Abysses : les imaginaires sous-marins au confluent des sciences

La science populaire et la naissance de lโ€™ocรฉanographie au 19รจme siรจcle

ย  ย La constitution au 19รจme siรจcle de nouveaux savoirs autour de lโ€™exploration de la mer et des ocรฉans (lโ€™ocรฉanographie) est concomitante de lโ€™invention mรชme de lโ€™idรฉe de science, de sa diffusion auprรจs dโ€™un public profane, avide de sensations nouvelles et de merveilleux sรฉculier, alors que sโ€™รฉloigne lโ€™influence des รฉglises dans les sociรฉtรฉs europรฉennes. Pour Guillaume Carnino, cโ€™est au cours du second 19รจme siรจcle que lโ€™idรฉe dโ€™une science au service de lโ€™amรฉlioration de la vie des peuples se rรฉpand. Elle se fait de trois maniรจres, qui reprรฉsentent trois facettes du phรฉnomรจne : ยซlโ€™essor de la โ€˜science populaireโ€™, ancรชtre de notre vulgarisation scientifique, qui permet de comprendre la faรงon dont le grand public dรฉcouvre la science au quotidien ; les arts, qui se saisissent de โ€˜la scienceโ€™ pour en faire un de leurs objets esthรฉticopolitiques, flirtant parfois avec la propagande ; les expositions universelles, dont lโ€™ampleur et la publicitรฉ suscitent lโ€™enthousiasme des foules, et visent, in fine, ร  prouver lโ€™utilitรฉ de la science par lโ€™industrie. ยป Lโ€™รฉmergence dโ€™un discours sur la science est parallรจle ร  la constitution de la notion de ยซ public ยป. Ce terme recouvre le monde profane des amateurs, des curieux ร  la recherche dโ€™un savoir qui transcende la banalitรฉ du quotidien, ceci ร  un moment โ€“ la premiรจre moitiรฉ du siรจcle โ€“ oรน, selon Pierre-Andrรฉ Taguieff, ยซ les projets politiques de la modernitรฉ, tels quโ€™ils prennent figure et consistance du XVIรจme au XIXรจme siรจcle, ont fini par รชtre tous structurรฉs en rรฉfรฉrence ร  lโ€™idรฉe de progrรจs ยป12. Le progrรจs scientifique et technique apparait comme ยซ le paradigme des ยซ grands rรฉcits ยป universalistes, organisรฉs ยซ autour dโ€™un avenir de rรฉdemption ยป, par lesquels la modernitรฉ se fonde et se lรฉgitime ยป En fait, รฉcrit encore Guillaume Carnino, ยซ la science populaire rรฉalise bien plus que lโ€™idรฉe de science au sein de la populationโ€ฆ la science vraie chasse les tรฉnรจbres de lโ€™ignorance, et arrime ainsi lโ€™idรฉe dโ€™un progrรจs triple qui รฉpouse les formes contemporaines du gouvernement des populations : progrรจs de la science elle-mรชme (et donc des connaissances), progrรจs par la science (et donc progrรจs technologique et industriel), enfin progrรจs par la diffusion de la science (qui amรฉliorera la condition morale des peuples) ยป Dรจs lors, le grand rรฉcit du 19รจme siรจcle va trouver un socle commun autour de lโ€™articulation entre connaissances thรฉoriques et savoirs pratiques. Lโ€™impรฉratif dโ€™une connaissance rationnelle et expรฉrimentale, tel quโ€™il se dรฉveloppe dans la premiรจre moitiรฉ du siรจcle, va rencontrer une รฉvolution majeure dans la culture technique occidentale. La formalisation dans la pratique des mรฉtiers existait dรฉjร  depuis longtemps, comme lโ€™รฉcrit Anne-Franรงoise Garรงon, mais codifiรฉe par une transmission orale des savoirs et des compรฉtences, et ร  cette formalisation ancienne on trouve dรฉsormais une formalisation dโ€™un autre type : ยซ รฉcrite, rรฉdigรฉe, mรฉthodique, appuyรฉe