Æthelred II et le massacre de la Saint-Brice

Une diffusion orale ?

                 Avant de continuer cette présentation des sources, il convient de rappeler que l’oral a pu jouer un rôle important dans la diffusion du mythe du massacre de la Saint-Brice. Qu’il s’agisse d’un massacre à l’échelle de l’Angleterre ou de quelques simples exécutions, sauvages ou organisées, il est quasiment certain que l’événement est raconté, probablement déformé par le bouche à oreille à travers les campagnes et les villes anglaises et peut-être même dans les contrées qui sont en contact avec l’Angleterre (Écosse, Irlande, Galles, Normandie, Scandinavie). P. Bauduin évoque un « halo de légendes 20 » qui entoure le massacre et se répand oralement, ce qui donne vie à des histoires qui se racontent potentiellement encore plusieurs siècles après et qui ont pu influencer les grands chroniqueurs des XIe, XIIe et XIIIe siècles. L’historien ajoute, à propos du compte rendu du massacre que fait la Chronique anglo-saxonne, qu’« il est possible que l’entrée ait été influencée par des récits circulant après l’événement21 ». De la même manière, E. van Houts écrit de Guillaume de Jumièges que « certaines des sources qu’il utilise pour les événements après 996 étaient indéniablement orales 22 ». De même, dans son Historia Anglorum, Henri de Huntingdon évoque les histoires que les anciens de son village lui racontaient au cours de son enfance. Né vers la fin des années 1080, le chroniqueur n’est assez grand pour entendre ces histoires qu’avec l’avènement du XIIe siècle. Il fait donc là référence à des récits qui lui sont relatés par des hommes qui les ont sans doute eux-mêmes déjà entendus d’hommes plus âgés. Simon Keynes écrit que « ce serait une erreur d’insinuer que la détérioration de la réputation d’Æthelred était exclusivement un phénomène littéraire […] Il apparaît, comme on peut effectivement s’en douter, que des traditions à propos des événements du règne circulaient oralement aux XIe et XIIe siècles, et vraisemblablement encore par la suite. » Il est donc très probable que le massacre de la Saint-Brice, comme de nombreux épisodes au Moyen Âge, fasse beaucoup parler de lui. On sait également l’importance de la tradition orale à cette époque, j’en veux pour preuve le succès des sagas scandinaves ou encore l’importance déjà séculaire de la poésie politique en Occident, d’autant plus que la majeure partie de la population ne lit pas. Il est peu probable que l’Anglais moyen s’intéresse aux chroniques et aux chartes royales à cette période. La diffusion orale devait être un phénomène assez vivace. Malheureusement, il est impossible de garder des traces de cette dernière, ainsi nos connaissances de son influence sur les textes n’est guère plus qu’incertitudes et suppositions – il faut néanmoins garder à l’esprit qu’elle joue un rôle dans la construction de la légende.

