La science populaire et la naissance de lโocรฉanographie au 19รจme siรจcle
ย ย La constitution au 19รจme siรจcle de nouveaux savoirs autour de lโexploration de la mer et des ocรฉans (lโocรฉanographie) est concomitante de lโinvention mรชme de lโidรฉe de science, de sa diffusion auprรจs dโun public profane, avide de sensations nouvelles et de merveilleux sรฉculier, alors que sโรฉloigne lโinfluence des รฉglises dans les sociรฉtรฉs europรฉennes. Pour Guillaume Carnino, cโest au cours du second 19รจme siรจcle que lโidรฉe dโune science au service de lโamรฉlioration de la vie des peuples se rรฉpand. Elle se fait de trois maniรจres, qui reprรฉsentent trois facettes du phรฉnomรจne : ยซlโessor de la โscience populaireโ, ancรชtre de notre vulgarisation scientifique, qui permet de comprendre la faรงon dont le grand public dรฉcouvre la science au quotidien ; les arts, qui se saisissent de โla scienceโ pour en faire un de leurs objets esthรฉticopolitiques, flirtant parfois avec la propagande ; les expositions universelles, dont lโampleur et la publicitรฉ suscitent lโenthousiasme des foules, et visent, in fine, ร prouver lโutilitรฉ de la science par lโindustrie. ยป Lโรฉmergence dโun discours sur la science est parallรจle ร la constitution de la notion de ยซ public ยป. Ce terme recouvre le monde profane des amateurs, des curieux ร la recherche dโun savoir qui transcende la banalitรฉ du quotidien, ceci ร un moment โ la premiรจre moitiรฉ du siรจcle โ oรน, selon Pierre-Andrรฉ Taguieff, ยซ les projets politiques de la modernitรฉ, tels quโils prennent figure et consistance du XVIรจme au XIXรจme siรจcle, ont fini par รชtre tous structurรฉs en rรฉfรฉrence ร lโidรฉe de progrรจs ยป12. Le progrรจs scientifique et technique apparait comme ยซ le paradigme des ยซ grands rรฉcits ยป universalistes, organisรฉs ยซ autour dโun avenir de rรฉdemption ยป, par lesquels la modernitรฉ se fonde et se lรฉgitime ยป En fait, รฉcrit encore Guillaume Carnino, ยซ la science populaire rรฉalise bien plus que lโidรฉe de science au sein de la populationโฆ la science vraie chasse les tรฉnรจbres de lโignorance, et arrime ainsi lโidรฉe dโun progrรจs triple qui รฉpouse les formes contemporaines du gouvernement des populations : progrรจs de la science elle-mรชme (et donc des connaissances), progrรจs par la science (et donc progrรจs technologique et industriel), enfin progrรจs par la diffusion de la science (qui amรฉliorera la condition morale des peuples) ยป Dรจs lors, le grand rรฉcit du 19รจme siรจcle va trouver un socle commun autour de lโarticulation entre connaissances thรฉoriques et savoirs pratiques. Lโimpรฉratif dโune connaissance rationnelle et expรฉrimentale, tel quโil se dรฉveloppe dans la premiรจre moitiรฉ du siรจcle, va rencontrer une รฉvolution majeure dans la culture technique occidentale. La formalisation dans la pratique des mรฉtiers existait dรฉjร depuis longtemps, comme lโรฉcrit Anne-Franรงoise Garรงon, mais codifiรฉe par une transmission orale des savoirs et des compรฉtences, et ร cette formalisation ancienne on trouve dรฉsormais une formalisation dโun autre type : ยซ รฉcrite, rรฉdigรฉe, mรฉthodique, appuyรฉe sur lโanalyse des processus, codifiรฉe