sur lโ€™analyse des processus, codifiรฉe par la rhรฉtorique et centrรฉe sur lโ€™efficacitรฉ du processus. ยป Il est remarquable toutefois, quโ€™ร  chaque avancรฉe de la science dans un domaine constituรฉ ou en voie dโ€™รฉmergence, corresponde une innovation technologique dโ€™importance ou une invention qui constitue une rupture avec les pratiques et les procรฉdรฉs existant. Ce sera le cas de la machine ร  vapeur, qui marque une rupture radicale dans le systรจme des transports, ce sera aussi le cas de la photographie, simple application de principes chimiques au dรฉpart, mais dont le dรฉveloppement a permis la grande rรฉvolution dans les modes de reprรฉsentation et de diffusion des connaissances que connaitra le 19รจme siรจcle. Dโ€™autres innovations (ou progrรจs techniques, en tant que mise enย  application des innovations) se produiront lorsque des dรฉveloppements scientifiques particuliers en montreront lโ€™intรฉrรชt : le dรฉveloppement de lโ€™ocรฉanographie, en tant que science constituรฉe de la mer et de ses populations, va considรฉrablement renforcer lโ€™intรฉrรชt pour lโ€™exploration des fonds marins et par voie de consรฉquence pour lโ€™amรฉlioration des techniques de plongรฉe sous-marine. Il nโ€™est dโ€™ailleurs pas indiffรฉrent que lโ€™ocรฉanographie et, surtout, lโ€™exploration du monde subaquatique aient rencontrรฉs dรจs le dรฉpart un intรฉrรชt considรฉrable parmi le public. Un deuxiรจme รฉlรฉment, concomitant de lโ€™ocรฉanographie, est constituรฉ par les dรฉbuts des tรฉlรฉcommunications, du tรฉlรฉgraphe en particulier. Lโ€™importance pour le commerce que prennent les communications transatlantiques ou transmรฉditerranรฉennes vont conduire la plupart des grandes nations industrialisรฉes du milieu du 19รจme siรจcle ร  se lancer dans la pose de cรขbles sous-marins. La pose des cรขbles devient dรจs lors un enjeu stratรฉgique de premiรจre importance, et ce dรฉveloppement ne fait quโ€™accroitre lโ€™intรฉrรชt pour lโ€™exploration des fonds marins. En effet, comme le souligne Patrick Geistdoerfer, ยซ la pose des premiers cรขbles tรฉlรฉgraphiques sous-marins nรฉcessite une bonne connaissance du relief et de la nature des fonds, ce qui entraine la multiplication des sondages en profondeur. ยป On ne peut oublier, cependant, que lโ€™intรฉrรชt suscitรฉ par lโ€™exploration des ocรฉans, sโ€™il correspond ร  une volontรฉ รฉvidente dโ€™accroitre les connaissances halieutiques, sโ€™inscrit aussi dans les perspectives dโ€™expansion coloniales des grandes puissances maritimes de lโ€™รฉpoque, au premier rang desquelles la Grande-Bretagne et la France. A partir du ยซ second 19รจme siรจcle ยป, lโ€™imagination des contemporains trouve dans ce doublement des conquรชtes terrestres par des explorations marines, un rรฉservoir inรฉpuisable dโ€™histoires propres ร  alimenter la soif de dรฉcouvertes et de merveilleux scientifique qui caractรฉrisent lโ€™รฉpoque. Dans ce contexte, le voyage du navire de guerre britannique Challenger (1872-1876) et lโ€™imagination fรฉconde dโ€™รฉcrivains, voyageurs ou pas, vont contribuer ร  renouveler lโ€™intรฉrรชt pour lโ€™exploration des fonds marins. A cela il faut surement ajouter une invention majeure de ce siรจcle : la photographie.

Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?