L’histoire au secours de l’identité anglaise

                    Le jour de Noël de l’an 1066, le duc Guillaume II de Normandie est couronné roi d’Angleterre après avoir vaincu Harold Godwinson à la bataille d’Hastings et conquis le pays. C’est un moment charnière pour la société anglaise : la dynastie de Wessex qui a longtemps régné et œuvré à réunir les Anglo-Saxons sous une seule bannière n’est plus au pouvoir depuis tout juste un an avec la mort d’Édouard le Confesseur 31 , et désormais ce sont les envahisseurs normands qui importent outre-Manche leur culture, leur langue et leur système féodal. Le changement est assez brutal et peu à peu émerge le besoin de sauvegarder l’identité anglaise. La première moitié du XIIe siècle correspond à ce moment déterminant : après près d’un demi-siècle de domination étrangère, on assiste à l’élaboration de ce qu’O. de Laborderie appelle une identité nationale anglaise32, expression aussi employée par J. Gillingham qui parle également du développement de l’Englishness33, le fait de se sentir anglais, d’appartenir à cette communauté ethnique et identitaire avec une histoire commune et forte. D’après eux, c’est à ce moment que les Anglo-Normands d’origine anglaise prennent conscience que leur identité est menacée par la rupture nette due à l’arrivée des Normands. Comme l’écrit B. Guenée : « Dès qu’elle prend conscience d’elle-même, une nation veut justifier son présent par son passé. Rien ne lui prouve mieux son existence que son histoire. En un sens, ce sont les historiens qui créent les nations. Il n’y a pas de nation sans histoire nationale. » Pour cette raison, on assiste à une explosion de la production d’ouvrages historiques en Angleterre. C’est en réalité déjà en Occident le début d’une période de profusion de l’écrit historique car plusieurs événements émeuvent comme la première croisade ou la querelle des investitures. O. de Laborderie avance qu’en Angleterre, cette production est sans précédent et sans équivalent en Occident à ce moment précis. Ceux que B. Guenée qualifie d’une « brillante cohorte d’érudits [qui] réussit à garder en mémoire le passé de son pays36 » sont décrits plus en détails par C. Tyerman : « les moines durent justifier leurs privilèges ; les clercs furent forcés de reconsidérer la domination étrangère ; les intellectuels (scholars) se sentirent contraints d’expliquer et de juger le cataclysme qui s’était abattu sur l’Angleterre anglo-saxonne.38 ». En effet, la majorité des auteurs de cet élan historiographique sont issus des communautés monastiques qui craignent le bouleversement de l’ordre établi par certains des anciens rois parmi lesquels Edgar (959-975), le père d’Æthelred II. Ils désirent protéger leur position et leur tradition qui sont encore assez éminentes. Il y a aussi certains clercs qui écrivent, et les récits des séculiers sont d’autant plus intéressants qu’ils sont généralement détachés des récits monastiques qui eux, se ressemblent souvent – il est très fréquent que les chroniqueurs monastiques s’empruntent des éléments les uns aux autres. Afin de sauvegarder ce passé qui pourrait s’effacer, il faut faire face aux contraintes de l’époque. Au XIIe siècle, le vieil anglais n’est quasiment plus lu et les nouveaux auteurs écrivent majoritairement en latin, certains comme E. A. Freeman considèrent d’ailleurs la chronique de Jean de Worcester comme une traduction en latin, étoffée d’annotations supplémentaires, de la Chronique anglo-saxonne. Aussi, le public est plus élargi qu’avant, ce qui se prouve cette fois encore par la multiplication de traductions en latin de textes en vieil anglais : le public voit mis à sa disposition une matière historique importante et ancienne. O. de Laborderie avance aussi que la guerre civile entre 1135 et 1153, voyant s’opposer les partisans d’Étienne de Blois et de Mathilde l’Emperesse, a également participé à renforcer le besoin d’insister sur l’unité du peuple anglais. Il écrit que les ouvrages principalement composés après 1135 « peuvent être analysés comme des appels à la réconciliation et à l’unité nationale face à une crise politique et “identitaire” ». L’historien souligne la présence de caractères communs dans les textes de cette époque : un « anglocentrisme40 » ouvertement assumé, un certain ressentiment par rapport aux traitements du peuple depuis 1066 (ce qui ne rentre donc pas en compte dans la présente étude) et la glorification de l’ancienne dynastie de Wessex. Ce dernier aspect est particulièrement intéressant : nombre de chroniqueurs glorifient Edgar et sont très hostiles à Æthelred, probablement tenu pour responsable de la chute de la dynastie ouest-saxonne.

La chronique anonyme de Saint-Alban

                   Le succès de ces œuvres historiques n’est pourtant pas immédiat. Il est dans un premier temps difficile pour certains discours de pénétrer la sphère de la noblesse d’ascendance normande désormais maîtresse du pays. Toutefois, les ouvrages sont largement diffusés : d’après O. de Laborderie, « on compte au moins 37 manuscrits des Gesta regum Anglorum de Guillaume de Malmesbury (auxquels on peut ajouter 25 manuscrits des Gesta pontificum), plus de 40 manuscrits pour les six différentes versions de l’Historia Anglorum de Henri de Huntingdon et 215 manuscrits pour l’Historia regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth55 (dont les deux tiers pour la seule Angleterre)56 ». Cette diffusion commence à porter ses fruits dans la première moitié du XIIIe siècle, et tout particulièrement au sein de l’abbaye bénédictine de Saint-Alban qui devient alors le centre du travail de l’histoire en Angleterre. Une œuvre qu’il convient d’évoquer ici est la chronique dite « de Jean de Wallingford ». Il a existé deux Jean de Wallingford à Saint-Alban au XIIIe siècle. Le premier est abbé du monastère de 1195 à sa mort en 1214, le second est moine d’environ 1246 ou 1247 à sa mort en 1258, contemporain de Matthieu Paris. En réalité, il semble que cette chronique soit un texte anonyme produit par un moine de Saint-Alban du vivant du second Jean de Wallingford, et compilé avec d’autres documents dans un manuscrit plus large que nous devons à ce même second homonyme. Le texte n’est donc probablement pas écrit par Jean de Wallingford, et nous nous référerons à cette source dans les termes « la chronique attribuée à Jean de Wallingford ». La chronique contient plusieurs erreurs étranges57, ce qui conduit à se méfier de ce qui peut y être avancé. On y trouve plusieurs légendes, notamment de type hagiographique. Malgré tout, ce texte reste très enrichissant pour mon enquête : il est le seul à avancer un argument original et qu’on ne trouve nulle part ailleurs à cette époque, celui de différends culturels liés à l’hygiène qui auraient mené au massacre de la Saint-Brice. Le point de vue du chroniqueur est à la fois proche de ceux des grands auteurs de Saint-Alban détaillés cidessous, mais aussi porteur de son propre lot de curiosités. Certains pensent que la chronique attribuée à Jean de Wallingford est l’une des sources majeures de Roger de Wendover, mais il semble plus vraisemblable que les deux œuvres aient été composées à peu près au même moment, en utilisant des sources communes.

