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LA TEMPORALITÉ DE L’AGIR
La notion de temporalité de l’agir a été introduite dans le courant néo-institutionnaliste sociologique par Mustafa Emirbayer et Ann Mische (1998). Ces deux auteurs, s’inspirant de travaux dérivés des philosophies pragmatistes, développèrent la notion d’agency (la notion d’agentivité) avec une perspective projective, dans l’objectif de dépasser les limites des théorisations (sur) utilitaristes, (sur) normatives ou (sur) volontaristes de l’action.
Par cette perspective projective, l’agentivité est ainsi conceptualisée comme étant « un processus d’engagement social temporellement encastré, informé par le passé, mais également orienté vers le futur (en tant que capacité à imaginer des possibilités alternatives) et ancré dans le présent (en tant que capacité à contextualiser les habitudes passées et les projets futurs dans les contingences du moment) »37 (Emirbayer et Mische, 1998 p 963).
Pour les auteurs, en accord avec les travaux pragmatistes de Joas (1996) – auteur avec lequel ils entretiennent des liens théoriques forts – l’agir humain doit être pleinement contextualisé, non pas parce que l’action serait contingente de la situation, mais plutôt parce que cette dernière serait constitutive de l’action. Cette compréhension implique de ne pas seulement voir en chaque situation un lot de ressources et de conditions nécessaires à l’action (vision propre à ce que nous considérons être une perspective « stratégiste », qui démarre nécessairement d’une vision), mais aussi de prendre en considération les cadres de réponse habituels des acteurs, structurés au cours du temps, et qui constituent la base de leur engagement réflexif et créatif dans l’action, avec un environnement changeant (Emirbayer et Mische, 1998). L’agir serait ainsi fait de la reproduction de routines et de créativité.
Les auteurs en arrivent à la définition suivante : « Nous le définissons (l’agir humain) comme l’engagement temporellement construit d’acteurs issus de différents environnements structurels – les contextes temporo-relationnels de l’action – qui à travers le jeu des habitudes, de l’imagination et des jugements, à la fois reproduisent et transforment ces structures dans une réponse interactive aux problématiques posées en changeant les situations historiques. » (Op. Cit. p970).
Ils définissent finalement trois éléments constitutifs de l’agir (Emirbayer et Mische, 1998):
l’élément itératif (qui réfère à la réactivation sélective de structures de pensées ou d’action passées).
l’élément projectif (qui réfère à la génération de futures trajectoires d’action, où les structures de pensées ou d’action sont recombinées de manière créative).
l’élément pratico-évaluatif (qui réfère à la capacité des acteurs à opérer des jugements pratiques et normatifs sur les différentes trajectoires de l’action, en réponse aux demandes émergentes, dilemmes, et ambiguïté des situations présentes).
Ces éléments interdépendants pourraient prendre une part relative plus ou moins importante en fonction des acteurs, de leur degré de réflexivité et de la manière dont ils comprennent leur propre relation aux passé, futur et présent, faisant que les acteurs peuvent avoir des orientations agentiques variables (ils peuvent être tantôt orientés vers des activités (re)productives ou tantôt vers des activités transformatives), et qui pourrait leur permettre dans certains cas « de mieux exercer leur imagination, leur capacité de choisir et la prise de conscience de leurs fins 38» (Op. Cit. p973).
L’ACTION (COLLECTIVE) COMME ACTIVITÉ DE CONCEPTION
Dans les développements de l’épistémologie de l’action (collective) réalisés par Armand Hatchuel (2002 ; 2005), celui-ci émet l’hypothèse fondamentale que les modèles d’actions peuvent être définis à travers deux classes d’opérateurs axiomatiques interdépendantes : les opérateurs de savoir ou de connaissance (émotions, sens, gestuelles, symboles, …) qui représentent toutes les manières de définir des relations sujet-objet à travers des codifications, et, les opérateurs de relation (affectives, sociales, hiérarchiques, de pouvoir, ethniques, …) qui représentent toutes les manière de définir des relations sujet-sujet ou sujet-collectif. L’auteur se base en effet sur le principe que dans l’organisation ou dans l’action (collective), savoirs et relations sont indissociables (« principe d’inséparabilité des savoirs et des relations ») (Hatchuel et Weil, 1992 ; Hatchuel, 2000). Dans l’organisation, les acteurs se différencieraient en effet par leurs savoirs (Hatchuel, 1997) ; parallèlement, les savoirs produits par chaque acteur dépendraient des relations que celui aura établies avec d’autres acteurs et/ou un objet. Ce principe d’indissociabilité des savoirs et des relations qui se trouve au coeur de l’épistémologie de l’action collective, telle que défendue par Hatchuel (2005 ; 2012 in David, Hatchuel, Laufer)41, et telle que reprise dans la project-based view francophone, peut d’ailleurs aussi se retrouver dans les travaux de Michel Foucault, à travers le principe d’indissociabilité savoir-pouvoir-sujet. L’action collective supposerait de plus, pour les organisations, une activité de conception collective, plus ou moins inventive, active ou latente, qui se situerait « au coeur de leur survie » (Hatchuel, 2005).
