations, dans une sorte de dépaysement. Néanmoins, il ne faudrait pas croire, loin de là, que ce « flot de femmes de tous les pays et de toutes les époques2 », flot dans lequel se détache la tenue de Renée, déguisée en Otaïtienne, provienne d’une fantaisie de Zola. Certes, le motif du bal travesti lui permet de dresser un nouvel inventaire de tenues et de délaisser les toilettes portées quotidiennement par l’aristocratie impériale, mais ce bal de la mi-carême ne contrevient pas réellement à l’esthétique naturaliste. En effet, la fête travestie correspond à une réalité sociale de l’époque : Zola s’inscrit donc dans son projet de description de la réalité, comme le note Jacques Noiray en introduction à son étude de la scène :
En choisissant de représenter des tableaux vivants, tout comme en développant, la fin du même chapitre, les figures du cotillon qui se déroule en contrepoint du drame intime de l’inceste, Zola a voulu d’abord introduire un élément de réalité. Les bals masqués ou costumés que l’on donne au moment du carnaval sont en effet une des curiosités de la vie mondaine sous le Second Empire, et, même s’il n’a sans doute pas assisté lui-même à une de ces fêtes, Zola a pu en trouver de nombreux échos dans la presse de son temps3. »
On le constate donc, le décentrement du réel grâce aux costumes n’est que très relatif, mais l’on peut néanmoins s’amuser de voir les femmes les plus élégantes de Paris se déguiser en bergère ou en laitière4. Et puis, bien sûr, il y a ce qui se passe sur scène, qui possède cette fois des dimensions fantasmagoriques assumées. Nous sommes en effet en présence d’une succession de trois tableaux jouant avec des références mythologiques plus ou moins comprises et un assemblage de principes esthétiques plus ou moins heureux1. Quoi qu’il en soit, les décors et les costumes des trois tableaux successifs permettent d’introduire une dose de merveilleux et d’exotisme au beau milieu des salons du Second Empire, du « réduit de déesse2 » de l’ouverture à la « clairière idéale3 » du final, en passant par la grotte de Plutus, ce coffre-fort moderne tombé dans un coin de la mythologie grecque4 » présenté au deuxième tableau. Ce sont peut-être les costumes de celui-ci qui illustrent le plus cette invasion de l’étrangeté mythologique et exotique dans la société impériale :
Autour du dieu, se groupaient, debout, à demi couchées, unies en grappe, ou fleurissant à l’écart, les efflorescences féériques de cette grotte, où les califes des Mille et Une Nuits avaient vidé leur trésor : Mme Haffner en Or, avec une jupe roide et resplendissante d’évêque ; Mme d’Espanet en Argent, luisante comme un clair de lune ; Mme de Lauwerens, d’un bleu ardent, en Saphir […] ; et, plus bas, la comtesse Vanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les bras levés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polype monstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femmes dans des nacres roses et entrebâillées de coquillages5. »
Les costumes allégoriques, dont les couleurs et les matières imitent celles des joyaux les plus précieux, scintillent de mille feux et dressent une vision mirifique d’un trésor oriental et légendaire, avec la référence aux Mille et Une Nuits. L’Orient est porteur à l’époque de toute une cargaison d’images de richesses et de profusions, et le XIXe siècle est celui de l’exotisme triomphant6 », exotisme qui s’engouffre dans les textes étudiés grâce aux costumes des personnages.