par la rhรฉtorique et centrรฉe sur lโefficacitรฉ du processus. ยป Il est remarquable toutefois, quโร chaque avancรฉe de la science dans un domaine constituรฉ ou en voie dโรฉmergence, corresponde une innovation technologique dโimportance ou une invention qui constitue une rupture avec les pratiques et les procรฉdรฉs existant. Ce sera le cas de la machine ร vapeur, qui marque une rupture radicale dans le systรจme des transports, ce sera aussi le cas de la photographie, simple application de principes chimiques au dรฉpart, mais dont le dรฉveloppement a permis la grande rรฉvolution dans les modes de reprรฉsentation et de diffusion des connaissances que connaitra le 19รจme siรจcle. Dโautres innovations (ou progrรจs techniques, en tant que mise enย application des innovations) se produiront lorsque des dรฉveloppements scientifiques particuliers en montreront lโintรฉrรชt : le dรฉveloppement de lโocรฉanographie, en tant que science constituรฉe de la mer et de ses populations, va considรฉrablement renforcer lโintรฉrรชt pour lโexploration des fonds marins et par voie de consรฉquence pour lโamรฉlioration des techniques de plongรฉe sous-marine. Il nโest dโailleurs pas indiffรฉrent que lโocรฉanographie et, surtout, lโexploration du monde subaquatique aient rencontrรฉs dรจs le dรฉpart un intรฉrรชt considรฉrable parmi le public. Un deuxiรจme รฉlรฉment, concomitant de lโocรฉanographie, est constituรฉ par les dรฉbuts des tรฉlรฉcommunications, du tรฉlรฉgraphe en particulier. Lโimportance pour le commerce que prennent les communications transatlantiques ou transmรฉditerranรฉennes vont conduire la plupart des grandes nations industrialisรฉes du milieu du 19รจme siรจcle ร se lancer dans la pose de cรขbles sous-marins. La pose des cรขbles devient dรจs lors un enjeu stratรฉgique de premiรจre importance, et ce dรฉveloppement ne fait quโaccroitre lโintรฉrรชt pour lโexploration des fonds marins. En effet, comme le souligne Patrick Geistdoerfer, ยซ la pose des premiers cรขbles tรฉlรฉgraphiques sous-marins nรฉcessite une bonne connaissance du relief et de la nature des fonds, ce qui entraine la multiplication des sondages en profondeur. ยป On ne peut oublier, cependant, que lโintรฉrรชt suscitรฉ par lโexploration des ocรฉans, sโil correspond ร une volontรฉ รฉvidente dโaccroitre les connaissances halieutiques, sโinscrit aussi dans les perspectives dโexpansion coloniales des grandes puissances maritimes de lโรฉpoque, au premier rang desquelles la Grande-Bretagne et la France. A partir du ยซ second 19รจme siรจcle ยป, lโimagination des contemporains trouve dans ce doublement des conquรชtes terrestres par des explorations marines, un rรฉservoir inรฉpuisable dโhistoires propres ร alimenter la soif de dรฉcouvertes et de merveilleux scientifique qui caractรฉrisent lโรฉpoque. Dans ce contexte, le voyage du navire de guerre britannique Challenger (1872-1876) et lโimagination fรฉconde dโรฉcrivains, voyageurs ou pas, vont contribuer ร renouveler lโintรฉrรชt pour lโexploration des fonds marins. A cela il faut surement ajouter une invention majeure de ce siรจcle : la photographie.
Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?