Ce développement d’une épistémologie de l’action (qui a pour vocation de s’étendre en dehors du champ des sciences sociales) n’est pas anodin. L’auteur relève une tendance, au sein des corpus théoriques des sciences de gestion, à s’appuyer sur ce qu’il appelle des « métaphysiques de l’action », c’est-à-dire des notions théoriques « boîtes noires » (par exemple la notion de commandement, la notion de stratégie, la notion de projet ou même de créativité) dont on suppose qu’elles réfèrent à des modèles d’action (connaissances-relations) intemporels, anhistoriques, universels, et dont l’emploi peut conduire à certaines apories.
L’ACTION (COLLECTIVE) COMME ACTIVITÉ DE RÉGULATION
L’agir, nous l’avons vu, serait ainsi intrinsèquement social et relationnel. Au sein de leur proposition de project-based view, Bréchet et Desreumaux (2009 ; 2013) intègrent également les propositions de la Théorie de la Régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud (1989 ; 1997, 1999).
La théorie de la Régulation sociale a pour objet d’étude l’action et ce qui la contraint. L’action sociale y est vue comme une interaction réglée et finalisée, et un système (d’action) y est par conséquent vu comme un ensemble d’interactions réglées (Reynaud, 1999). Les comportements des acteurs sont régis par des règles qu’ils produisent par négociation : autrement dit, ce sont les acteurs qui produisent et façonnent le système par leur action et leurs interactions, plus que celui-ci ne détermine leurs comportements. Pour Reynaud (1999), l’acteur social est autonome, et est donc capable de construire des règles sociales et d’y consentir ; les acteurs sont pluriels, les intérêts (subjectifs), préférences et valeurs sont dispersés, mais peuvent donner lieu à des règles communément admises ; les interactions entre acteurs sont réglées et contribuent à produire ou à entretenir des règles, voire à les réinterpréter (De Terssac, 2012).
Dans l’organisation, deux types de régulations (c’est à dire d’élaboration et de renouvellement des règles) peuvent intervenir en contrepoint, à travers une pluralité de sources légitimes : une régulation de contrôle, formelle, et une régulation autonome, plus informelle, qui en se superposant peuvent constituer une régulation conjointe, mobilisant des jeux de pouvoir.
Pour De Terssac (2012) s’intéresser aux régulations sociales revient en effet à la fois à prendre pour objet « l’activité de régulation par laquelle les individus construisent leurs contraintes, les acceptent et les remettent en cause », qui est aussi l’« activité par laquelle les acteurs élaborent leurs intentions, construisent le sens de leurs actions et finalement règlent leurs indépendances » et à expliciter ces phénomènes de régulation dans leur déroulement et leurs raisons. La Théorie de la Régulation Sociale décrit donc la manière dont les contraintes de l’action sont les résultats agrégés de l’activité de régulation des acteurs, qui les font et les défont. En s’inscrivant en cela dans le « paradigme » de l’individualisme complexe, la Théorie de la Régulation Sociale se distingue par exemple drastiquement de la Théorie de la Régulation (économique), qui ne prend pas en compte l’intervention des acteurs dans les mécanismes de régulation (De Terssac, 2012)42.
[La Théorie de la Régulation Sociale nous laisse donc entrevoir une activité supplémentaire à laquelle peut prendre part tout individu engagé dans l’action (autrement dit l’acteur et a fortiori l’entrepreneur) à savoir, l’activité de régulation. Elle partage notamment avec les approches sociopolitiques contemporaines une récusation de l’opposition acteur-système43.]
