La science populaire et la naissance de l’océanographie au 19ème siècle
La constitution au 19ème siècle de nouveaux savoirs autour de l’exploration de la mer et des océans (l’océanographie) est concomitante de l’invention même de l’idée de science, de sa diffusion auprès d’un public profane, avide de sensations nouvelles et de merveilleux séculier, alors que s’éloigne l’influence des églises dans les sociétés européennes. Pour Guillaume Carnino, c’est au cours du second 19ème siècle que l’idée d’une science au service de l’amélioration de la vie des peuples se répand. Elle se fait de trois manières, qui représentent trois facettes du phénomène : «l’essor de la ‘science populaire’, ancêtre de notre vulgarisation scientifique, qui permet de comprendre la façon dont le grand public découvre la science au quotidien ; les arts, qui se saisissent de ‘la science’ pour en faire un de leurs objets esthéticopolitiques, flirtant parfois avec la propagande ; les expositions universelles, dont l’ampleur et la publicité suscitent l’enthousiasme des foules, et visent, in fine, à prouver l’utilité de la science par l’industrie. » L’émergence d’un discours sur la science est parallèle à la constitution de la notion de « public ». Ce terme recouvre le monde profane des amateurs, des curieux à la recherche d’un savoir qui transcende la banalité du quotidien, ceci à un moment – la première moitié du siècle – où, selon Pierre-André Taguieff, « les projets politiques de la modernité, tels qu’ils prennent figure et consistance du XVIème au XIXème siècle, ont fini par être tous structurés en référence à l’idée de progrès »12. Le progrès scientifique et technique apparait comme « le paradigme des « grands récits » universalistes, organisés « autour d’un avenir de rédemption », par lesquels la modernité se fonde et se légitime » En fait, écrit encore Guillaume Carnino, « la science populaire réalise bien plus que l’idée de science au sein de la population… la science vraie chasse les ténèbres de l’ignorance, et arrime ainsi l’idée d’un progrès triple qui épouse les formes contemporaines du gouvernement des populations : progrès de la science elle-même (et donc des connaissances), progrès par la science (et donc progrès technologique et industriel), enfin progrès par la diffusion de la science (qui améliorera la condition morale des peuples) » Dès lors, le grand récit du 19ème siècle va trouver un socle commun autour de l’articulation entre connaissances théoriques et savoirs pratiques. L’impératif d’une connaissance rationnelle et expérimentale, tel qu’il se développe dans la première moitié du siècle, va rencontrer une évolution majeure dans la culture technique occidentale. La formalisation dans la pratique des métiers existait déjà depuis longtemps, comme l’écrit Anne-Françoise Garçon, mais codifiée par une transmission orale des savoirs et des compétences, et à cette formalisation ancienne on trouve désormais une formalisation d’un autre type : « écrite, rédigée, méthodique, appuyée sur l’analyse des processus, codifiée par la rhétorique et centrée sur l’efficacité du processus. » Il est remarquable toutefois, qu’à chaque avancée de la science dans un domaine constitué ou en voie d’émergence, corresponde une innovation technologique d’importance ou une invention qui constitue une rupture avec les pratiques et les procédés existant. Ce sera le cas de la machine à vapeur, qui marque une rupture radicale dans le système des transports, ce sera aussi le cas de la photographie, simple application de principes chimiques au départ, mais dont le développement a permis la grande révolution dans les modes de représentation et de diffusion des connaissances que connaitra le 19ème siècle. D’autres innovations (ou progrès techniques, en tant que mise en application des innovations) se produiront lorsque des développements scientifiques particuliers en montreront l’intérêt : le développement de l’océanographie, en tant que science constituée de la mer et de ses populations, va considérablement renforcer l’intérêt pour l’exploration des fonds marins et par voie de conséquence pour l’amélioration des techniques de plongée sous-marine. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que l’océanographie et, surtout, l’exploration du monde subaquatique aient rencontrés dès le départ un intérêt considérable parmi le public. Un deuxième élément, concomitant de l’océanographie, est constitué par les débuts des télécommunications, du télégraphe en particulier. L’importance pour le commerce que prennent les communications transatlantiques ou transméditerranéennes vont conduire la plupart des grandes nations industrialisées du milieu du 19ème siècle à se lancer dans la pose de câbles sous-marins. La pose des câbles devient dès lors un enjeu stratégique de première importance, et ce développement ne fait qu’accroitre l’intérêt pour l’exploration des fonds marins. En effet, comme le souligne Patrick Geistdoerfer, « la pose des premiers câbles télégraphiques sous-marins nécessite une bonne connaissance du relief et de la nature des fonds, ce qui entraine la multiplication des sondages en profondeur. » On ne peut oublier, cependant, que l’intérêt suscité par l’exploration des océans, s’il correspond à une volonté évidente d’accroitre les connaissances halieutiques, s’inscrit aussi dans les perspectives d’expansion coloniales des grandes puissances maritimes de l’époque, au premier rang desquelles la Grande-Bretagne et la France. A partir du « second 19ème siècle », l’imagination des contemporains trouve dans ce doublement des conquêtes terrestres par des explorations marines, un réservoir inépuisable d’histoires propres à alimenter la soif de découvertes et de merveilleux scientifique qui caractérisent l’époque. Dans ce contexte, le voyage du navire de guerre britannique Challenger (1872-1876) et l’imagination féconde d’écrivains, voyageurs ou pas, vont contribuer à renouveler l’intérêt pour l’exploration des fonds marins. A cela il faut surement ajouter une invention majeure de ce siècle : la photographie.
Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?
Mais qui d’autre que Jules Verne exprimera mieux la fascination pour l’imaginaire sousmarin qui a saisi ses contemporains ? Un imaginaire teinté d’optimisme scientiste et de fantastique technologique, avec la conviction désormais que ces connaissances nouvelles permettront de lever le voile étendu sur les océans, et de révéler enfin l’ultime secret de la planète. Vingt Mille Lieues sous les Mers (1870), peut-être l’œuvre la plus connue de Jules Verne, commence par la relation d’un étrange évènement : la découverte d’une créature gigantesque, bien plus grande et plus rapide qu’une baleine. Cette créature qui apparait et disparait au fond des mers semble insaisissable, tant les profondeurs de l’océan demeurent une contrée inconnue et lointaine, abritant bien des secrets. Cette mer, écrit Natasha Adamovsky, qui est en réalité le personnage principal du roman, un imaginarium d’abysses infinis et de contrées obscures et lointaines. Pierre Aronnax, l’un des personnages du roman de Jules Verne – et pas n’importe lequel,puisqu’il incarne l’homme de science rationnel, tel qu’on peut l’imaginer à l’époque – ne dit pas autre chose lorsqu’il est « mis en demeure » par l’opinion publique de trouver une solution au mystère, ou du moins d’exprimer une opinion : « Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles audessous de la surface des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ? On saurait à peine le conjecturer. »En réalité, Verne ne fait qu’exprimer, à la manière de l’écrivain populaire qu’il est, la fascination de ses contemporains pour cet immense mystère, alors qu’il semble bien que, dès le début du 19ème siècle, une attention particulière dirige le regard des écrivains et des poètes, et non plus seulement des scientifiques, vers les profondeurs des mers. Car il semble bien que l’océan est aussi, et peut-être avant tout, un espace symbolique, dans lequel les visions d’êtres extraordinaires surgissent, portés par les vagues. Comme le souligne N. Adamovsky, « Verne a formulé un motif qui court à travers tout le 19ème siècle : une plongée dans la préhistoire pour retrouver dans l’exploration des profondeurs une identité autrefois perdue» (diving into prehistory to draw forth one’s own identity from the depths) . La mer est devenue un « réservoir de symboles » qui s’inscrira plus tard dans la découverte de l’inconscient. Tout au long du siècle, l’océan sera le meilleur représentant de la Nature, et le véhicule le plus abouti de son potentiel imaginaire. De Melville (Moby Dick, 1851) à Flaubert (La Tentation de Saint-Antoine, 1874), sans oublier Victor Hugo (Les Travailleurs de la Mer, 1866), toutes ces œuvres présentent la mer « comme la forme matérialisée de l’abondance, le lieu où la vie apparait, en même temps que la Totalité ineffable, inaccessible à la compréhension humaine » .Dans l’édition Hetzel de 1869 du roman de Jules Verne, le dessinateur Alphonse de Neuville a su donner à l’imagination de ses contemporains une forme vraisemblable, matérialisée par l’instauration d’un point de vue, celui de spectateurs en arrêt devant le spectacle offert par un aquarium géant – ces spectateurs étant, en l’occurrence, Aronnax et ses deux compagnons, tous trois prisonniers du Capitaine Nemo. Comme dans une salle de spectacle moderne, les lumières s’éteignent, l’obscurité se fait pour laisser place à la féerie du monde subaquatique : « […] l’obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une impression douloureuse, analogue à celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres à la plus éclatante lumière. Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eût dit que des panneaux se manœuvraient sur les flancs du Nautilus. « C’est la fin de la fin ! dit Ned Land.