ย  ย Mais qui dโ€™autre que Jules Verne exprimera mieux la fascination pour lโ€™imaginaire sousmarin qui a saisi ses contemporains ? Un imaginaire teintรฉ dโ€™optimisme scientiste et de fantastique technologique, avec la conviction dรฉsormais que ces connaissances nouvelles permettront de lever le voile รฉtendu sur les ocรฉans, et de rรฉvรฉler enfin lโ€™ultime secret de la planรจte. Vingt Mille Lieues sous les Mers (1870), peut-รชtre lโ€™ล“uvre la plus connue de Jules Verne, commence par la relation dโ€™un รฉtrange รฉvรจnement : la dรฉcouverte dโ€™une crรฉature gigantesque, bien plus grande et plus rapide quโ€™une baleine. Cette crรฉature qui apparait et disparait au fond des mers semble insaisissable, tant les profondeurs de lโ€™ocรฉan demeurent une contrรฉe inconnue et lointaine, abritant bien des secrets. Cette mer, รฉcrit Natasha Adamovsky, qui est en rรฉalitรฉ le personnage principal du roman, un imaginarium dโ€™abysses infinis et de contrรฉes obscures et lointaines. Pierre Aronnax, lโ€™un des personnages du roman de Jules Verne โ€“ et pas nโ€™importe lequel,puisquโ€™il incarne lโ€™homme de science rationnel, tel quโ€™on peut lโ€™imaginer ร  lโ€™รฉpoque โ€“ ne dit pas autre chose lorsquโ€™il est ยซ mis en demeure ยป par lโ€™opinion publique de trouver une solution au mystรจre, ou du moins dโ€™exprimer une opinion : ยซ Les grandes profondeurs de lโ€™Ocรฉan nous sont totalement inconnues. La sonde nโ€™a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abรฎmes reculรฉs ? Quels รชtres habitent et peuvent habiter ร  douze ou quinze milles audessous de la surface des eaux ? Quel est lโ€™organisme de ces animaux ? On saurait ร  peine le conjecturer. ยปEn rรฉalitรฉ, Verne ne fait quโ€™exprimer, ร  la maniรจre de lโ€™รฉcrivain populaire quโ€™il est, la fascination de ses contemporains pour cet immense mystรจre, alors quโ€™il semble bien que, dรจs le dรฉbut du 19รจme siรจcle, une attention particuliรจre dirige le regard des รฉcrivains et des poรจtes, et non plus seulement des scientifiques, vers les profondeurs des mers. Car il semble bien que lโ€™ocรฉan est aussi, et peut-รชtre avant tout, un espace symbolique, dans lequel les visions dโ€™รชtres extraordinaires surgissent, portรฉs par les vagues. Comme le souligne N. Adamovsky, ยซ Verne a formulรฉ un motif qui court ร  travers tout le 19รจme siรจcle : une plongรฉe dans la prรฉhistoire pour retrouver dans lโ€™exploration des profondeurs une identitรฉ autrefois perdueยป (diving into prehistory to draw forth oneโ€™s own identity from the depths) . La mer est devenue un ยซ rรฉservoir de symboles ยป qui sโ€™inscrira plus tard dans la dรฉcouverte de lโ€™inconscient. Tout au long du siรจcle, lโ€™ocรฉan sera le meilleur reprรฉsentant de la Nature, et le vรฉhicule le plus abouti de son potentiel imaginaire. De Melville (Moby Dick, 1851) ร  Flaubert (La Tentation de Saint-Antoine, 1874), sans oublier Victor Hugo (Les Travailleurs de la Mer, 1866), toutes ces ล“uvres prรฉsentent la mer ยซ comme la forme matรฉrialisรฉe de lโ€™abondance, le lieu oรน la vie apparait, en mรชme temps que la Totalitรฉ ineffable, inaccessible ร  la comprรฉhension humaine ยป .Dans lโ€™รฉdition Hetzel de 1869 du roman de Jules Verne, le dessinateur Alphonse de Neuville a su donner ร  lโ€™imagination de ses contemporains une forme vraisemblable, matรฉrialisรฉe par lโ€™instauration dโ€™un point de vue, celui de spectateurs en arrรชt devant le spectacle offert par un aquarium gรฉant โ€“ ces spectateurs รฉtant, en lโ€™occurrence, Aronnax et ses deux compagnons, tous trois prisonniers du Capitaine Nemo. Comme dans une salle de spectacle moderne, les lumiรจres sโ€™รฉteignent, lโ€™obscuritรฉ se fait pour laisser place ร  la fรฉerie du monde subaquatique : ยซ [โ€ฆ] lโ€™obscuritรฉ se fit subitement, mais une obscuritรฉ absolue. Le plafond lumineux sโ€™รฉteignit, et si rapidement, que mes yeux en รฉprouvรจrent une impression douloureuse, analogue ร  celle que produit le passage contraire des profondes tรฉnรจbres ร  la plus รฉclatante lumiรจre. Nous รฉtions restรฉs muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agrรฉable ou dรฉsagrรฉable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eรปt dit que des panneaux se manล“uvraient sur les flancs du Nautilus. ยซ Cโ€™est la fin de la fin ! dit Ned Land.