UN NOUVEL ABOUTISSEMENT AU SEIN DES SCIENCES SOCIALES
Pour Bréchet et Prouteau (2010)46 si le champ de l’économie a vu émerger et se développer de manière marginale quelques interprétations fonctionnalistes de la figure de l’entrepreneur – preneur de risques pour Cantillon (1755), administrateur pour Say (1803), innovateur héroïque pour Schumpeter (1911), opportuniste pour Kirzner (1973 ; 1989), décideur créatif pour Shackle (1979) – les descripteurs de la firme issus de la microéconomie néoclassique (lieu d’échanges, noeuds de contrats, lieu de transactions, …) laissent dans un premier temps peu de place au développement approfondi de cette figure, qui ne ressurgira que plus tard avec celui des théories évolutionnistes de l’entreprise. Bien que ces dernières soient centrées sur les routines organisationnelles, celles-ci laissent néanmoins émerger via Witt (1998) la nouvelle figure d’un entrepreneur concepteur et ouvrier de nouveaux cadres cognitifs. Un article de Marchesnay (2014) mettra par ailleurs en lumière une corrélation entre la succession des différentes périodes qui ont jalonné l’histoire du capitalisme et l’évolution de la figure de l’entrepreneur (notamment sa disparition des champs théoriques durant la première moitié du 20ième siècle, et sa réémergence à partir de la fin des années 1970), en fonction des préoccupations dominantes au sein des différentes disciplines constitutives des sciences sociales.
Nous n’ignorerons pas que le champ de la sociologie des organisations aura connu une évolution symétrique à celle de l’économie des organisations, dès l’avènement de l’ère industrielle : aux approches fonctionnalistes, rationnelles et normatives des organisations incarnées par les travaux incontournables de Taylor, Marx, Fayol et Weber, succéderont des approches psychosociologiques et cognitivistes, qui paradoxalement, en mettant en évidence la réactivité humaine aux structurations formelles (telle structure organisationnelle induit tels effets sur la productivité des salariés), contribueront finalement au renforcement la vision mécaniste des organisations bureaucratiques (Scieur, 2011).
Plusieurs tournants décisifs dans les sciences sociales permettront néanmoins par la suite de donner un nouvel essor au développement de la figure d’entrepreneur, alors par trop fonctionnelle, à travers des approches comportementalistes qui contribueront à initier, par la suite, le développement d’approches processuelles. Le premier tournant majeur de notre point de vue, a été l’introduction explicite de la notion d’individualisme méthodologique en sociologie par Raymond Boudon (1991), qui en plus d’avoir permis un certain nombre de développements théoriques féconds, a contribué en le renouement d’un dialogue initialement perdu avec l’économie. Le second tournant a été l’introduction de la notion de la dualité du structurel par Anthony Giddens (1987), qui s’inscrit dans une posture d’individualisme complexe et constitue une perspective actionniste : « l’étude de la structuration des systèmes sociaux est celle des modes par lesquels ces systèmes, qui s’ancrent dans les activités d’acteurs compétents, situés dans le temps et dans l’espace et faisant usage des règles et des ressources dans une diversité de contextes d’action, sont produits et reproduits dans l’interaction de ces acteurs, et par elle ». Le troisième tournant nous provient de George Shackle (1972, 1979), qui, s’intéressant aux entrepreneurs, introduit l’idée que l’introduction d’une opportunité peut modifier la perception que ceux-ci peuvent avoir de l’avenir, et que leur imagination va leur permettre de choisir les voies empruntées. L’auteur met notamment en évidence l’activité d’influence que ceux-ci peuvent être amenés à mettre en oeuvre, dans la réalisation de leurs visées. En pourvoyant les entrepreneurs de capacités créatives, l’auteur de démarque donc des théories déterministes ou normatives de l’entrepreneuriat.
Pour les auteurs (Bréchet et Prouteau, 2010), pour pouvoir donner un nouvel essor au développement de la figure de l’entrepreneur, il sera nécessaire de s’écarter du cadre du choix rationnel optimisateur et des théories mécanistes de l’équilibre général dans la construction des représentations de l’organisation, de même qu’il s’agira de se positionner en dehors d’un dualisme acteur-système pour mieux prendre en compte la diversité existante des cadrages de l’action, et s’intéresser à l’articulation de ses différents niveaux d’analyse. Du côté des théories de l’entrepreneuriat, il s’agirait donc plus généralement de se départir des déterminismes promus par les approches fonctionnelles normatives (quelle fonction doit occuper l’entrepreneur), essentialistes (quels sont les traits, les compétences de cet idéaltype) et comportementales (que fait-il et pour quelles raisons), indépendamment du champ de recherche, pour s’engager dans des approches processuelles de type constructiviste.