Le dernier élan bénédictin mené à Saint-Alban

                   Au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle, la tradition historiographique, principalement monastique, entame un lent déclin en Occident. En Angleterre, le monastère de Saint-Alban désormais renommé pour sa production d’œuvres historiques n’échappe pas à cette tendance à partir de la mort de Matthieu Paris en 1259. A. Gransden écrit : « Au début du XIVe siècle la tradition de l’écriture historique en Angleterre est au plus bas. » Bien que les renseignements soient pauvres, son successeur semble être William Rishanger. Il entreprend l’écriture de l’Opus Chronicorum, qui est en fait une continuation des Chronica maiora. Il reprend le travail à la mort de Matthieu Paris en 1259 et l’étend jusqu’en 1307. Il ne procède à aucune modification concernant le texte antérieur à 1259. Deux autres moines chroniqueurs de Saint-Alban, Jean de Trokelowe et Henri de Blaneforde, apportent leur pierre à l’édifice. Le premier écrit au début du XIVe siècle, jusqu’à peu après 1330. Là encore peu de choses sont connues sur lui, il pourrait avoir été le scribe de William Rishanger mais il poursuit également l’œuvre de ce dernier de 1307 à 1323. Henri prendra à son tour la suite de son travail au milieu du XIVe siècle. Le peu de renseignements dont nous disposons sur ces auteurs prouve que le monastère de Saint-Alban perd de son prestige en matière de production historique, les moines ne sont plus les grands auteurs réputés du siècle précédent. Aucune des sources citées dans ce paragraphe n’est utile à l’étude du massacre de la Saint-Brice car tous ces auteurs écrivent sur leur propre temps. Le monastère de Saint-Alban doit son dernier élan historiographique à Thomas Walsingham, vivant dans la seconde moitié du XIVe siècle et mort en 1422. Il est en charge du scriptorium comme le furent Roger de Wendover et Matthieu Paris avant lui. Voulant sans doute marcher dans les pas de ses illustres prédécesseurs et notamment Matthieu Paris dans le but de redorer le blason de Saint-Alban, Thomas Walsingham produit de nombreuses œuvres. Ses Chronica maiora sont malheureusement perdues et auraient pu offrir un point de vue différent sur le monde anglo-saxon et sur le massacre de la Saint-Brice, bien qu’il soit probable qu’il en ait recopié des versions antérieures. Les autres textes de sa composition ne traitent pas de la période anglo-saxonne. Dans son Historia Anglicana, il relate les événements de 1272 à 1422, soit cent-cinquante ans d’histoire agitée et pas moins de six règnes. Cela représente un travail important et c’est encore une fois la preuve que plus les siècles passent, plus il y a de choses à raconter ou à légitimer, des choses qui sont d’actualité – l’époque anglo-saxonne est de plus en plus lointaine. Ainsi, ceux qui écrivent l’histoire préfèrent généralement se concentrer sur leur temps plutôt que sur un passé révolu – sauf dans les cas de ceux qui écrivent des histoires générales de l’Angleterre, mais ils sont peu nombreux entre le XIVe et le XVIe siècle. Il est néanmoins une œuvre de Thomas Walsingham qui peut se révéler utile à cette étude. L’Ypodigma Neustriae est une compilation qui résume l’histoire de la Normandie. Il s’agit pour l’auteur d’offrir à Henri V (1413-1422) une enquête sur les ducs normands, ses prédécesseurs, et de légitimer la conquête de la Normandie concrétisée en 1419 dans le cadre de la guerre de Cent Ans. À l’image de Guillaume de Jumièges dont il s’inspire massivement pour la partie concernant l’époque antérieure à la conquête, il n’évoque que rarement Æthelred, seulement dans le contexte des contacts avec les Normands. Le massacre est à quelques mots près copié des Gesta Normannorum ducum, et n’apporte ainsi aucun nouvel élément. Le monastère de Saint-Alban n’a donc pas su conserver sa tradition historiographique au-delà de la vie de Matthieu Paris. Thomas Walsingham produit de nombreuses œuvres et constitue sans doute un digne successeur à Matthieu Paris – C. Tyerman écrit que, grâce à Thomas Walsingham, Saint-Alban connaît un renouveau, mais qu’il n’est qu’une pâle ombre de Matthieu Paris– mais en réalité c’est surtout que la tradition monastique est de moins en moins compatible avec l’entrée de l’Occident dans une ère plus moderne. Il convient également de citer l’œuvre du moine bénédictin Thomas Rudborne, l’Historia maior, produite à Winchester. Malgré son titre, il s’agit en réalité plus d’une histoire de l’Église de Winchester que d’autre chose. De nombreux événements sont passés sous silence, notamment le massacre, et il est difficile de considérer cette absence comme une omission volontaire dans un but précis, au vu du nombre de faits majeurs qui manquent à l’ouvrage.

