Activité, émotions et théorie : la philosophie comme expérience à part entière

L’objet de notre travail de recherche revêt la particularité d’offrir une problématique qui sous-entend un art de vivre, une activité en lien avec l’objet d’étude. En effet, le contact avec la nature dans la vie quotidienne et la réflexion sur celle-ci sont quasiment envisagés de manière conjointe et de nombreux exemples dans l’histoire illustrent cette démarche. Les philosophes-ermites, à l’instar des expérimentateurs de retraites solitaires au fond des bois, ont souvent mis en évidence cette nécessité de joindre réflexion et pratique dans le questionnement de l’homme sur la nature. L’activité conjointe à l’objet d’étude n’est pas vaine. Nous tenterons de démontrer que celle-ci a une influence sur les idées mêmes, et que plus généralement, l’activité nourrit la réflexion.

En quoi l’activité du philosophe a-t-elle une influence sur sa pensée ? En particulier chez Rousseau, et par ailleurs chez les philosophes de la nature, jusqu’où cette influence s’exerce-t-elle ? Nous aboutirons certainement, compte tenu des sous-entendus que suppose cette problématique, à une interrogation plus avancée portant davantage sur la raison pour laquelle une réflexion sur le lien entre l’homme et la nature ne peut se passer d’une proximité avec celle-ci. Autrement dit, nous passerons d’une conjonction circonstancielle à une nécessité.

La pratique philosophique comme préalable à la théorie peut être divisée en deux parties distinctes : la première désigne l’activité à proprement parler, à savoir la marche, la promenade, la déambulation, la flânerie. La seconde désigne, quant à elle, plutôt une attitude, une posture telle que la solitude ou la rêverie. Ces deux axes correspondent respectivement aux idées « d’aller vers » et de « laisser aller », ou comment le philosophe crée les conditions propices à cette activité d’une part, et d’autre part, comment il fait taire sa cacophonie intérieure pour « accueillir » les impressions. Que nous apprend ce constat ? Que déduire des expériences d’activités préalables à la théorie comme chez Rousseau, et dans un autre registre, à celle de Thoreau ? Par ailleurs, comment interpréter la nécessité de cette attitude solitaire, tantôt vécue comme extraction d’une zone de confort, tantôt comme retour à une sécurité intellectuelle, parce que le penseur est alors affranchi de l’influence de ses semblables.

La présence ou l’omniprésence de la nature dans l’œuvre et la vie de JeanJacques Rousseau

Lire l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau est un exercice qui nous amène à la rencontre de la nature, nature entendue aux sens variés que nous avons mis en évidence en introduction. C’est la raison pour laquelle le lecteur doit faire preuve d’une certaine dextérité dans la définition sous-jacente du mot « nature », en tenant compte de la date de l’œuvre lue et de la fin conceptuelle suivie par l’auteur. C’est ce parallèle que nous souhaiterions mettre en évidence : comment Rousseau met-il en œuvre en théorie et en pratique un projet philosophique fondé sur le vécu (raison sensitive) et sur la conceptualisation? Autrement dit, nous mettrons en évidence les liens étroits entre la vie de Rousseau et les évolutions du concept de nature dans sa pensée. Notre but sera alors de soutenir que les principes de la philosophie gagnent à être pratiqués dans la vie personnelle du penseur.

Émile, Héloïse, et le Contrat Social à Montmorency (1756-1762)

Tout au long de sa vie et de son œuvre, Rousseau a mis à profit le contact avec la nature à différentes fins conceptuelles. D’abord, dans un but pédagogique dans l’Émile, où Rousseau veut jeter les bases d’une éducation naturelle, « bien adaptée au cœur humain » . Dans les livres II et III, Rousseau est particulièrement attentif à proposer à son élève un développement au contact de la nature, en tant qu’environnement, et concrètement Émile est invité à exercer des activités agricoles, ou des promenades en forêt. Ensuite, l’éducation d’Émile est naturelle car elle n’est ni sociale, ni civile. Ce caractère domestique, privé, apporte une connotation négative et critique du genre humain, dont Émile doit être préservé. Florent Guénard a montré dans l’article « La question de l’éducation naturelle dans l’Émile » que «l’Émile ne renonce pas à la politique mais cherche à en établir les conditions modernes d’effectuation ». La nature revêt dans le traité d’éducation de Rousseau un sens encore complexe qu’il nous sera offert de lire dans différentes perspectives au cours de ce travail. Mais ce qui demeure central, c’est qu’elle est un outil, un tremplin en vue d’une théorie globale, à la fois anthropologique, politique, psychologique, éthique. Rousseau l’exprime de nouveau au début du livre premier, en s’adressant à la « tendre et prévoyante mère » :

« Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grand, nous est donné par l’éducation. Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes, et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses. Chacun de nous est donc formé de trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même ; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à mon but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé. Or, de ces trois éducations différentes, celles de la nature ne dépend point de nous, celle des choses n’en dépend qu’à certains égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres, encore ne le sommes-nous que par supposition ; car qu’est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et les actions de tous ceux qui environnent un enfant ? Sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque impossible qu’elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu’on peut faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre. Quel est ce but ? C’est celui même de la nature ; cela vient d’être prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c’est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux autres. » .

Paradoxalement, Rousseau justifie l’importance de l’éducation de la nature par le caractère imprévisible de celle-ci. Alors que l’on pourrait prétendre, au contraire, que les connaissances physiologiques, et celle des écosystèmes, recèlent beaucoup d’interrogations, Rousseau manifeste une confiance dans la relation de l’homme à son environnement. La délicate association entre le siècle rationaliste des Lumières et l’influence mystique du mouvement romantique à venir est appréhendée ici avec une étonnante finesse et une intuition avant-gardiste. Une disposition particulière à Rousseau émerge, dans cet écrit de 1762, alors que le Genevois est maintenant un penseur pleinement possesseur de ses capacités et qu’il est déjà lu et reconnu comme un intellectuel influent.

Une année auparavant, à l’occasion de la parution de La Nouvelle Héloïse, la présence de la nature est également omniprésente et dans diverses acceptions possibles. On retrouve notamment ce thème à la fin du roman, alors que Saint-Preux trouve enfin la paix intérieure au sein de la communauté de Clarens (IV, XI), ainsi que Wolmar, qui, lui, cherche les plaisirs simples de l’existence rustique (V, VII). Le destin de Julie semble être lui aussi brisé, en quelque sorte, par les forces de la nature puisqu’elle meurt noyée dans le lac de Clarens. Peutêtre peut-on aussi établir un parallèle entre la présence croissante de la nature et la découverte de soi pour Saint-Preux et l’accomplissement du destin pour d’autres personnages, au cours du roman. En effet, les différentes parties évoluent d’une action située à l’intérieur des demeures, ou à Paris, ou depuis les contrées lointaines, du bout du monde, vers une action resserrée autour de Clarens, du jardin, des vignes et du lac. Le cheminement vers la sagesse semble s’accompagner nécessairement du rapprochement d’un milieu naturel. Dans ces mêmes années 1762-63, il est incontournable de se rappeler que parait également le Contrat social, dans lequel la nature occupe un statut particulier, à savoir celui d’extraire l’homme d’une condition d’ « animal stupide et borné ». Ce texte politique est singulièrement complexe quant au statut qu’octroie Rousseau à la nature puisqu’on observe un glissement de sens majeur, que l’on étudiera plus précisément dans le chapitre 2. En effet, il faut entendre par nature davantage une essence de l’homme, en tant que constitution naturelle de l’homme, plutôt qu’une nature-environnement. Efforçons-nous alors à penser en termes de nature humaine.

« Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » .

Même si cette déclaration doit être expliquée et commentée en détail, ce qui importe à notre propos présent est la prépondérance du thème de la nature, ou de l’homme naturel dans cette œuvre, parue, rappelons-le, la même année que l’Émile et une année après la Nouvelle Héloïse. Notons également que ces trois œuvres ont été rédigées à Montmorency, alors que l’auteur vit de manière isolée, recluse, au cœur de la forêt.