– Ordre des Hydroméduses ! murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la mer. Je frémis, d’abord, à la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résistance presque infinie. La mer était distinctement visible dans un rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dégradations successives jusqu’aux couches inférieures et supérieures de l’Océan ! […] Mais, dans ce milieu liquide que parcourait le Nautilus, l’éclat électrique se produisait au sein même des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, mais de la lumière liquide. […] De chaque côté, j’avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitre d’un immense aquarium. […] Pendant deux heures, toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marqué d’une double raie noire, le gobie éléotre à caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description… […] Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beauté de leurs formes. […] Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle se refermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai encore, jusqu’au moment où mes regards se fixèrent sur les instruments suspendus aux parois. »
Représentation des fonds marins au 19ème siècle et la fascination pour le monde subaquatique
L’intérêt pour la représentation visuelle du monde marin doit sans doute beaucoup aux recherches qui, à travers l’étude des productions de la nature, veulent contribuer à l’établissement d’une morphologie, considérée ici comme une description et une classification des formes naturelles. Dans ce mouvement, caractéristique d’un siècle dans lequel apparait un intérêt pour la structure et l’organisation des formes, on peut citer les travaux de D’Arcy W. Thompson, mais peut-être surtout les planches du biologiste Ernst Haeckel, rassemblées dans un ouvrage, Les formes artistiques de la nature (Kunstformen der Natur), publié en 1904, et qui renvoient à la fascination qu’éprouvent les contemporains pour les êtres vivants que l’on apprend à connaitre au fur et à mesure que la biologie marine distille ses découvertes. Haeckel y ajoute la dimension esthétique, que l’on retrouve dans des planches, lithographiées avec soin et qui, selon René Huyghes, apparaissent plus comme une idéalisation de ses idées sur la régularité et la perfection des structures que le résultat d’observations rigoureuses34. Cependant, ce goût de l’image et des représentations minutieuses est caractéristique du besoin de montrer avec une précision inédite les éléments d’un monde que l’on est en passe de découvrir et dont la science, dans son besoin d’objectivité rationnelle, cherche à garantir l’apparence formelle. On ne peut en effet rapprocher les lithographies de radiolaires effectuées par Haeckel des illustrations de Neuville et Riou, même si ces derniers cherchent, autant que possible, à donner à leurs dessins l’apparence du réalisme sérieux obtenu d’après une documentation scientifique. L’invention de la photographie, réalisée sans doute à la même époque, quoique dans des circonstances différentes par Nièpce (1765-1833), Daguerre (1787-1851) et Henry Fox Talbot (1800-1877), marque cependant le début de ce que l’on peut considérer comme la visualisation scientifique moderne. La photographie est le gage de la représentation parfaite de la réalité. Si le panorama, inventé à la fin du 18ème siècle, annonce déjà « le rêve du spectacle intégral, du « cinéma total » que des pionniers tenteront de réaliser au début du 20ème siècle »35, il n’apporte pas cependant ce gage de réalisme absolu et de fidélité parfaite, de preuve irréfutable de l’existence du phénomène observé que semble garantir la photographie. Aussi, le panorama et son successeur le diorama vont-ils céder la place,progressivement, à la photographie dans la multiplication des tentatives pour trouver une solution à la « question vitale » qui consiste à inventer un « nouveau principe capable de montrer des figures en mouvement avec toutes les apparences de la vie et de la réalité. » La photographie, comme technique de reproduction automatique de la réalité sensible, s’impose comme un formidable outil de