Agriculture et qualité des eaux
Une pollution généralisée des eaux souterraines par les activités agricoles
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle ont émergé des problèmes de qualité des eaux en lien avec l’activité agricole (Hénin, 1980). Les eaux souterraines ont ainsi connu une augmentation drastique des concentrations en nitrates et en pesticides. Cette tendance est liée à un développement constant des surfaces en grandes cultures et à l’essor de modes de production agricole intensifs, basés sur le recours aux engrais minéraux et aux produits phytosanitaires dans la conduite des cultures (Morlon et al., 1998; Souchère et al., 2003). Elle débouche aujourd’hui sur une pollution généralisée des masses d’eau souterraines dans les pays développés (Kolpin et al., 1998; Strebel et al., 1989) et plus particulièrement en France. En 2009, 41% des masses d’eau souterraines françaises n’étaient pas en bon état chimique selon les critères de la Directive-Cadre sur l’Eau (DCE) (ONEMA, 2010). En 2007, 58% des points de prélèvement du réseau de contrôle DCE enregistraient des teneurs en nitrate supérieures à 10 mg/L (SOeS, 2010). Ces teneurs dépassent le seuil de potabilité (50 mg/L de NO3- ) sur 9% des points de prélèvement. Les pesticides sont détectés dans les deux tiers des masses d’eaux souterraines et sur 57% des stations. Les dépassements de la valeur seuil pour la potabilité de l’eau (0,5 ug/L) concernent 4% des ouvrages prélevés.
La contamination des nappes par les nitrates et les pesticides génère des coûts importants pour la collectivité. La France fait ainsi partie des pays européens les plus sanctionnés par l’Union Européenne pour manquement aux obligations imposées par la Directive-Cadre sur l’Eau (Cour des comptes, 2010). Ces pollutions entrainent également des coûts associés aux opérations de traitement des eaux potables. Selon les estimations du Commissariat Général au Développement Durable (Bommelaer et Devaux, 2011), les volumes d’eaux traitées pour les nitrates et les pesticides représenteraient respectivement 10 et 45% des volumes d’eau potable prélevés. Le coût de ces traitements serait compris entre 380 à 720 M€/an. La contamination des ressources en eau potable induit également des opérations de mélanges des eaux, voire la mise en service de nouveaux ouvrages consécutive à l’abandon d’un captage trop pollué. Les pollutions d’origine agricoles par les nutriments et les produits phytosanitaires sont la principale cause de ces abandons, avec 878 captages concernés entre 1998 et 2008 (Secrétariat d’Etat chargé de la Santé, 2012). La préservation des ressources en eau potable sur le long terme constitue ainsi un enjeu majeur pour les collectivités locales.
« Une amélioration trop lente de la qualité des eaux »
A partir des années 80, les pratiques agricoles évoluent pour faire face à des enjeux environnementaux émergents, en particulier à la pollution croissante des masses d’eau souterraines. Ce changement de paradigme, souvent qualifié de passage à une « agriculture raisonnée », s’appuie sur des modalités pointues d’ajustement de l’utilisation des intrants qui permettent théoriquement d’améliorer les marges à l’ha et de réduire les externalités négatives associées aux pratiques agricoles (Paillotin, 2000). Il se traduit par la diffusion d’outils d’aide à la décision permettant l’ajustement des doses, des dates et des formes d’apport d’engrais (Meynard et al., 1997; Soulard, 1999). Le recours au bilan prévisionnel est aujourd’hui largement répandu, via la réalisation de plans de fumure obligatoires dans les zones Directive Nitrates. Cette remise en cause se traduit également par le développement de pratiques reposant sur une utilisation plus fine des pesticides : ces pratiques de protection raisonnée visent à moduler les traitements phytosanitaires (produits, doses, dates d’utilisation) en fonction de seuils de présence des adventices, des maladies ou des ravageurs sur les parcelles (Butault et al., 2010). La diminution de l’impact environnemental associé à l’utilisation des pesticides repose également sur le développement de nouvelles matières actives moins nocives et/ou moins polluantes, comme par exemple des substances peu susceptibles d’être entraînées vers les ressources en eau souterraines.
La généralisation de ces « bonnes pratiques agricoles » n’a pas eu un impact significatif et généralisé sur les concentrations en nitrates et en pesticides dans les nappes. Les chiffres relatifs à l’évolution des concentrations en nitrates entre 1997 et 2007 font état d’une dégradation lente mais continue de la qualité des eaux souterraines, tandis que les eaux de surface connaissent une stagnation relative des concentrations rendue possible par la diminution des pollutions ponctuelles (SOeS, 2010). Sur la même période, les chroniques de concentration des pesticides mettent en évidence des substitutions entre produits .