ย ย Mais qui dโautre que Jules Verne exprimera mieux la fascination pour lโimaginaire sousmarin qui a saisi ses contemporains ? Un imaginaire teintรฉ dโoptimisme scientiste et de fantastique technologique, avec la conviction dรฉsormais que ces connaissances nouvelles permettront de lever le voile รฉtendu sur les ocรฉans, et de rรฉvรฉler enfin lโultime secret de la planรจte. Vingt Mille Lieues sous les Mers (1870), peut-รชtre lโลuvre la plus connue de Jules Verne, commence par la relation dโun รฉtrange รฉvรจnement : la dรฉcouverte dโune crรฉature gigantesque, bien plus grande et plus rapide quโune baleine. Cette crรฉature qui apparait et disparait au fond des mers semble insaisissable, tant les profondeurs de lโocรฉan demeurent une contrรฉe inconnue et lointaine, abritant bien des secrets. Cette mer, รฉcrit Natasha Adamovsky, qui est en rรฉalitรฉ le personnage principal du roman, un imaginarium dโabysses infinis et de contrรฉes obscures et lointaines. Pierre Aronnax, lโun des personnages du roman de Jules Verne โ et pas nโimporte lequel,puisquโil incarne lโhomme de science rationnel, tel quโon peut lโimaginer ร lโรฉpoque โ ne dit pas autre chose lorsquโil est ยซ mis en demeure ยป par lโopinion publique de trouver une solution au mystรจre, ou du moins dโexprimer une opinion : ยซ Les grandes profondeurs de lโOcรฉan nous sont totalement inconnues. La sonde nโa su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abรฎmes reculรฉs ? Quels รชtres habitent et peuvent habiter ร douze ou quinze milles audessous de la surface des eaux ? Quel est lโorganisme de ces animaux ? On saurait ร peine le conjecturer. ยปEn rรฉalitรฉ, Verne ne fait quโexprimer, ร la maniรจre de lโรฉcrivain populaire quโil est, la fascination de ses contemporains pour cet immense mystรจre, alors quโil semble bien que, dรจs le dรฉbut du 19รจme siรจcle, une attention particuliรจre dirige le regard des รฉcrivains et des poรจtes, et non plus seulement des scientifiques, vers les profondeurs des mers. Car il semble bien que lโocรฉan est aussi, et peut-รชtre avant tout, un espace symbolique, dans lequel les visions dโรชtres extraordinaires surgissent, portรฉs par les vagues. Comme le souligne N. Adamovsky, ยซ Verne a formulรฉ un motif qui court ร travers tout le 19รจme siรจcle : une plongรฉe dans la prรฉhistoire pour retrouver dans lโexploration des profondeurs une identitรฉ autrefois perdueยป (diving into prehistory to draw forth oneโs own identity from the depths) . La mer est devenue un ยซ rรฉservoir de symboles ยป qui sโinscrira plus tard dans la dรฉcouverte de lโinconscient. Tout au long du siรจcle, lโocรฉan sera le meilleur reprรฉsentant de la Nature, et le vรฉhicule le plus abouti de son potentiel imaginaire. De Melville (Moby Dick, 1851) ร Flaubert (La Tentation de Saint-Antoine, 1874), sans oublier Victor Hugo (Les Travailleurs de la Mer, 1866), toutes ces ลuvres prรฉsentent la mer ยซ comme la forme matรฉrialisรฉe de lโabondance, le lieu oรน la vie apparait, en mรชme temps que la Totalitรฉ ineffable, inaccessible ร la comprรฉhension humaine ยป .Dans lโรฉdition Hetzel de 1869 du roman de Jules Verne, le dessinateur Alphonse de Neuville a su donner ร lโimagination de ses contemporains une forme vraisemblable, matรฉrialisรฉe par lโinstauration dโun point de vue, celui de spectateurs en arrรชt devant le spectacle offert par un aquarium gรฉant โ ces spectateurs รฉtant, en lโoccurrence, Aronnax et ses deux compagnons, tous trois prisonniers du Capitaine Nemo. Comme dans une salle de spectacle moderne, les lumiรจres sโรฉteignent, lโobscuritรฉ se fait pour laisser place ร la fรฉerie du monde subaquatique : ยซ [โฆ] lโobscuritรฉ se fit subitement, mais une obscuritรฉ absolue. Le plafond lumineux sโรฉteignit, et si rapidement, que mes yeux en รฉprouvรจrent une impression douloureuse, analogue ร celle que produit le passage contraire des profondes tรฉnรจbres ร la plus รฉclatante lumiรจre. Nous รฉtions restรฉs muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agrรฉable ou dรฉsagrรฉable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eรปt dit que des panneaux se manลuvraient sur les flancs du Nautilus. ยซ Cโest la fin de la fin ! dit Ned Land.