โ€“ Ordre des Hydromรฉduses ! murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque cรดtรฉ du salon, ร  travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement รฉclairรฉes par les effluences รฉlectriques. Deux plaques de cristal nous sรฉparaient de la mer. Je frรฉmis, dโ€™abord, ร  la pensรฉe que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une rรฉsistance presque infinie. La mer รฉtait distinctement visible dans un rayon dโ€™un mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait dรฉcrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumiรจre ร  travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dรฉgradations successives jusquโ€™aux couches infรฉrieures et supรฉrieures de lโ€™Ocรฉan ! [โ€ฆ] Mais, dans ce milieu liquide que parcourait le Nautilus, lโ€™รฉclat รฉlectrique se produisait au sein mรชme des ondes. Ce nโ€™รฉtait plus de lโ€™eau lumineuse, mais de la lumiรจre liquide. [โ€ฆ] De chaque cรดtรฉ, jโ€™avais une fenรชtre ouverte sur ces abรฎmes inexplorรฉs. Lโ€™obscuritรฉ du salon faisait valoir la clartรฉ extรฉrieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eรปt รฉtรฉ la vitre dโ€™un immense aquarium. [โ€ฆ] Pendant deux heures, toute une armรฉe aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis quโ€™ils rivalisaient de beautรฉ, dโ€™รฉclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquรฉ dโ€™une double raie noire, le gobie รฉlรฉotre ร  caudale arrondie, blanc de couleur et tachetรฉ de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et ร  la tรชte argentรฉe, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute descriptionโ€ฆ [โ€ฆ] Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je mโ€™extasiais devant la vivacitรฉ de leurs allures et la beautรฉ de leurs formes. [โ€ฆ] Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tรดle se refermรจrent. Lโ€™enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rรชvai encore, jusquโ€™au moment oรน mes regards se fixรจrent sur les instruments suspendus aux parois. ยป

Reprรฉsentation des fonds marins au 19รจme siรจcle et la fascination pour le monde subaquatique

ย  ย Lโ€™intรฉrรชt pour la reprรฉsentation visuelle du monde marin doit sans doute beaucoup aux recherches qui, ร  travers lโ€™รฉtude des productions de la nature, veulent contribuer ร  lโ€™รฉtablissement dโ€™une morphologie, considรฉrรฉe ici comme une description et une classification des formes naturelles. Dans ce mouvement, caractรฉristique dโ€™un siรจcle dans lequel apparait un intรฉrรชt pour la structure et lโ€™organisation des formes, on peut citer les travaux de Dโ€™Arcy W. Thompson, mais peut-รชtre surtout les planches du biologiste Ernst Haeckel, rassemblรฉes dans un ouvrage, Les formes artistiques de la nature (Kunstformen der Natur), publiรฉ en 1904, et qui renvoient ร  la fascination quโ€™รฉprouvent les contemporains pour les รชtres vivants que lโ€™on apprend ร  connaitre au fur et ร  mesure que la biologie marine distille ses dรฉcouvertes. Haeckel y ajoute la dimension esthรฉtique, que lโ€™on retrouve dans des planches, lithographiรฉes avec soin et qui, selon Renรฉ Huyghes, apparaissent plus comme une idรฉalisation de ses idรฉes sur la rรฉgularitรฉ et la perfection des structures que le rรฉsultat dโ€™observations rigoureuses34. Cependant, ce goรปt de lโ€™image et des reprรฉsentations minutieuses est caractรฉristique du besoin de montrer avec une prรฉcision inรฉdite les รฉlรฉments dโ€™un monde que lโ€™on est en passe de dรฉcouvrir et dont la science, dans son besoin dโ€™objectivitรฉ rationnelle, cherche ร  garantir lโ€™apparence formelle. On ne peut en effet rapprocher les lithographies de radiolaires effectuรฉes par Haeckel des illustrations de Neuville et Riou, mรชme si ces derniers cherchent, autant que possible, ร  donner ร  leurs dessins lโ€™apparence du rรฉalisme sรฉrieux obtenu dโ€™aprรจs une documentation