Mille et Une Nuits chez Mouret : exotisme et enchantement des marchandises

On retrouve une trace de ce goût pour l’Orient dans Au Bonheur des Dames, avec l’exposition du salon oriental imaginé par Mouret lors de la grande vente du chapitre IV. Au plein cœur de la modernité parisienne, on assiste à un incroyable déploiement de tapis orientaux, qui apporte une esthétique nouvelle au grand magasin, avec les couleurs chaudes de l’Orient. Le principe de dépaysement paraît ici particulièrement réussi : « La Turquie, l’Arabie, la Perse, les Indes étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquées et les bazars1. » Certes, ce salon oriental renvoie à une réalité, les grands magasins exploitant le goût des masses pour l’étranger2, mais la scène permet à Zola de jouer sur le charme de l’onomastique, en multipliant le lexique exotique, notamment en matière de toponymie, le romancier prenant soin de préciser la provenance des tapis. D’étranges sonorités résonnent alors dans cette cathédrale de la modernité parisienne, comme un murmure oriental, un vaste brouhaha de syllabes exotiques réveillant les images de l’Orient3. On est plongé dans un univers luxueux proche d’un monde rêvé, si bien que ces tapis semblent créer une rupture dans l’esthétique du texte. Avec ce « jardin du rêve », cette « tente de pacha somptueux4 », le grand magasin acquiert une dimension quasiment féérique et fantastique. Si, avec le salon oriental, nous sommes plongés dans un conte aux saveurs mauresques, le grand magasin allie régulièrement l’exotisme et la féérie dans ses stratégies commerciales. Ainsi, lors de la deuxième grande vente, l’exposition des ombrelles offre une nouvelle apothéose de merveilles aux clientes ébahies :
Autour des arcades des étages supérieurs, elles dessinaient des festons, le long des colonnes, elles descendaient en guirlandes ; sur les balustrades des galeries, jusque sur les rampes des escaliers, elles filaient en lignes serrées ; et, partout, rangées symétriquement, bariolant les murs de rouge, de vert et de jaune, elles semblaient de grandes lanternes vénitiennes, allumées pour quelque fête colossale. Dans les angles, il y avait des motifs compliqués, des étoiles faites d’ombrelles, à trente-neuf sous, dont les teintes claires, bleu pâle, blanc crème, rose tendre, brûlaient avec une douceur de veilleuse ; tandis que, au-dessus, d’immenses parasols japonais, où des grues d’or volaient dans un ciel de pourpre, flambaient avec des reflets d’incendies.
Madame Marty cherchait une phrase pour dire son ravissement, et elle ne trouva que cette exclamation :
– C’est féerique5 ! »
La dimension merveilleuse de cet étalage aux accents une nouvelle fois orientaux (du plus proche au plus extrême avec Venise et le Japon), est explicitement convoquée, grâce au cri du cœur de madame Marty. Cette fois, le dépaysement n’est pas rendu par l’inflation toponymique des noms des provenances des marchandises, mais grâce à la mention de la polymorphie des ombrelles, prenant diverses formes (festons, guirlandes, lignes serrées), ombrelles qui sont sujets de la phrase, ce qui accentue la dynamique de l’exposition tout en donnant l’impression d’un mouvement spontané et autonome des objets, augmentant leur dimension fantastique : nous avons la sensation de voir les ombrelles se déployer et s’envoler dans une sorte de farandole magique, accompagnées par les grues mordorées ramenant avec elles un rien de la splendeur japonaise. Le dépaysement passe également par la comparaison avec les lanternes vénitiennes, nouveau procédé de « délocalisation », ainsi que par la mention des variations lumineuses, qui oscillent entre la « douceur de veilleuse » et l’éclat des « reflets d’incendies ». Autre indice de la dimension mirifique de l’exposition, la réaction de madame Marty, qui peine à trouver des mots assez forts pour rendre compte de son émerveillement (la tournure restrictive signale d’ailleurs l’échec de la tentative de verbalisation) : l’ineffable fait face au féérique.