documentation qui sera très vite utilisé par les voyageurs de l’époque et sous l’impulsion de François Arago, qui se fera le chantre de son utilisation dans le monde scientifique. Les interventions effectuées par Arago à l’Académie des Sciences et à la Chambre des députés en 1839 seront décisives pour la diffusion de cette découverte. Elles permettent, en effet, la reconnaissance de la légitimité de la photographie en tant qu’invention aux conséquences économiques et sociales profondes, et ouvrent la voie à son utilisation dans un contexte scientifique. C’est ainsi que vont se mettre en place les fondements d’une « confiance dans les images » qui permettra l’utilisation de la photographie aussi bien dans le champ scientifique que dans la documentation du réel. La voie est ouverte, dès lors, à de multiples utilisations de cette nouvelle technique dans le champ scientifique. Plusieurs personnages, dont deux français, vont s’emparer des possibilités offertes par la photographie pour l’adapter à leurs recherches. Louis Boutan (1859-1934) va profiter de son séjour au laboratoire Arago de Banyuls-sur-Mer pour développer les instruments qui lui permettront de réaliser les premières photographies sous-marines, devenant, en quelque sorte, le premier photographe réellement subaquatique, bien avant les cinématographies de Williamson. Dans une optique bien différente, EtienneJules Marey (1830-1904) enregistre des séquences photographiques selon la méthode chronophotographique, qui fait de lui un des pères du cinématographe. Il mettra à profit ses séjours à Naples, vers 1890, pour réaliser des prises de vues chronophotographiques d’animaux marins.
Le mystère des profondeurs
L’océanographie qui apparait en tant que science au 19ème siècle est aussi tributaire, on l’a vu, du développement de techniques qui vont permettre l’exploration des fonds marins. D’un point de vue épistémologique pourrait-on dire, le milieu marin n’est accessible qu’au moyen d’artefacts technologiques. C’est bien ce que mettent en avant Helen Rozwadowski et David van Keuren : « The oceans are a forbidding and alien environment inaccessible to direct human observation. They force scientist-observers to carry their natural environment with them… Oceanography’s necessary dependence upon technology… creates a pervasive argument that the machine is the garden. That is, what oceanographers have learned about the ocean has been based almost exclusively on what various technologies, or machines, have taught them. » Et selon Natascha Adamovsky, dans un ouvrage qui met en relation perspectives épistémologiques et esthétiques dans les études océanographiques, le rapport entre les humains et le monde marin passe nécessairement par la technique qui seule permet aux sociétés humaines d’explorer un milieu fondamentalement étranger : « Marine worlds have to be experienced in mediated form, then. The relation between mankind and the sea is fundamentally based on technology that transforms it so that it may be grasped by human senses and understanding. » Et, en d’autres termes, « Since the medium is always inscribed in what it lends mediatized form – it is necessary to pay attention to the means by which the sea is made available to us. » Autrement dit, là aussi, pour une histoire des ‘merveilles de la mer’ – ou de manière alternative, pour accéder à leur ‘exploration’, leur ‘dévoilement’ ou encore pour ‘déchiffrer’ cet univers énigmatique – il est essentiel de scruter l’ensemble des médias qui permettent d’accéder à cette connaissance : c’est-à-dire les pratiques artistiques, les technologies et les instruments utilisés, par quels individus ou collectifs, mais aussi, et peut-être surtout, le contexte culturel et historique dans lequel ont pris place ces explorations. Pour Nicole Starosielski, qui s’attache à développer une histoire culturelle du cinéma subaquatique, le monde sous-marin s’oppose à l’environnement terrestre des sociétés humaines en raison de son caractère intemporel et ‘anti-civilisation’. Plonger au fond des océans, que ce soit avec un simple tuba ou par l’intermédiaire du spectacle offert par le cinéma, est vécu