scientifique. Lโ€™invention de la photographie, rรฉalisรฉe sans doute ร  la mรชme รฉpoque, quoique dans des circonstances diffรฉrentes par Niรจpce (1765-1833), Daguerre (1787-1851) et Henry Fox Talbot (1800-1877), marque cependant le dรฉbut de ce que lโ€™on peut considรฉrer comme la visualisation scientifique moderne. La photographie est le gage de la reprรฉsentation parfaite de la rรฉalitรฉ. Si le panorama, inventรฉ ร  la fin du 18รจme siรจcle, annonce dรฉjร  ยซ le rรชve du spectacle intรฉgral, du ยซ cinรฉma total ยป que des pionniers tenteront de rรฉaliser au dรฉbut du 20รจme siรจcle ยป35, il nโ€™apporte pas cependant ce gage de rรฉalisme absolu et de fidรฉlitรฉ parfaite, de preuve irrรฉfutable de lโ€™existence du phรฉnomรจne observรฉ que semble garantir la photographie. Aussi, le panorama et son successeur le diorama vont-ils cรฉder la place,progressivement, ร  la photographie dans la multiplication des tentatives pour trouver une solution ร  la ยซ question vitale ยป qui consiste ร  inventer un ยซ nouveau principe capable de montrer des figures en mouvement avec toutes les apparences de la vie et de la rรฉalitรฉ. ยป La photographie, comme technique de reproduction automatique de la rรฉalitรฉ sensible, sโ€™impose comme un formidable outil de documentation qui sera trรจs vite utilisรฉ par les voyageurs de lโ€™รฉpoque et sous lโ€™impulsion de Franรงois Arago, qui se fera le chantre de son utilisation dans le monde scientifique. Les interventions effectuรฉes par Arago ร  lโ€™Acadรฉmie des Sciences et ร  la Chambre des dรฉputรฉs en 1839 seront dรฉcisives pour la diffusion de cette dรฉcouverte. Elles permettent, en effet, la reconnaissance de la lรฉgitimitรฉ de la photographie en tant quโ€™invention aux consรฉquences รฉconomiques et sociales profondes, et ouvrent la voie ร  son utilisation dans un contexte scientifique. Cโ€™est ainsi que vont se mettre en place les fondements dโ€™une ยซ confiance dans les images ยป qui permettra lโ€™utilisation de la photographie aussi bien dans le champ scientifique que dans la documentation du rรฉel. La voie est ouverte, dรจs lors, ร  de multiples utilisations de cette nouvelle technique dans le champ scientifique. Plusieurs personnages, dont deux franรงais, vont sโ€™emparer des possibilitรฉs offertes par la photographie pour lโ€™adapter ร  leurs recherches. Louis Boutan (1859-1934) va profiter de son sรฉjour au laboratoire Arago de Banyuls-sur-Mer pour dรฉvelopper les instruments qui lui permettront de rรฉaliser les premiรจres photographies sous-marines, devenant, en quelque sorte, le premier photographe rรฉellement subaquatique, bien avant les cinรฉmatographies de Williamson. Dans une optique bien diffรฉrente, EtienneJules Marey (1830-1904) enregistre des sรฉquences photographiques selon la mรฉthode chronophotographique, qui fait de lui un des pรจres du cinรฉmatographe. Il mettra ร  profit ses sรฉjours ร  Naples, vers 1890, pour rรฉaliser des prises de vues chronophotographiques dโ€™animaux marins.

Le mystรจre des profondeurs

ย  ย Lโ€™ocรฉanographie qui apparait en tant que science au 19รจme siรจcle est aussi tributaire, on lโ€™a vu, du dรฉveloppement de techniques qui vont permettre lโ€™exploration des fonds marins. Dโ€™un point de vue รฉpistรฉmologique pourrait-on dire, le milieu marin nโ€™est accessible quโ€™au moyen dโ€™artefacts technologiques. Cโ€™est bien ce que mettent en avant Helen Rozwadowski et David van Keuren : ยซ The oceans are a forbidding and alien environment inaccessible to direct human observation. They force scientist-observers to carry their natural environment with themโ€ฆ Oceanographyโ€™s necessary dependence upon technologyโ€ฆ creates a pervasive argument that the machine is the garden. That is, what oceanographers have learned about the ocean has been based almost exclusively on what various technologies, or