ABORDER L’INNOVATION DANS LES SERVICES À DOMICILE EN RÉGION PACA À TRAVERS LA « PROJECT-BASED VIEW » : VERS LA FORMULATION D’UNE PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE
Dans le cas du champ des services d’aide et de soin à domicile, la variété des opérateurs considérés et la diversité de leurs logiques institutionnelles (ou de leurs logiques d’action au sens de Amblard et al, 2005) et de leurs motivations ne peut se satisfaire pleinement d’une analyse des dynamiques d’action collective qui serait seulement basée sur des approches déterministes et rationnalisantes, qu’elles versent dans l’individualisme ou le holisme méthodologique.
Comme nous l’évoquions dans la partie introductive de cette thèse, du fait de la diversité évoquée plus haut, étudier les processus d’innovation et de changement impulsés par des acteurs ou des entrepreneurs à l’échelle d’un tel champ organisationnel, sans nous ancrer dans un paradigme d’individualisme complexe, tiendrait pour nous du non-sens. De même, si nous voulons étudier la manière dont des opérateurs de services peuvent être soutenus dans la reconnaissance ou la construction de nouvelles opportunités de développement, et plus largement dans la menée de démarches d’innovation visant à transformer le champ, c’est une approche développementale multi-niveaux (ceux de l’individu, du projet et du champ) qui s’imposera à nous.
Adopter une approche développementale nous permet notamment de prendre en compte l’inscription du projet des acteurs dans le temps, un temps parfois long mais toujours irréversible, ce qui peut s’avérer particulièrement pertinent dans l’analyse de projets innovants dans ce champ particulièrement institutionnalisé, où les projets peuvent s’avérer relativement longs à aboutir. Comme annoncé au début de ce chapitre, nous choisirons ici de nous intéresser au projet à la fois
– dans un sens existentiel et opératoire (le projet de transformation progressive du champ porté par le Pôle Services à la Personne en tant qu’organisation) (i.e. au sens de Bréchet et Desreumaux). Il s’agit donc d’un projet à long terme, « un futur désiré » porté par chacun des administrateurs du Pôle, plus ou moins partagé par les autres adhérents et acteurs du champ, et susceptible de constituer un « bien commun » sur lequel ils peuvent s’accorder pour agir.
– et dans un sens instrumental (les différents projets soutenus par le Pôle ou portés par les opérateurs de services) (i.e. au sens de Lindgren et Packendorff, et au sens de Schmitt et al.). Il s’agit donc de projets bornés (et situés) dans le temps, faisant interagir un certain nombre de parties prenantes, brassant et construisant des savoirs et des relations, mettant en jeu des ressources et des moyens au cours de leur déploiement. Les projets constituent ici non seulement un cadre au sein desquels les représentations peuvent s’accorder, les problèmes se formuler et les acteurs se coordonner au cours du temps, mais aussi des objets instrumentaux, susceptibles d’être appropriés et investis « de l’extérieur ».
Associer ces deux (trois) types d’approches du projet nous permettra d’appréhender notre problématique de recherche d’une manière qui nous satisfasse.
Notre premier objectif est en effet de rendre compte de la manière dont on peut soutenir la génération et l’adoption progressive d’innovations au niveau d’un champ. Cela implique comme nous l’avons vu d’identifier les différentes manières par lesquelles la participation d’acteurs du champ des services à domicile à ces actions collectives peut permettre de nourrir :
– leurs capacités à inventer de nouvelles manières d’envisager leurs activités, ainsi que.
– leurs capacités d’agir entrepreneuriales (ou intrapreneuriales), en vue de porter ces inventions et d’innover.
Nous souhaitons donc pouvoir retranscrire la manière dont des acteurs ou des entrepreneurs participant à des projets sous forme d’actions collectives vont pouvoir à leur tour mener à bien ou poursuivre des projets innovants au sein de leurs propres organisations. Le caractère distribué de l’action – et a fortiori celle qui nous intéresse : l’innovation visant à transformer un champ organisationnel ou renforcer son identité – pourra se lire à travers les différentes démarches entrepreneuriales des acteurs porteurs de projets, et à travers leurs différentes pratiques.