On le constate, le grand magasin est l’épicentre d’un alliage paradoxal : à la fois symbole de la plus extrême modernité (d’abord architecturale, le fer côtoyant le verre) et écrin d’un exotisme et d’un merveilleux pittoresque et traditionnel (très en vogue à l’époque), à la fois système extrêmement prosaïque (espace d’un nouveau type de commerce, il réfléchit en termes d’offre et de demande, de quantité et de rentabilité) et lieu où la poésie côtoie le fantastique : le magasin est l’enceinte d’une modernité merveilleuse, capable de la plus incroyable des synthèses. Brian Nelson remarque d’ailleurs les efforts déployés par le grand magasin pour stupéfier les clients et évoque « la séduction du pur spectacle, le plaisir de l’œil face à un déploiement quasi orgiaque d’objets merveilleux présentés dans leur emballage extraordinaire et protégés de l’extérieur par un cocon de chaleur et de lumière1 ». Il conclut que « les grands magasins offraient une sorte de monde des Mille et une nuits où l’assouvissement n’avait de bornes ni dans le temps, ni dans l’espace2 ».

Le paysage du grand magasin

Inversement, chez Zola, la nature a pleinement sa place parmi l’artifice, et il arrive au romancier d’inverser son système métaphorique dans Au Bonheur des dames, où l’on ne compte plus les métaphores naturelles pour désigner les marchandises. Pour ne relever que quelques exemples, notons cet usage de l’arc-en-ciel pour faire état de l’éventail des couleurs proposées aux clientes : « Une exposition de soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus délicats des fleurs […] ; plus bas encore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel1. » La métaphore nature-artifice permet une nouvelle fois de mieux rendre compte de la texture et de la matérialité des textiles, par exemple pour en souligner la légèreté, avec de nombreuses occurrences de la neige tout au long du roman, Zola évoquant, entre autres, la « neige des dentelles2 », les flocons traduisant la blancheur éclatante et la volatilité des tissus. Avec ces références neigeuses, Zola joue beaucoup des contrastes chromatiques qui strient cette serre marchande, que ce soit l’or sur le blanc (« plus loin, au blanc, un angle de soleil, entré par la vitrine de la rue Neuve Saint-Augustin, était comme une flèche d’or dans la neige3 ») ou le blanc sur le noir (« les étiquettes blanches des pièces étaient comme une volée de rares flocons blancs, mouchetant un sol noir de décembre4 »).
Au sein de ce vaste réseau métaphorique, la tonalité des descriptions des marchandises du Bonheur semble parfois varier en fonction des éléments naturels évoqués. Ainsi, le végétal est très souvent source d’admiration, et permet de souligner la richesse des couleurs synthétiques qui égalent voire surpassent celles de la nature, tandis que l’élément liquide traduit souvent une dimension plus angoissée et plus angoissante de la description ; à maintes reprises, l’eau est perçue comme une force dangereuse et Zola la fait intervenir pour mieux signifier la dimension gigantesque des empilements d’étoffes dans cet opulent festin offert par Mouret à ses clientes. Ainsi, il évoque souvent cette mer de chiffons qui semble menacer d’engloutissement celles qui y aventurent leur barque, qui brinquebalera et s’abîmera dans ses abysses, par exemple au chapitre II, où il décrit le système d’envoi et de réception des produits en faisant intervenir l’élément liquide : « Tous les arrivages entraient par cette trappe béante ; c’était un engouffrement continu, une chute d’étoffe qui tombaient avec un ronflement de rivière1. » On le voit, avec ses arcs-en-ciel, ses fleuves et ses océans, le grand magasin constitue un monde à lui seul. Zola transforme l’espace du commerce en vaste paysage, c’est une recréation du monde extérieur, mais en aucun cas un mimétisme : en cela, le grand magasin devient le comble de l’artifice. En effet, il invente sa temporalité en fonction de ses collections et a toujours une saison d’avance par rapport au cycle naturel2, comme le remarque parfaitement Véronique Cnockaert, qui convoque Roland Barthes et son Système de la mode, pour analyser ce décalage entre monde de l’artifice et monde naturel : Cette distorsion temporelle, qui veut que la mode ait toujours une saison d’avance, crée au sein du magasin un ʻʻhors tempsˮ en marge du temps historique, ce qui fait dire à Roland Barthes que ʻʻla Mode s’emploie à élaborer une temporalité fictiveˮ.