L’absence de réduction significative des concentrations en polluants n’est pas seulement le fait de l’inertie des masses d’eau souterraines ou de la dégradation lente des substances les plus rémanentes. En effet, les chiffres relatifs aux quantités d’intrants consommées ne mettent pas en évidence une réduction significative de l’utilisation des produits incriminés. La quantité d’azote par ha de surface fertilisable en France métropolitaine enregistre une légère baisse sur les 20 dernières années, en passant de 84 à 82 kg N/ha (chiffres de l’Union des Industries de la Fertilisation, 2013). Des pics de consommation apparaissent, en relation avec l’évolution des prix du pétrole et des productions agricoles ; ces pics mettent en évidence la réversibilité de la diminution observée et le maintien d’un raisonnement économique pour l’utilisation de ces engrais (SOeS, 2010). La consommation de pesticides enregistre quant à elle une diminution générale des quantités vendues depuis le début des années 2000 (SOeS, 2010). Cette diminution importante (-21% entre 2001 et 2008) doit néanmoins être nuancée car elle ne prend pas en compte les effets de substitution des substances par de nouvelles matières actives efficaces à plus faibles doses (Aubertot et al., 2005).
Lorsque l’on s’intéresse à l’évolution du nombre de « doses-unités » , on constate une stagnation globale du recours aux pesticides. Là aussi, une forte variabilité interannuelle de la consommation est constatée : elle met en évidence des stratégies de sécurisation des rendements lorsque les cours sont élevés.
La généralisation des « bonnes pratiques agricoles », notamment dans les zones vulnérables, n’a pas permis une reconquête de la qualité de l’eau. L’impact relatif d’une amélioration partielle des pratiques existantes sur les concentrations en nitrates est confirmé par des travaux de modélisation réalisés à différentes échelles (Lam et al., 2011; Thieu et al., 2011). Ces travaux simulent l’évolution de l’état des ressources en eau en fonction de différents scénarios et mettent en évidence la nonatteinte des objectifs de la DCE en cas d’application généralisée des bonnes pratiques agricoles. Les tendances observées et simulées des concentrations en polluants dans les nappes plaident donc pour une remise en cause profonde des pratiques agricoles.
De nouveaux outils pour restaurer la qualité des eaux souterraines
Le contexte réglementaire relatif aux enjeux de qualité des eaux a connu récemment des évolutions importantes. La DCE (Directive 2000/60/CE) fixe des objectifs ambitieux de reconquête de la qualité de l’eau en imposant de revenir au bon état écologique des eaux et des milieux aquatiques d’ici 2015. Face à cette obligation de résultats et aux risques forts de ne pas atteindre les objectifs fixés sur une proportion élevée des masses d’eau françaises (Lefeuvre et al., 2005), la Cour des Comptes (2010) pointe l’insuffisance des « instruments de la gestion durable des eaux », notamment les instruments associés aux enjeux de réduction des pollutions diffuses. La Cour des Comptes met également en exergue le niveau de contractualisation faible des mesures agro-environnementales (MAE) et l’« allocation non optimale des ressources de la politique de l’eau », qui se traduit par une domination forte des financements associés aux actions curatives par rapport aux montants alloués aux actions préventives . La mise en application de la Directive Nitrate sur les zones vulnérables a certes permis une diffusion des outils de raisonnement de la fertilisation mais est jugée insuffisante par rapport aux enjeux de reconquête de la qualité de l’eau. Derrière l’insuffisance des instruments, c’est bien les « bonnes pratiques agricoles » qui sont remises en cause : pour reconquérir la qualité de l’eau, il ne s’agit plus seulement d’améliorer l’utilisation des intrants mais de la réduire.
Le Grenelle de l’Environnement, initié en 2007, réaffirme la nécessité d’une diminution drastique de l’usage des intrants. A l’échelle nationale, le plan Ecophyto fixe un objectif ambitieux de diminution de 50% des fréquences de traitements en pesticides à l’horizon 2018. Afin de préserver sur le long terme la qualité des ressources utilisées pour l’alimentation en eau potable (AEP), un nouveau dispositif réglementaire est créé. La loi Grenelle 1 aboutit en 2009 à l’identification de 532 captages prioritaires , pour lesquels une Aire d’Alimentation du Captage (AAC) est délimitée (MEDDTL et MAAPRAT, 2010a). L’AAC est définie comme l’ensemble « des points de la surface du sol qui contribue à l’alimentation du captage » (Vernoux et al., 2007).