comme une évasion hors du contexte culturel et social caractéristique des nations, de leur histoire et des conflits qui les opposent. Apparaissant comme de nouvelles frontières, ces espaces sont le plus souvent décrits comme des lieux pouvant permettre une réorientation radicale des conventions et des comportements sociaux. Les cinéastes ont perçu très tôt cet environnement comme particulièrement propice à l’expérimentation de nouvelles formes de représentation. Les études concernant le cinéma subaquatique, depuis les fictions de Paton/Williamson, le cinéma expérimental aux connotations surréalistes de Jean Painlevé et jusqu’aux documentaires d’exploration de Hans Hass et Jacques-Yves Cousteau, ont toutes relevé les possibilités ouvertes par la représentation des interactions entre humains et animaux marins. Depuis la baleine de Melville et le calmar géant (Architeuthis dux) décrit par Jules Verne, on peut même évaluer cette rencontre de l’homme et de l’animal marin comme étant l’un des principaux ressorts pouvant expliquer la popularité jamais démentie de ce genre cinématographique. L’océan, dans le roman de Jules Verne, n’est pas seulement le lieu d’un spectacle de merveilles toujours renouvelées, il est aussi le domaine d’animaux fantastiques, apparitions terribles venues du fond des abysses, et qui comptent encore parmi les plus grands mystères que connait le monde vers 1870. Et le Kraken de la mythologie scandinave, chanté par Tennyson (1830), est cette légende tenace qui vient battre les flancs des certitudes scientistes du 19ème siècle. Réapparu depuis les eaux froides de la mer de Norvège, aperçu – ou quelque chose qui y ressemble – par l’équipage de l’Alecton, le 30 novembre 1861, au large de Ténériffe, ce monstre insinue doute et perplexité dans l’esprit de M. Bouyer, lieutenant de vaisseau sur ce navire : « Depuis que j’ai de mes yeux vu cet étrange animal, je n’ose plus fermer dans mon esprit la porte de la crédulité aux récits des navigateurs. Je soupçonne la mer de n’avoir pas dit son dernier mot, et de tenir en réserve quelques rejetons des races éteintes, quelques fils dégénérés des trilobites, ou bien encore d’élaborer dans son creuset toujours actif des moules inédits pour en faire l’effroi des matelots et le sujet des mystérieuses légendes des océans. » On ne peut manquer alors de faire le rapprochement avec le combat contre le monstre qui attaque le Nautilus, et qui est d’ailleurs la séquence phare du film de Richard Fleischer, produit par Disney (1954), dans lequel, selon Pierre Pigot, on assiste à un « pur moment d’efficacité hollywoodienne tardive en technicolor, où dans le soin maniaque des effets spéciaux s’exhale encore le parfum entêtant d’un artisanat magique. » Cette réécriture par le cinéma américain nous éloigne cependant de l’original de Verne, dont la marque de fabrique, toujours selon Pigot, est « le catalogage fastidieux, et fonctionnant comme une musique autonome au cœur du texte, des merveilles de la nature. » Mais tout ceci n’est rien d’autre, encore une fois, qu’une manière de se glisser dans l’air du temps, de permettre à la fiction d’adouber le fantastique dans le contenu romanesque, tout en conservant l’apparence de sérieux qui sied à la vogue de la vulgarisation scientifique. Et partout, dans ce soin maniaque qui consiste à habiller d’une crédibilité scientifique l’imaginaire du romancier, Verne laisse transparaître « le Glanz irrépressible de la taxinomie, telle une langue néoadamique singulière dont l’homme moderne serait en droit d’attendre une ivresse nouvelle. » Arronax serait d’ailleurs le parfait homo occidentalus, celui « qui ne sort jamais sans avoir, à l’arrière-plan de son esprit, une table de dissection où étaler les objets sur lesquels il a pu exercer sa maitrise. » On reconnait dans cette insistance à donner une explication rationnelle à tout ce qui peut surgir du fond des océans, la volonté de maitrise propre au personnage du savant moderne, et que l’on verra resurgir à plusieurs reprises dans l’œuvre de Jules Verne et à travers les énumérations qu’il place régulièrement dans la bouche de ses personnages.