machines, have taught them. ยป Et selon Natascha Adamovsky, dans un ouvrage qui met en relation perspectives รฉpistรฉmologiques et esthรฉtiques dans les รฉtudes ocรฉanographiques, le rapport entre les humains et le monde marin passe nรฉcessairement par la technique qui seule permet aux sociรฉtรฉs humaines dโ€™explorer un milieu fondamentalement รฉtranger : ยซ Marine worlds have to be experienced in mediated form, then. The relation between mankind and the sea is fundamentally based on technology that transforms it so that it may be grasped by human senses and understanding. ยป Et, en dโ€™autres termes, ยซ Since the medium is always inscribed in what it lends mediatized form โ€“ it is necessary to pay attention to the means by which the sea is made available to us. ยป Autrement dit, lร  aussi, pour une histoire des โ€˜merveilles de la merโ€™ โ€“ ou de maniรจre alternative, pour accรฉder ร  leur โ€˜explorationโ€™, leur โ€˜dรฉvoilementโ€™ ou encore pour โ€˜dรฉchiffrerโ€™ cet univers รฉnigmatique โ€“ il est essentiel de scruter lโ€™ensemble des mรฉdias qui permettent dโ€™accรฉder ร  cette connaissance : cโ€™est-ร -dire les pratiques artistiques, les technologies et les instruments utilisรฉs, par quels individus ou collectifs, mais aussi, et peut-รชtre surtout, le contexte culturel et historique dans lequel ont pris place ces explorations. Pour Nicole Starosielski, qui sโ€™attache ร  dรฉvelopper une histoire culturelle du cinรฉma subaquatique, le monde sous-marin sโ€™oppose ร  lโ€™environnement terrestre des sociรฉtรฉs humaines en raison de son caractรจre intemporel et โ€˜anti-civilisationโ€™. Plonger au fond des ocรฉans, que ce soit avec un simple tuba ou par lโ€™intermรฉdiaire du spectacle offert par le cinรฉma, est vรฉcu comme une รฉvasion hors du contexte culturel et social caractรฉristique des nations, de leur histoire et des conflits qui les opposent. Apparaissant comme de nouvelles frontiรจres, ces espaces sont le plus souvent dรฉcrits comme des lieux pouvant permettre une rรฉorientation radicale des conventions et des comportements sociaux. Les cinรฉastes ont perรงu trรจs tรดt cet environnement comme particuliรจrement propice ร  lโ€™expรฉrimentation de nouvelles formes de reprรฉsentation. Les รฉtudes concernant le cinรฉma subaquatique, depuis les fictions de Paton/Williamson, le cinรฉma expรฉrimental aux connotations surrรฉalistes de Jean Painlevรฉ et jusquโ€™aux documentaires dโ€™exploration de Hans Hass et Jacques-Yves Cousteau, ont toutes relevรฉ les possibilitรฉs ouvertes par la reprรฉsentation des interactions entre humains et animaux marins. Depuis la baleine de Melville et le calmar gรฉant (Architeuthis dux) dรฉcrit par Jules Verne, on peut mรชme รฉvaluer cette rencontre de lโ€™homme et de lโ€™animal marin comme รฉtant lโ€™un des principaux ressorts pouvant expliquer la popularitรฉ jamais dรฉmentie de ce genre cinรฉmatographique. Lโ€™ocรฉan, dans le roman de Jules Verne, nโ€™est pas seulement le lieu dโ€™un spectacle de merveilles toujours renouvelรฉes, il est aussi le domaine dโ€™animaux fantastiques, apparitions terribles venues du fond des abysses, et qui comptent encore parmi les plus grands mystรจres que connait le monde vers 1870. Et le Kraken de la mythologie scandinave, chantรฉ par Tennyson (1830), est cette lรฉgende tenace qui vient battre les flancs des certitudes scientistes du 19รจme siรจcle. Rรฉapparu depuis les eaux froides de la mer de Norvรจge, aperรงu – ou quelque chose qui y ressemble โ€“ par lโ€™รฉquipage de lโ€™Alecton, le 30 novembre 1861, au large de Tรฉnรฉriffe, ce monstre insinue doute et perplexitรฉ dans lโ€™esprit de M. Bouyer, lieutenant de vaisseau sur ce navire : ยซ Depuis que jโ€™ai de mes yeux vu cet รฉtrange animal, je nโ€™ose plus fermer dans mon esprit la porte de la crรฉdulitรฉ aux rรฉcits des navigateurs. Je soupรงonne la mer de nโ€™avoir