โ Ordre des Hydromรฉduses ! murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque cรดtรฉ du salon, ร travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement รฉclairรฉes par les effluences รฉlectriques. Deux plaques de cristal nous sรฉparaient de la mer. Je frรฉmis, dโabord, ร la pensรฉe que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une rรฉsistance presque infinie. La mer รฉtait distinctement visible dans un rayon dโun mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait dรฉcrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumiรจre ร travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dรฉgradations successives jusquโaux couches infรฉrieures et supรฉrieures de lโOcรฉan ! [โฆ] Mais, dans ce milieu liquide que parcourait le Nautilus, lโรฉclat รฉlectrique se produisait au sein mรชme des ondes. Ce nโรฉtait plus de lโeau lumineuse, mais de la lumiรจre liquide. [โฆ] De chaque cรดtรฉ, jโavais une fenรชtre ouverte sur ces abรฎmes inexplorรฉs. Lโobscuritรฉ du salon faisait valoir la clartรฉ extรฉrieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eรปt รฉtรฉ la vitre dโun immense aquarium. [โฆ] Pendant deux heures, toute une armรฉe aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis quโils rivalisaient de beautรฉ, dโรฉclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquรฉ dโune double raie noire, le gobie รฉlรฉotre ร caudale arrondie, blanc de couleur et tachetรฉ de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et ร la tรชte argentรฉe, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute descriptionโฆ [โฆ] Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je mโextasiais devant la vivacitรฉ de leurs allures et la beautรฉ de leurs formes. [โฆ] Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tรดle se refermรจrent. Lโenchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rรชvai encore, jusquโau moment oรน mes regards se fixรจrent sur les instruments suspendus aux parois. ยป
Reprรฉsentation des fonds marins au 19รจme siรจcle et la fascination pour le monde subaquatique
ย ย Lโintรฉrรชt pour la reprรฉsentation visuelle du monde marin doit sans doute beaucoup aux recherches qui, ร travers lโรฉtude des productions de la nature, veulent contribuer ร lโรฉtablissement dโune morphologie, considรฉrรฉe ici comme une description et une classification des formes naturelles. Dans ce mouvement, caractรฉristique dโun siรจcle dans lequel apparait un intรฉrรชt pour la structure et lโorganisation des formes, on peut citer les travaux de DโArcy W. Thompson, mais peut-รชtre surtout les planches du biologiste Ernst Haeckel, rassemblรฉes dans un ouvrage, Les formes artistiques de la nature (Kunstformen der Natur), publiรฉ en 1904, et qui renvoient ร la fascination quโรฉprouvent les contemporains pour les รชtres vivants que lโon apprend ร connaitre au fur et ร mesure que la biologie marine distille ses dรฉcouvertes. Haeckel y ajoute la dimension esthรฉtique, que lโon retrouve dans des planches, lithographiรฉes avec soin et qui, selon Renรฉ Huyghes, apparaissent plus comme une idรฉalisation de ses idรฉes sur la rรฉgularitรฉ et la perfection des structures que le rรฉsultat dโobservations rigoureuses34. Cependant, ce goรปt de lโimage et des reprรฉsentations minutieuses est caractรฉristique du besoin de montrer avec une prรฉcision inรฉdite les รฉlรฉments dโun monde que lโon est en passe de dรฉcouvrir et dont la science, dans son besoin dโobjectivitรฉ rationnelle, cherche ร garantir lโapparence formelle. On ne peut en effet rapprocher les lithographies de radiolaires effectuรฉes par Haeckel des illustrations de Neuville et Riou, mรชme si ces derniers cherchent, autant que possible, ร donner ร leurs dessins lโapparence du rรฉalisme sรฉrieux obtenu dโaprรจs une documentation