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Table des matières

Introduction
I. Sources et auteurs
Chapitre premier – Du massacre de la Saint-Brice à Matthieu Paris.
Trois siècles déterminants pour forger la légende
A. Les récits les plus contemporains
B. Les Gesta Normannorum ducum, première pierre jetée sur le règne d’Æthelred
C. Une première floraison historiographique au XII siècle
D. Une deuxième vague portée par les auteurs de Saint-Alban
Chapitre II – Du chroniqueur médiéval à l’historien moderne : la lente transition 
A. Le déclin de la tradition monastique
B. La transition vers la modernité en histoire
Chapitre III – L’émergence de l’histoire moderne 
A. Les précurseurs de l’approche critique
B. Une histoire du massacre plus lucide au XVIII siècle
II. Æthelred II unræd 
Chapitre IV – Une accession au trône chaotique
A. Un roi fratricide ?
B. Des débuts défavorables
Chapitre V – Le gouvernement fragilisé par des querelles internes 
A. Dunstan de Cantorbéry, adversaire politique et spirituel d’Æthelred II
B. Une loyauté fluctuante
Chapitre VI – Anglo-Saxons, Scandinaves, Normands 
A. Face au péril danois
B. Diviser l’ennemi
Chapitre VII – Autour du massacre : causes et conséquences 
A. Les différentes causes proposées par les auteurs
B. La colère de Sven de Danemark
C. Le déroulement des représailles
III. Forger la légende : XI -XIII siècles 
Chapitre VIII – Écrire le massacre au Moyen-Âge : pourquoi les versions diffèrent ? 
A. Des rapports à l’événement subjectifs
B. Le massacre de la Saint-Brice : événement ou argument ?
C. Une dimension religieuse
IV. Le massacre de la Saint-Brice au cœur de la transition historiographique 
Chapitre IX – Les derniers récits médiévaux
A. Le déclin de la tradition monastique
B. Une transition incertaine
Chapitre X – L’émergence de nouvelles références 
A. Une absence de compositions originales
B. Un halo de légendes renouvelé
V. Le massacre de la Saint-Brice au prisme des mutations d’une discipline historique moderne
Chapitre XI – Une nouvelle méthode en histoire : le regard critique
A. Les évolutions de la discipline historique
B. Apporter de nouveaux questionnements
Chapitre XII – Quelle version s’impose ? 
A. L’héritage médiéval
B. Les produits de la méthode critique moderne
C. Quelques illustrations tardives
VI. Le massacre de la Saint-Brice : héritages
Chapitre XIII – Ce que suggèrent les chercheurs 
A. La question de l’ampleur du massacre
B. Les potentiels indices archéologiques
Chapitre XIV – Le massacre de la Saint-Brice porte-t-il bien son nom ?
A. Une dénomination tardive
B. Quelques réflexions sur la dénomination actuelle de l’événement
Chapitre XV – Æthelred II et le massacre de la Saint-Brice dans la fiction 
A. Un personnage encore aujourd’hui moqué dans la culture populaire
B. Le massacre de la Saint-Brice à l’écran : la série Vikings : Valhalla
Conclusion

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