pas dit son dernier mot, et de tenir en rรฉserve quelques rejetons des races รฉteintes, quelques fils dรฉgรฉnรฉrรฉs des trilobites, ou bien encore dโ€™รฉlaborer dans son creuset toujours actif des moules inรฉdits pour en faire lโ€™effroi des matelots et le sujet des mystรฉrieuses lรฉgendes des ocรฉans. ยป On ne peut manquer alors de faire le rapprochement avec le combat contre le monstre qui attaque le Nautilus, et qui est dโ€™ailleurs la sรฉquence phare du film de Richard Fleischer, produit par Disney (1954), dans lequel, selon Pierre Pigot, on assiste ร  un ยซ pur moment dโ€™efficacitรฉ hollywoodienne tardive en technicolor, oรน dans le soin maniaque des effets spรฉciaux sโ€™exhale encore le parfum entรชtant dโ€™un artisanat magique. ยป Cette rรฉรฉcriture par le cinรฉma amรฉricain nous รฉloigne cependant de lโ€™original de Verne, dont la marque de fabrique, toujours selon Pigot, est ยซ le catalogage fastidieux, et fonctionnant comme une musique autonome au cล“ur du texte, des merveilles de la nature. ยป Mais tout ceci nโ€™est rien dโ€™autre, encore une fois, quโ€™une maniรจre de se glisser dans lโ€™air du temps, de permettre ร  la fiction dโ€™adouber le fantastique dans le contenu romanesque, tout en conservant lโ€™apparence de sรฉrieux qui sied ร  la vogue de la vulgarisation scientifique. Et partout, dans ce soin maniaque qui consiste ร  habiller dโ€™une crรฉdibilitรฉ scientifique lโ€™imaginaire du romancier, Verne laisse transparaรฎtre ยซ le Glanz irrรฉpressible de la taxinomie, telle une langue nรฉoadamique singuliรจre dont lโ€™homme moderne serait en droit dโ€™attendre une ivresse nouvelle. ยป Arronax serait dโ€™ailleurs le parfait homo occidentalus, celui ยซ qui ne sort jamais sans avoir, ร  lโ€™arriรจre-plan de son esprit, une table de dissection oรน รฉtaler les objets sur lesquels il a pu exercer sa maitrise. ยป On reconnait dans cette insistance ร  donner une explication rationnelle ร  tout ce qui peut surgir du fond des ocรฉans, la volontรฉ de maitrise propre au personnage du savant moderne, et que lโ€™on verra resurgir ร  plusieurs reprises dans lโ€™ล“uvre de Jules Verne et ร  travers les รฉnumรฉrations quโ€™il place rรฉguliรจrement dans la bouche de ses personnages.

Les dรฉbuts du cinรฉma sous la mer

ย  ย Le dรฉveloppement de ces techniques cinรฉmatographiques particuliรจres ne peut รชtre dissociรฉ du contexte culturel et politique de lโ€™รฉpoque qui voit leur apparition. A lโ€™instar de Louis Boutan pour la photographie sous-marine, le nom de John Ernest Williamson est associรฉ ร  lโ€™invention et ร  lโ€™exploitation de techniques de tournage de films sous la mer. Entre 1914 et 1932, commenรงant avec Thirty Leagues under the Sea (1914) et jusquโ€™ร  With Williamson under the Sea (1932), Williamson a produit et rรฉalisรฉ plusieurs films documentaires ou de fiction, entiรจrement filmรฉs sous la mer, aux Bahamas. Alors que les prรฉcรฉdentes tentatives de filmer des animaux marins dans leur environnement รฉtaient rรฉalisรฉes ร  lโ€™aide dโ€™aquariums, de plus ou moins grande capacitรฉ, Williamson utilisait des dispositifs spรฉcialement conรงus et construits pour ses expรฉditions : une โ€˜Photosphรจreโ€™ capable de descendre ร  des profondeurs de plusieurs dizaines de mรจtres sous lโ€™eau, qui รฉtait en rรฉalitรฉ un caisson habitable, muni dโ€™un tube flexible de mรฉtal ร  travers lequel lโ€™opรฉrateur pouvait descendre ou remonter. En rรฉalitรฉ, lโ€™invention de cet habitacle et du tube รฉtaient dus ร  son pรจre, le Capitaine Charles Williamson, qui en 1903 avait brevetรฉ un dispositif consistant en un caisson dโ€™oรน pouvaient sortir les bras dโ€™un plongeur โ€“ qui รฉtait dรฉcrit comme ressemblant ร  une โ€˜sorte de lanterne chinoise immergรฉeโ€™ โ€“ pour fouiller le fond marin et un tube flexible qui permettait dโ€™atteindre ce caisson ร  lโ€™aide dโ€™une รฉchelle. Conรงu