scientifique. Lโinvention de la photographie, rรฉalisรฉe sans doute ร la mรชme รฉpoque, quoique dans des circonstances diffรฉrentes par Niรจpce (1765-1833), Daguerre (1787-1851) et Henry Fox Talbot (1800-1877), marque cependant le dรฉbut de ce que lโon peut considรฉrer comme la visualisation scientifique moderne. La photographie est le gage de la reprรฉsentation parfaite de la rรฉalitรฉ. Si le panorama, inventรฉ ร la fin du 18รจme siรจcle, annonce dรฉjร ยซ le rรชve du spectacle intรฉgral, du ยซ cinรฉma total ยป que des pionniers tenteront de rรฉaliser au dรฉbut du 20รจme siรจcle ยป35, il nโapporte pas cependant ce gage de rรฉalisme absolu et de fidรฉlitรฉ parfaite, de preuve irrรฉfutable de lโexistence du phรฉnomรจne observรฉ que semble garantir la photographie. Aussi, le panorama et son successeur le diorama vont-ils cรฉder la place,progressivement, ร la photographie dans la multiplication des tentatives pour trouver une solution ร la ยซ question vitale ยป qui consiste ร inventer un ยซ nouveau principe capable de montrer des figures en mouvement avec toutes les apparences de la vie et de la rรฉalitรฉ. ยป La photographie, comme technique de reproduction automatique de la rรฉalitรฉ sensible, sโimpose comme un formidable outil de documentation qui sera trรจs vite utilisรฉ par les voyageurs de lโรฉpoque et sous lโimpulsion de Franรงois Arago, qui se fera le chantre de son utilisation dans le monde scientifique. Les interventions effectuรฉes par Arago ร lโAcadรฉmie des Sciences et ร la Chambre des dรฉputรฉs en 1839 seront dรฉcisives pour la diffusion de cette dรฉcouverte. Elles permettent, en effet, la reconnaissance de la lรฉgitimitรฉ de la photographie en tant quโinvention aux consรฉquences รฉconomiques et sociales profondes, et ouvrent la voie ร son utilisation dans un contexte scientifique. Cโest ainsi que vont se mettre en place les fondements dโune ยซ confiance dans les images ยป qui permettra lโutilisation de la photographie aussi bien dans le champ scientifique que dans la documentation du rรฉel. La voie est ouverte, dรจs lors, ร de multiples utilisations de cette nouvelle technique dans le champ scientifique. Plusieurs personnages, dont deux franรงais, vont sโemparer des possibilitรฉs offertes par la photographie pour lโadapter ร leurs recherches. Louis Boutan (1859-1934) va profiter de son sรฉjour au laboratoire Arago de Banyuls-sur-Mer pour dรฉvelopper les instruments qui lui permettront de rรฉaliser les premiรจres photographies sous-marines, devenant, en quelque sorte, le premier photographe rรฉellement subaquatique, bien avant les cinรฉmatographies de Williamson. Dans une optique bien diffรฉrente, EtienneJules Marey (1830-1904) enregistre des sรฉquences photographiques selon la mรฉthode chronophotographique, qui fait de lui un des pรจres du cinรฉmatographe. Il mettra ร profit ses sรฉjours ร Naples, vers 1890, pour rรฉaliser des prises de vues chronophotographiques dโanimaux marins.
Le mystรจre des profondeurs
ย ย Lโocรฉanographie qui apparait en tant que science au 19รจme siรจcle est aussi tributaire, on lโa vu, du dรฉveloppement de techniques qui vont permettre lโexploration des fonds marins. Dโun point de vue รฉpistรฉmologique pourrait-on dire, le milieu marin nโest accessible quโau moyen dโartefacts technologiques. Cโest bien ce que mettent en avant Helen Rozwadowski et David van Keuren : ยซ The oceans are a forbidding and alien environment inaccessible to direct human observation. They force scientist-observers to carry their natural environment with themโฆ Oceanographyโs necessary dependence upon technologyโฆ creates a pervasive argument that the machine is the garden. That is, what oceanographers have learned about the ocean has been based almost exclusively on what various technologies, or