Par ailleurs, elle intensifie le caractère indépendant et souverain du magasin qui fait, en termes de mode, la pluie et le beau temps3. »
Ainsi la métaphore, en brouillant les frontières traditionnelles entre le naturel et l’artificiel, permet d’enrichir les représentations et les modalités descriptives de l’étoffe, qui n’est plus seulement considérée comme objet référentiel mais comme support poétique à une langue qui elle-même s’enrichit et « s’épaissit » en quittant les écritures comptables et catalogues ». Il convient désormais de montrer que ce type d’écriture permet une innovation, pas seulement en suggérant des rapprochements métaphoriques, mais dans sa matière même, ouvrant le champ à une nouvelle manière de voir et de sentir.

Musique et parfums des tissus

Musique des tissus

S’il fallait se convaincre que les étoffes ont partie liée à l’audition, il suffirait de se remémorer l’image captivante du drap étouffant les sons cuivrés du cor de monsieur Lhomme : « il jouait du cor, grâce à un système ingénieux de pinces ; et, comme madame Lhomme détestait le bruit, il enveloppait son instrument de drap, le soir, ravi quand même jusqu’à l’extase par les sons étrangement sourds qu’il en tirait1. » Ici, l’étoffe est complice du musicien, elle joue le rôle de sourdine tout en permettant au mari de s’adonner malgré sa femme à sa passion, variant les sonorités. Mais les étoffes jouent souvent leur propre partition, font entendre leurs propres sons, et nous devons tendre l’oreille aux bruits qu’elles manifestent. En effet, la vue n’est certainement pas le seul sens sollicité lors des évocations des tissus dans nos romans. Malgré une présence plus discrète que la dimension visuelle, la dimension auditive des vêtements n’est en aucun cas à négliger, comme l’a parfaitement prouvé Soshana-Rose Marzel, qui analyse les manifestations auditives liées aux textiles pour en tirer la conclusion suivante : « Il en ressortira que la sonorité textile remplit plusieurs fonctions narratives : celles de créer des atmosphères, de matérialiser la relation intime, d’introduire une figure de style et enfin, de diffuser quelques codes culturels2. » Il convient donc de ne pas passer sous silence cet aspect primordial de la caractérisation des textiles, en particulier dans les romans zoliens. Cette musicalité, tout en octroyant aux étoffes qui murmurent ainsi à nos oreilles une dimension fascinante, leur donne un degré de réalité supplémentaire et permet de rendre davantage tangible leur présence.
Que ce soit dans La Curée ou dans Au Bonheur des Dames, les bruits produits par les tissus participent en effet de la création d’une ambiance, augmentant l’effervescence d’une scène. Cela semble être particulièrement le cas dans le roman du commerce moderne, dans lequel nous trouvons quelques mentions de cet aspect auditif, par exemple au chapitre III : « Des drapeaux flottaient à la porte, des pièces de lainage battaient l’air frais du matin, animant la place Gaillon d’un vacarme de fête foraine1. » Les claquements au vent de ce nouveau type d’oriflammes permettent de renforcer l’ambiance de fête foraine qui règne aux abords du grand magasin, immergeant le lecteur dans la scène. Même remarque en ce qui concerne les mentions des frôlements des jupes, qui s’ancrent parfaitement dans l’atmosphère de différentes scènes, nocturnes, lorsque Pauline quitte subrepticement la chambre de son amie Denise au chapitre V (« La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore les mains ; et Pauline fila légèrement, rentra chez elle, sans laisser d’autres bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu du sommeil, écrasé de fatigue, des autres petites chambres2 ») ou diurnes, quand de tels frôlements sont encore perceptibles, avant que le gigantesque brouhaha des clientes n’envahisse le grand magasin (« Le pas d’un commis, des paroles chuchotées, un frôlement de jupe qui traversait, y mettaient seuls des bruits légers, étouffés dans la chaleur du calorifère3. ») Ici marqueur du calme et de la discrétion, la manifestation auditive des vêtements peut tout aussi bien accentuer, au contraire, l’hyperactivité et le tapage mondain. Ainsi, parmi la profusion des sens, il n’est pas étonnant de retrouver cette dimension auditive des vêtements lors de la réception donnée par le couple Saccard, au début de La Curée : « Puis, quand tout le monde eut trouvé son nom, écrit sur le revers de la carte du menu, il y eut un bruit de chaises, un grand froissement de jupes de soie4. » Sensible à ce froissement, Soshana-Rose Marzel note qu’il « s’intègre dans le luxe de l’événement relayé par les épaules nues étoilées de diamants et le rayonnement de la table5 », et rejoint les conclusions de Georges Matoré qui déclare que « dans La Curée, les sons jouent souvent un rôle anecdotique et ont pour but de créer une atmosphère6 ».