« Le parc ou jardin de Montmorency n’est pas en plaine, comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de colline et d’enfoncements, dont l’habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue et multiplier pour ainsi dire, à force d’art et de génie un espace en lui-même assez resserré. […] c’est dans cette profonde et délicieuse solitude qu’au milieu des bois, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange que je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de l’Émile dont je dus en partie le coloris assez frais à la vive impression du local où je l’écrivois. » .

Lors de ces années 1756-1762, Rousseau écrit dans un cadre bucolique. Cette expérience fait naître en lui, semble-t-il, une attitude philosophique qui transparaît bien sûr dans sa théorie, mais qui peut avoir aussi une influence sur la personnalité de Rousseau. En effet, souvent, Rousseau s’est efforcé d’ « être lui-même », d’ «être présent à lui-même ». Cette exigence l’a porté de nombreuses années, et trouve son paroxysme dans l’entreprise de l’écriture des Confessions à la fin de sa vie. Cette posture est particulièrement significative si l’on s’attarde sur les conditions dans lesquelles Rousseau passa six semaines sur l’île de Saint Pierre, au bord du lac de Bienne, dans le canton de Berne, alors que venaient d’être censurés le Contrat social et l’Émile. Cette période marque donc une brève parenthèse et un concours de circonstances amène Rousseau à ces conditions de vie, dont il saura tirer profit quant à l’entreprise de « connaissance de soi ».

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Table des matières

Introduction
1 Chapitre 1 : Activité, émotions et théorie : la philosophie comme expérience à part entière.
1.1 La présence ou l’omniprésence de la nature dans l’œuvre et la vie de Jean-Jacques Rousseau
1.1.1 Émile, Héloïse, et le Contrat Social à Montmorency (1756-1762)
1.1.2 « La stratégie de l’île de Saint-Pierre », ou l’exigence d’être soi
1.1.3 Les Rêveries et le paradoxe de la nature sans la nature
1.2 La « présence à soi » et l’exigence d’authenticité.
1.2.1 Le renouveau de l’exercice spirituel stoïcien.
1.2.2 La profession de foi du Vicaire savoyard et « la voix du cœur »
1.2.3 Exigence d’authenticité et misanthropie.
1.3 La solitude comme condition de la pensée
1.3.1 Thoreau, un renouvellement pratique du rousseauisme.
1.3.2 L’émotion et la pensée philosophique, une perspective contemporaine
1.3.3 Rousseau : un système complet d’investigation
2 Chapitre 2 : Le social comme re-connaissance de soi : une lecture contemporaine de la doctrine politique de Rousseau.
2.1 Les sources de connaissance de soi.
2.2 La reconnaissance sociale comme reflet de la connaissance de soi
2.3 Les effets indésirables de la reconnaissance et la recherche du bonheur.
2.4 Thoreau et la responsabilité morale en société.
3 Chapitre 3 : Le contact avec la nature-environnement comme source possible de connaissance morale et éthique
3.1 Le bonheur comme équilibre entre solitude et société, entre nature sauvage et nature transformée, une lecture de La Nouvelle Héloïse
3.1.1 Un roman a priori plus sentimental que moral
3.1.2 La portée morale des personnages
3.1.3 La portée morale du roman
3.2 L’Émile comme prolongement de la théorie morale
3.2.1 Une idée négative de la morale.
3.2.2 La socialisation et la morale
3.2.3 Pourquoi Émile ne peut-il pas être heureux en société ?
3.3 La question morale dans le Second Discours.
3.3.1 Le bonheur n’existe pas pour l’homme naturel
3.3.2 Le bonheur n’existe pas dans la société.
3.3.3 Le bonheur et le Second Discours
4 Chapitre 4 : Anthropologie : mieux connaître la nature pour mieux connaître l’homme
4.1 De l’observation de la nature
4.1.1 Raison sensitive
4.1.2 Propriété privée
4.2 Du travail au cœur de la nature-environnement
4.3 Authenticité
4.4 Du « langage naturel » comme source de connaissance de l’homme
Conclusion

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