Les débuts du cinéma sous la mer
Le développement de ces techniques cinématographiques particulières ne peut être dissocié du contexte culturel et politique de l’époque qui voit leur apparition. A l’instar de Louis Boutan pour la photographie sous-marine, le nom de John Ernest Williamson est associé à l’invention et à l’exploitation de techniques de tournage de films sous la mer. Entre 1914 et 1932, commençant avec Thirty Leagues under the Sea (1914) et jusqu’à With Williamson under the Sea (1932), Williamson a produit et réalisé plusieurs films documentaires ou de fiction, entièrement filmés sous la mer, aux Bahamas. Alors que les précédentes tentatives de filmer des animaux marins dans leur environnement étaient réalisées à l’aide d’aquariums, de plus ou moins grande capacité, Williamson utilisait des dispositifs spécialement conçus et construits pour ses expéditions : une ‘Photosphère’ capable de descendre à des profondeurs de plusieurs dizaines de mètres sous l’eau, qui était en réalité un caisson habitable, muni d’un tube flexible de métal à travers lequel l’opérateur pouvait descendre ou remonter. En réalité, l’invention de cet habitacle et du tube étaient dus à son père, le Capitaine Charles Williamson, qui en 1903 avait breveté un dispositif consistant en un caisson d’où pouvaient sortir les bras d’un plongeur – qui était décrit comme ressemblant à une ‘sorte de lanterne chinoise immergée’ – pour fouiller le fond marin et un tube flexible qui permettait d’atteindre ce caisson à l’aide d’une échelle. Conçu au départ pour aider à renflouer des navires naufragés, Charles Williamson voulait se servir de ce matériel pour aider à récupérer des cargaisons de navires coulés ou échoués non loin des côtes. En 1911, après avoir créé une société, la ‘Williamson Submarine Corporation’, l’ancien officier de marine effectua plusieurs tentatives afin de tenter de récupérer un stock d’argent des cales du Merida, un navire de la Compagnie Maritime Ward. Ces tentatives demeurèrent infructueuses, mais elles permirent à son fils, John Ernest, d’imaginer et de mettre au point le système qui allait lui permettre d’aller filmer sous la mer. En effet, pour J. E. Williamson, il suffisait de perfectionner et d’agrandir l’invention de son père pour pouvoir y installer l’appareillage dont il avait besoin.Pour cela, John Ernest conçut un caisson spécial, bien plus large et lourd que celui construit par son père, muni d’un hublot d’un diamètre d’un mètre cinquante et d’une épaisseur de quatre centimètres, environ. Williamson le baptisa ‘Photosphère’. L’engin était attaché au bout d’un tube flexible, tout comme celui de son père, mais de dimensions plus modestes, puisqu’il n’était plus question d’y descendre à l’aide d’une échelle de corde. L’équipement fut ensuite transporté aux Bahamas, où le long des côtes la lumière du jour peut atteindre des profondeurs de l’ordre de 50 mètres, ce qui rendait possible la photographie à de telles profondeurs.
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Table des matières
Introduction :
– Les techniques et l’imaginaire
– Apports réels ou imaginés des techniques cinématographiques à l’exploration du monde subaquatique ;
– L’invention de la photographie et son rôle dans la représentation réaliste du monde ;
– Les pionniers du cinématographe ; la photographie sous-marine ;
– Les aquariums et la constitution du spectacle sous-marin
1. La science populaire et la naissance de l’océanographie au 19ème siècle
Progrès technique ; vulgarisation des connaissances scientifiques ;
Intérêt géostratégique et économique pour l’exploration sous-marine ;
L’océan apparait comme la dernière frontière à explorer
2. Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?
Imaginaire des abysses ; visions utopiques ou imaginaire déjà dépassé par les réalisations de son temps ?
3. Les pionniers de la représentation réaliste du monde subaquatique
– Louis Boutan, pionnier de photographie sous-marine ;
– Etienne Jules-Marey étudie le mouvement des animaux marins (vers 1880) en chronophotographie ;
– Les films des frères Lumière
4. La plongée sous-marine et les premières représentations cinématographiques du monde subaquatique
– Kraken ou Giant squid : fascination pour les monstres des profondeurs;
– John Ernest Williamson, aventurier des fonds marins et cinéaste expérimental : dispositifs et films ;
– L’imagination scientifique de Jean Painlevé : comment le cinéma raconte la science
5. Le cinéma subaquatique et l’aventure du scaphandre autonome : constitution d’un système technique ?
– EXPLORER L’HORIZON SOUS-MARIN : la quête de l’autonomie de mouvement –
De Rouqueyrol-Denayrouse à Le Prieur-Cousteau-Gagnan
– CINEMA OU SCIENCE ? Le Cinéma subaquatique entre science et spectacle cinématographique ; techniques et méthodes d’un genre cinématographique à part entière
Les débuts de l’aventure et la constitution d’une culture de l’image subaquatique : de Williamson à Painlevé, de Painlevé à Cousteau
CONCLUSION : que peut-on tirer de l’histoire de la constitution et du développement de ce champ particulier de l’image photographique et surtout cinématographique ?
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