En effet, le froissement des toilettes vient compléter une scène aux forts enjeux sensoriels et renforce l’impression d’écrasante opulence qui se dégage des salons de l’hôtel Saccard, mais l’anecdote a le mérite de se faire entendre, d’autant plus que ce froissement participe certes d’une atmosphère mais tend parfois à devenir plus qu’un détail parmi d’autres. Il acquiert en effet la dimension symbolique de marqueur de la vie à outrance menée par les Saccard : « Appartement de tapage, d’affaires et de plaisirs, où la vie moderne, avec son bruit d’or sonnant, de toilettes froissées, s’engouffrait comme un coup de vent1. » Plus qu’un élément « créateur d’ambiance », ce froissement qui emplit les couloirs de l’hôtel particulier représente, dans une sorte de rapport métaphorique, l’assourdissante activité qui ébranle les murs de la bâtisse, ce bruit, conjugué à celui des écus sonnants et trébuchants, devient un des avatars de cette vie vouée à l’argent menée par Aristide. Sa présence suffit à signaler les appétits voraces de l’entrepreneur, alors que l’imparfait signale la permanence de ce bruit, qui emplit la vie des Saccard sans jamais s’éteindre, à la manière d’un point d’orgue2. C’est justement ce caractère ininterrompu du son des étoffes qui devient angoissant et qui permet au son de dépasser la fonction de création d’atmosphère. Ainsi, dans Au Bonheur des Dames, le son des lames contre les toiles permet certes de rendre au mieux l’ambiance des coulisses du grand magasin, mais témoigne également de l’appétit vorace des clientes, et devient une manifestation du nouveau type de commerce créé par Mouret : « Des pièces entières y passaient, on expédiait par an plus de soixante mille francs d’étoffes, ainsi déchiquetées en lanières. Du matin au soir, les couteaux hachaient la soie, la laine, la toile, avec un bruit de faux3. » La présence de l’imparfait, conjuguée à la précision « du matin au soir » inscrit la scène dans une durée atemporelle : le bruit de cette mise à mort rejoint ainsi les métaphores plus traditionnelles de la déglutition constamment utilisées pour caractériser le grand magasin. On retrouve exactement le même procédé quelques pages plus loin, où le son semble se répéter encore et toujours, à la manière d’une coda sempiternellement reprise : « On entendait le bruit des ciseaux mordant le tissu, et cela sans arrêt, au fur et à mesure du déballage, comme s’il n’y avait pas eu assez de bras pour suffire aux mains gloutonnes et tendues des clientes4. » La musique des tissus oscille donc entre fonction sensorielle et fonction signifiante : elle vient renforcer la description d’une scène en y ajoutant une donnée phonique, ce qui permet de pousser la dimension sensorielle à son paroxysme tout en délivrant un sens au lecteur.