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. Contexte de la thèse
1.1 Agriculture et qualité des eaux
1.1.1 Une pollution généralisée des eaux souterraines par les activités agricoles
1.1.2 « Une amélioration trop lente de la qualité des eaux »
1.1.3 De nouveaux outils pour restaurer la qualité des eaux souterraines
1.2 Développer l’agriculture biologique sur les AAC
1.2.1 « L’agriculture biologique : l’alternative pour protéger l’eau durablement »
1.2.2 Des freins majeurs au développement de l’AB sur les AAC
1.2.3 Quelles formes d’agriculture biologique sur les AAC ?
1.3 Présentation de la thèse
1.3.1 Objectifs généraux de la thèse
1.3.2 Vers une typologie des exploitations sur les territoires à enjeu eau
1.3.3 Positionnement (inter)disciplinaire de la thèse
Chapitre 2. Synthèse bibliographique et problématique
2.1 Méthodes pour évaluer la contribution potentielle d’un développement de l’AB sur les AAC
2.1.1 Des biais importants dans les études comparatives
2.1.2 Vers une adaptation des méthodes d’évaluation
2.2 Envisager des conversions à l’AB sur des exploitations conventionnelles à l’échelle d’un territoire
2.2.1 Définir le potentiel de développement de l’AB sur un territoire
2.2.2 Les trajectoires vers l’AB, des objets complexes
2.2.3 Proximités à l’AB et propension à la conversion
2.3 Comprendre les pratiques des agriculteurs
2.3.1 Analyser les « raisons de faire » à l’origine des systèmes de culture
2.3.2 Intérêts et limites des cadres d’analyse compréhensive des pratiques pour la démarche typologique
2.4 Problématique et objectifs scientifiques de la thèse
2.4.1 Problématique
2.4.2 Objectifs scientifiques et résultats attendus
Chapitre 3. Dispositif de recherche
3.1 Une démarche de thèse basée sur un concept original : les principes d’action
3.1.1 Une méthode hybride pour étudier la diversité des profils d’agriculteurs
3.1.2 Définitions conceptuelles : principes d’action et postures techniques
3.2 Un dispositif conçu autour de deux terrains complémentaires
3.2.1 Des enjeux de restauration de la qualité des eaux souterraines
3.2.2 Une vulnérabilité variable sur les zones à enjeu eau
3.2.3 Des systèmes de production contrastés
3.2.4 Un développement limité de l’AB
3.3 Dispositif d’enquête
3.3.1 Stratégie d’échantillonnage
3.3.2 Des exploitations diversifiées sur les zones à enjeu eau
3.3.3 Conduite des entretiens
3.4 Méthodes d’analyse des entretiens
3.4.1 Analyse compréhensive des pratiques via les principes d’action
3.4.2 Evaluation des pressions sur les zones à enjeu eau
Chapitre 4. De la diversité des principes d’action à celle des postures techniques
4.1 Diversité des principes d’action
4.1.1 Principes d’action relatifs à l’organisation de l’assolement
4.1.2 Principes d’action relatifs aux pratiques culturales
4.1.3 Analyse des principes d’action par agriculteur sur les deux terrains
4.2 Diversité des postures techniques
4.2.1 Présentation des grilles techniques
4.2.2 Résultats de l’analyse multivariée
4.2.3 Variabilité inter et intra-groupe des postures techniques
4.2.4 Synthèse de l’analyse des postures techniques sur les deux terrains
Chapitre 5. Origine et distribution spatiale des pressions sur les zones à enjeu eau
5.1 Variabilité et distribution spatiale des pressions relatives aux systèmes de culture sur les zones à enjeu eau
5.1.1 Abstract
5.1.2 Introduction
5.1.3 Materials and methods
5.1.4 Results
5.1.5 Discussion
5.1.6 Conclusions
5.2 Evaluation des principes d’action par rapport aux enjeux de qualité des eaux
5.2.1 Postures techniques et niveaux de pressions sur la lixiviation des nitrates
5.2.2 Postures techniques et niveaux de recours aux pesticides
5.2.3 Distribution spatiale des postures techniques sur les zones à enjeu eau
5.2.4 Synthèse sur les interactions entre principes d’action et niveaux de pressions
Conclusion
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