au dรฉpart pour aider ร  renflouer des navires naufragรฉs, Charles Williamson voulait se servir de ce matรฉriel pour aider ร  rรฉcupรฉrer des cargaisons de navires coulรฉs ou รฉchouรฉs non loin des cรดtes. En 1911, aprรจs avoir crรฉรฉ une sociรฉtรฉ, la โ€˜Williamson Submarine Corporationโ€™, lโ€™ancien officier de marine effectua plusieurs tentatives afin de tenter de rรฉcupรฉrer un stock dโ€™argent des cales du Merida, un navire de la Compagnie Maritime Ward. Ces tentatives demeurรจrent infructueuses, mais elles permirent ร  son fils, John Ernest, dโ€™imaginer et de mettre au point le systรจme qui allait lui permettre dโ€™aller filmer sous la mer. En effet, pour J. E. Williamson, il suffisait de perfectionner et dโ€™agrandir lโ€™invention de son pรจre pour pouvoir y installer lโ€™appareillage dont il avait besoin.Pour cela, John Ernest conรงut un caisson spรฉcial, bien plus large et lourd que celui construit par son pรจre, muni dโ€™un hublot dโ€™un diamรจtre dโ€™un mรจtre cinquante et dโ€™une รฉpaisseur de quatre centimรจtres, environ. Williamson le baptisa โ€˜Photosphรจreโ€™. Lโ€™engin รฉtait attachรฉ au bout dโ€™un tube flexible, tout comme celui de son pรจre, mais de dimensions plus modestes, puisquโ€™il nโ€™รฉtait plus question dโ€™y descendre ร  lโ€™aide dโ€™une รฉchelle de corde. Lโ€™รฉquipement fut ensuite transportรฉ aux Bahamas, oรน le long des cรดtes la lumiรจre du jour peut atteindre des profondeurs de lโ€™ordre de 50 mรจtres, ce qui rendait possible la photographie ร  de telles profondeurs.

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Table des matiรจres

Introduction :
– Les techniques et lโ€™imaginaire
– Apports rรฉels ou imaginรฉs des techniques cinรฉmatographiques ร  lโ€™exploration du monde subaquatique ;
– Lโ€™invention de la photographie et son rรดle dans la reprรฉsentation rรฉaliste du monde ;
– Les pionniers du cinรฉmatographe ; la photographie sous-marine ;
– Les aquariums et la constitution du spectacle sous-marin
1. La science populaire et la naissance de lโ€™ocรฉanographie au 19รจme siรจcle
Progrรจs technique ; vulgarisation des connaissances scientifiques ;
Intรฉrรชt gรฉostratรฉgique et รฉconomique pour lโ€™exploration sous-marine ;
Lโ€™ocรฉan apparait comme la derniรจre frontiรจre ร  explorer
2. Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?
Imaginaire des abysses ; visions utopiques ou imaginaire dรฉjร  dรฉpassรฉ par les rรฉalisations de son temps ?
3. Les pionniers de la reprรฉsentation rรฉaliste du monde subaquatique
– Louis Boutan, pionnier de photographie sous-marine ;
– Etienne Jules-Marey รฉtudie le mouvement des animaux marins (vers 1880) en chronophotographie ;
– Les films des frรจres Lumiรจre
4. La plongรฉe sous-marine et les premiรจres reprรฉsentations cinรฉmatographiques du monde subaquatique
– Kraken ou Giant squid : fascination pour les monstres des profondeurs;
– John Ernest Williamson, aventurier des fonds marins et cinรฉaste expรฉrimental : dispositifs et films ;
– Lโ€™imagination scientifique de Jean Painlevรฉ : comment le cinรฉma raconte la science
5. Le cinรฉma subaquatique et lโ€™aventure du scaphandre autonome : constitution dโ€™un systรจme technique ?
– EXPLORER Lโ€™HORIZON SOUS-MARIN : la quรชte de lโ€™autonomie de mouvement โ€“
De Rouqueyrol-Denayrouse ร  Le Prieur-Cousteau-Gagnan
– CINEMA OU SCIENCE ? Le Cinรฉma subaquatique entre science et spectacle cinรฉmatographique ; techniques et mรฉthodes dโ€™un genre cinรฉmatographique ร  part entiรจre
Les dรฉbuts de lโ€™aventure et la constitution dโ€™une culture de lโ€™image subaquatique : de Williamson ร  Painlevรฉ, de Painlevรฉ ร  Cousteau
CONCLUSION : que peut-on tirer de lโ€™histoire de la constitution et du dรฉveloppement de ce champ particulier de lโ€™image photographique et surtout cinรฉmatographique ?

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