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Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE I. LES FILS DU TEXTE
1.1. DE L’ESTHÉTIQUE NATURALISTE AU DÉCENTREMENT DU RÉEL
1.1.1. Matière du réel
1.1.1.1. La justesse du mot
1.1.1.2. Soie et sous, splendeur et misères des femmes parées
1.1.2. Une écriture poétique du textile ?
1.1.2.1. Le décentrement du réel
1.1.2.1.1. Mille et Une Nuits chez les Saccard : costumes de mi-carême, à mi-chemin entre réalisme et exotisme
1.1.2.1.2. Mille et Une Nuits chez Mouret : exotisme et enchantement des marchandises
1.1.2.1.3. Songes d’une nuit d’été : rêve et cauchemar
1.1.2.2. L’étoffe métaphore : nature et artifice
1.1.2.2.1. Paradis artificiels ?
1.1.2.2.2. Le paysage du grand magasin
1.2. MOIRE DU MOTIF, CONDENSE DES SENS
1.2.1. Musique et parfums des tissus
1.2.1.1. Musique des tissus
1.2.1.2. Fragrances des étoffes
1.2.2. Picturalité des tissus :
1.2.2.1. L’œil de l’artiste, une attention aux potentialités picturales des toilettes
1.2.2.1.1. Zola ou l’incendie des tissus
1.2.2.1.2. Chérie et les douces nuances
1.2.2.2. Émile et Edmond, une écriture artiste ?
1.2.2.2.1. Fragmentation et tentation de l’abstraction
1.2.2.2.2. Écriture de la surface
PARTIE II. AU FIL DES CONTES
2.1. RENÉE, UNE PEAU D’ÂNE INVERSÉE ?
2.1.1. Quand les toilettes tissent l’inceste
2.1.2. Marraines défaillantes
2.1.3. Renée et ses peaux, belle et bête
2.2. AIGUILLES ET ÉPINGLES, DES HÉROÏNES ENTRE VICE ET VERTU
2.2.1. Chérie, l’impasse des aiguilles, l’impasse des épingles
2.2.2. Miroir mon beau miroir… Épingler les vices des narcissiques
2.2.3. Grâce aux aiguilles, tirer son épingle du jeu
2.3. LES LIENS DU MARIAGE, INITIATIONS (IN)ACHEVÉES
2.3.1. Denise, une nouvelle Cendrillon ?
2.3.1.1. Laine contre soie, le problème de la métamorphose
2.3.1.2. Histoires de souliers, le contre-pied du merveilleux ?
2.3.2. Le bal, où la fête comme lieu d’éternelle défaite
PARTIE III. EFFILOCHER LE PERSONNAGE
3.1. L’HABIT ET LE CORPS, ENTRE RÉIFICATION ET CORROSION :
3.1.1 Quand le corps ne s’appartient plus
3.1.1.1. Regards masculins, observation et réification
3.1.1.2. Poupées parisiennes
3.1.2. Quand le fil n’a plus besoin du nerf
3.1.2.1. Dévitalisation des corps, vitalisation des étoffes
3.1.2.2. Amalgame parure et épiderme
3.2. LEURS VIES NE TIENNENT PLUS QU’À UN FIL
3.2.1. Grands magasins, grandes aliénations
3.2.1.1. Hystériques du textile
3.2.1.2. Kleptomanes en série
3.2.1.3. Jeux de spécularité… mimétisme et narcissisme
3.2.2. Détraquement des poupées
3.2.2.1. Du sang sur les draps, le dérèglement des règles
3.2.2.2. Les affres derrière les fards
3.2.2.3 La question de l’androgynie : femmes phalliques, femmes (im)puissantes
3.3. CORRUPTIONS MORALES
3.3.1. L’étoffe étouffe la filiation
3.3.1.1. Chérie et ses aïeuls, de l’épée aux jupons
3.3.1.2. Renée et son père, dichotomie en noir et blanc
3.3.2. Désacralisations
CONCLUSION
REMERCIEMENTS
ANNEXES
TABLE DES MATIÈRES

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