machines, have taught them. ยป Et selon Natascha Adamovsky, dans un ouvrage qui met en relation perspectives รฉpistรฉmologiques et esthรฉtiques dans les รฉtudes ocรฉanographiques, le rapport entre les humains et le monde marin passe nรฉcessairement par la technique qui seule permet aux sociรฉtรฉs humaines dโexplorer un milieu fondamentalement รฉtranger : ยซ Marine worlds have to be experienced in mediated form, then. The relation between mankind and the sea is fundamentally based on technology that transforms it so that it may be grasped by human senses and understanding. ยป Et, en dโautres termes, ยซ Since the medium is always inscribed in what it lends mediatized form โ it is necessary to pay attention to the means by which the sea is made available to us. ยป Autrement dit, lร aussi, pour une histoire des โmerveilles de la merโ โ ou de maniรจre alternative, pour accรฉder ร leur โexplorationโ, leur โdรฉvoilementโ ou encore pour โdรฉchiffrerโ cet univers รฉnigmatique โ il est essentiel de scruter lโensemble des mรฉdias qui permettent dโaccรฉder ร cette connaissance : cโest-ร -dire les pratiques artistiques, les technologies et les instruments utilisรฉs, par quels individus ou collectifs, mais aussi, et peut-รชtre surtout, le contexte culturel et historique dans lequel ont pris place ces explorations. Pour Nicole Starosielski, qui sโattache ร dรฉvelopper une histoire culturelle du cinรฉma subaquatique, le monde sous-marin sโoppose ร lโenvironnement terrestre des sociรฉtรฉs humaines en raison de son caractรจre intemporel et โanti-civilisationโ. Plonger au fond des ocรฉans, que ce soit avec un simple tuba ou par lโintermรฉdiaire du spectacle offert par le cinรฉma, est vรฉcu comme une รฉvasion hors du contexte culturel et social caractรฉristique des nations, de leur histoire et des conflits qui les opposent. Apparaissant comme de nouvelles frontiรจres, ces espaces sont le plus souvent dรฉcrits comme des lieux pouvant permettre une rรฉorientation radicale des conventions et des comportements sociaux. Les cinรฉastes ont perรงu trรจs tรดt cet environnement comme particuliรจrement propice ร lโexpรฉrimentation de nouvelles formes de reprรฉsentation. Les รฉtudes concernant le cinรฉma subaquatique, depuis les fictions de Paton/Williamson, le cinรฉma expรฉrimental aux connotations surrรฉalistes de Jean Painlevรฉ et jusquโaux documentaires dโexploration de Hans Hass et Jacques-Yves Cousteau, ont toutes relevรฉ les possibilitรฉs ouvertes par la reprรฉsentation des interactions entre humains et animaux marins. Depuis la baleine de Melville et le calmar gรฉant (Architeuthis dux) dรฉcrit par Jules Verne, on peut mรชme รฉvaluer cette rencontre de lโhomme et de lโanimal marin comme รฉtant lโun des principaux ressorts pouvant expliquer la popularitรฉ jamais dรฉmentie de ce genre cinรฉmatographique. Lโocรฉan, dans le roman de Jules Verne, nโest pas seulement le lieu dโun spectacle de merveilles toujours renouvelรฉes, il est aussi le domaine dโanimaux fantastiques, apparitions terribles venues du fond des abysses, et qui comptent encore parmi les plus grands mystรจres que connait le monde vers 1870. Et le Kraken de la mythologie scandinave, chantรฉ par Tennyson (1830), est cette lรฉgende tenace qui vient battre les flancs des certitudes scientistes du 19รจme siรจcle. Rรฉapparu depuis les eaux froides de la mer de Norvรจge, aperรงu – ou quelque chose qui y ressemble โ par lโรฉquipage de lโAlecton, le 30 novembre 1861, au large de Tรฉnรฉriffe, ce monstre insinue doute et perplexitรฉ dans lโesprit de M. Bouyer, lieutenant de vaisseau sur ce navire : ยซ Depuis que jโai de mes yeux vu cet รฉtrange animal, je nโose plus fermer dans mon esprit la porte de la crรฉdulitรฉ aux rรฉcits des navigateurs. Je soupรงonne la mer de nโavoir pas dit son dernier mot, et de tenir en rรฉserve quelques rejetons des races รฉteintes, quelques fils dรฉgรฉnรฉrรฉs des trilobites, ou bien encore dโรฉlaborer dans son creuset toujours actif des moules inรฉdits pour en faire lโeffroi des matelots et le sujet des mystรฉrieuses lรฉgendes des ocรฉans. ยป On ne peut manquer alors de faire le rapprochement avec le combat contre le monstre qui attaque le Nautilus, et qui est dโailleurs la sรฉquence phare du film de Richard Fleischer, produit par Disney (1954), dans lequel, selon Pierre Pigot, on assiste ร un ยซ pur moment dโefficacitรฉ hollywoodienne tardive en technicolor, oรน dans le soin maniaque des effets spรฉciaux sโexhale encore le parfum entรชtant dโun artisanat magique. ยป Cette rรฉรฉcriture par le cinรฉma amรฉricain nous รฉloigne cependant de lโoriginal de Verne, dont la marque de fabrique, toujours selon Pigot, est ยซ le catalogage fastidieux, et fonctionnant comme une musique autonome au cลur du texte, des merveilles de la nature. ยป Mais tout ceci nโest rien dโautre, encore une fois, quโune maniรจre de se glisser dans lโair du temps, de permettre ร la fiction dโadouber le fantastique dans le contenu romanesque, tout en conservant lโapparence de sรฉrieux qui sied ร la vogue de la vulgarisation scientifique. Et partout, dans ce soin maniaque qui consiste ร habiller dโune crรฉdibilitรฉ scientifique lโimaginaire du romancier, Verne laisse transparaรฎtre ยซ le Glanz irrรฉpressible de la taxinomie, telle une langue nรฉoadamique singuliรจre dont lโhomme moderne serait en droit dโattendre une ivresse nouvelle. ยป Arronax serait dโailleurs le parfait homo occidentalus, celui ยซ qui ne sort jamais sans avoir, ร lโarriรจre-plan de son esprit, une table de dissection oรน รฉtaler les objets sur lesquels il a pu exercer sa maitrise. ยป On reconnait dans cette insistance ร donner une explication rationnelle ร tout ce qui peut surgir du fond des ocรฉans, la volontรฉ de maitrise propre au personnage du savant moderne, et que lโon verra resurgir ร plusieurs reprises dans lโลuvre de Jules Verne et ร travers les รฉnumรฉrations quโil place rรฉguliรจrement dans la bouche de ses personnages.
Les dรฉbuts du cinรฉma sous la mer
ย ย Le dรฉveloppement de ces techniques cinรฉmatographiques particuliรจres ne peut รชtre dissociรฉ du contexte culturel et politique de lโรฉpoque qui voit leur apparition. A lโinstar de Louis Boutan pour la photographie sous-marine, le nom de John Ernest Williamson est associรฉ ร lโinvention et ร lโexploitation de techniques de tournage de films sous la mer. Entre 1914 et 1932, commenรงant avec Thirty Leagues under the Sea (1914) et jusquโร With Williamson under the Sea (1932), Williamson a produit et rรฉalisรฉ plusieurs films documentaires ou de fiction, entiรจrement filmรฉs sous la mer, aux Bahamas. Alors que les prรฉcรฉdentes tentatives de filmer des animaux marins dans leur environnement รฉtaient rรฉalisรฉes ร lโaide dโaquariums, de plus ou moins grande capacitรฉ, Williamson utilisait des dispositifs spรฉcialement conรงus et construits pour ses expรฉditions : une โPhotosphรจreโ capable de descendre ร des profondeurs de plusieurs dizaines de mรจtres sous lโeau, qui รฉtait en rรฉalitรฉ un caisson habitable, muni dโun tube flexible de mรฉtal ร travers lequel lโopรฉrateur pouvait descendre ou remonter. En rรฉalitรฉ, lโinvention de cet habitacle et du tube รฉtaient dus ร son pรจre, le Capitaine Charles Williamson, qui en 1903 avait brevetรฉ un dispositif consistant en un caisson dโoรน pouvaient sortir les bras dโun plongeur โ qui รฉtait dรฉcrit comme ressemblant ร une โsorte de lanterne chinoise immergรฉeโ โ pour fouiller le fond marin et un tube flexible qui permettait dโatteindre ce caisson ร lโaide dโune รฉchelle. Conรงu au dรฉpart pour aider ร renflouer des navires naufragรฉs, Charles Williamson voulait se servir de ce matรฉriel pour aider ร rรฉcupรฉrer des cargaisons de navires coulรฉs ou รฉchouรฉs non loin des cรดtes. En 1911, aprรจs avoir crรฉรฉ une sociรฉtรฉ, la โWilliamson Submarine Corporationโ, lโancien officier de marine effectua plusieurs tentatives afin de tenter de rรฉcupรฉrer un stock dโargent des cales du Merida, un navire de la Compagnie Maritime Ward. Ces tentatives demeurรจrent infructueuses, mais elles permirent ร son fils, John Ernest, dโimaginer et de mettre au point le systรจme qui allait lui permettre dโaller filmer sous la mer. En effet, pour J. E. Williamson, il suffisait de perfectionner et dโagrandir lโinvention de son pรจre pour pouvoir y installer lโappareillage dont il avait besoin.Pour cela, John Ernest conรงut un caisson spรฉcial, bien plus large et lourd que celui construit par son pรจre, muni dโun hublot dโun diamรจtre dโun mรจtre cinquante et dโune รฉpaisseur de quatre centimรจtres, environ. Williamson le baptisa โPhotosphรจreโ. Lโengin รฉtait attachรฉ au bout dโun tube flexible, tout comme celui de son pรจre, mais de dimensions plus modestes, puisquโil nโรฉtait plus question dโy descendre ร lโaide dโune รฉchelle de corde. Lโรฉquipement fut ensuite transportรฉ aux Bahamas, oรน le long des cรดtes la lumiรจre du jour peut atteindre des profondeurs de lโordre de 50 mรจtres, ce qui rendait possible la photographie ร de telles profondeurs.
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Table des matiรจres
Introduction :
– Les techniques et lโimaginaire
– Apports rรฉels ou imaginรฉs des techniques cinรฉmatographiques ร lโexploration du monde subaquatique ;
– Lโinvention de la photographie et son rรดle dans la reprรฉsentation rรฉaliste du monde ;
– Les pionniers du cinรฉmatographe ; la photographie sous-marine ;
– Les aquariums et la constitution du spectacle sous-marin
1. La science populaire et la naissance de lโocรฉanographie au 19รจme siรจcle
Progrรจs technique ; vulgarisation des connaissances scientifiques ;
Intรฉrรชt gรฉostratรฉgique et รฉconomique pour lโexploration sous-marine ;
Lโocรฉan apparait comme la derniรจre frontiรจre ร explorer
2. Jules Verne et le spectacle subaquatique : utopie technologique ou fantasmagorie ?
Imaginaire des abysses ; visions utopiques ou imaginaire dรฉjร dรฉpassรฉ par les rรฉalisations de son temps ?
3. Les pionniers de la reprรฉsentation rรฉaliste du monde subaquatique
– Louis Boutan, pionnier de photographie sous-marine ;
– Etienne Jules-Marey รฉtudie le mouvement des animaux marins (vers 1880) en chronophotographie ;
– Les films des frรจres Lumiรจre
4. La plongรฉe sous-marine et les premiรจres reprรฉsentations cinรฉmatographiques du monde subaquatique
– Kraken ou Giant squid : fascination pour les monstres des profondeurs;
– John Ernest Williamson, aventurier des fonds marins et cinรฉaste expรฉrimental : dispositifs et films ;
– Lโimagination scientifique de Jean Painlevรฉ : comment le cinรฉma raconte la science
5. Le cinรฉma subaquatique et lโaventure du scaphandre autonome : constitution dโun systรจme technique ?
– EXPLORER LโHORIZON SOUS-MARIN : la quรชte de lโautonomie de mouvement โ
De Rouqueyrol-Denayrouse ร Le Prieur-Cousteau-Gagnan
– CINEMA OU SCIENCE ? Le Cinรฉma subaquatique entre science et spectacle cinรฉmatographique ; techniques et mรฉthodes dโun genre cinรฉmatographique ร part entiรจre
Les dรฉbuts de lโaventure et la constitution dโune culture de lโimage subaquatique : de Williamson ร Painlevรฉ, de Painlevรฉ ร Cousteau
CONCLUSION : que peut-on tirer de lโhistoire de la constitution et du dรฉveloppement de ce champ particulier de lโimage photographique et surtout cinรฉmatographique ?
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