Nous souhaitons enfin rappeler le caractère non anodin de ce type d’innovation. L’innovation visant à transformer ou renforcer des champs organisationnels appelle à la réalisation conjointe d’un certain travail de déstabilisation des institutions en place et de création (Lawrence et Suddaby, 2006 ; Greenwood Suddaby and Hining, 2002). Il s’agira alors pour les acteurs d’investir l’arène du projet pour y mener des activités de construction de problèmes, ou plus largement, pour s’en servir comme artefact cognitif ou comme instrument de dialogue (Avenier et Schmitt, 2008). Nous verrons au cours du chapitre suivant que nous pourrons décrire beaucoup plus en profondeur la manière dont certains projets peuvent être instrumentalisés dans le cadre de ce type de travail entrepreneurial, en couplant la présente perspective actionniste à une approche par l’activité instrumentée.
L’APPROPRIATION À TRAVERS UN REGARD SOCIO-POLITIQUE PRAGMATISTE. LES APPORTS DES TRAVAUX DE PHILIPPE ZITTOUN
Innover pour transformer un champ organisationnel (ou renforcer son identité), n’est pas une activité anodine comme peut en témoigner l’important volume de travaux réalisés depuis plusieurs décennies dans le courant de la théorie néo-institutionnaliste.
Cette activité implique notamment pour les entrepreneurs de déployer d’importants efforts pour « connecter de nouveaux projets institutionnels aux intérêts d’autres acteurs du champ » (Maguire, Hardy et Lawrence, 2004). Transformer un champ organisationnel nécessite en effet de déstabiliser des institutions en place et d’en créer de nouvelles (Lawrence et Suddaby, 2006 ; Greenwood Suddaby and Hining, 2002). Il s’agit alors pour l’entrepreneur de démontrer d’aptitudes discursives et une bonne rhétorique pour légitimer les changements nécessairement induits (Suddaby et Greenwood, 2005).
Toutefois, comme le soulèvent Garud, Gehman et Giuliani (2018), les travaux de la théorie néo-institutionnaliste s’intéressant aux stratégies discursives des acteurs tendent à sur-déterminer le pouvoir des discours et à occulter l’activité interprétative de l’audience des entrepreneurs :
– Garud, Gehman et Giuliani (2018).
Les auteurs recommandent alors d’introduire des approches performatives dans l’analyse compréhensive des processus entrepreneuriaux. Il s’agira exactement ici de notre intention.
C’est au cours d’une série de conférences qu’il a tenues à Harvard en 1955 (et retranscrites dans un ouvrage célèbre63) que la notion de performativité du discours fut introduite pour la première fois par le philosophe John Austin. Pour Austin, les énoncés performatifs sont des énoncés qui ne sont ni vrais, ni faux. Il s’agit d’énoncés qui produisent des effets matériels.
L’exemple le plus courant d’énoncé performatif (celui à travers lequel Austin illustrera la notion) est celui du maire prononçant l’énoncé « je vous déclare mari et femme ». Austin relèvera à ce sujet que de tels énoncés ne peuvent être performatifs que lorsque des conditions particulières sont rassemblées (identité du locuteur, lieux, protagonistes, …). Aussi, l’énoncé précédent ne sera performatif que s’il est prononcé par un maire, à la suite d’un cérémonial précis et mis en oeuvre devant témoins.
Nous avons vu en évoquant les travaux d’Akrich, Callon et Latour (1988), que l’innovation reposait sur un intense travail de négociation et de persuasion de la part d’entrepreneurs, en vue d’enrôler des parties prenantes. Ce travail est essentiellement discursif. Nous nous intéresserons plus spécifiquement ici aux conditions particulières du succès de ce travail.
Performativity does not deny that entrepreneurs may be driven by “purpose and action,” but it also draws attention to larger forces constituting phenomena (including entrepreneurial opportunities) that transcend individuals. […] It is through intra-actions that the identities of the actors involved and the functionalities of the materials in use emerge.
– Garud, Gehman et Giuliani (2018).
Dans le cadre de notre recherche, nous laisserons toutefois de côté les apports de la sociologie de la traduction, pour nous concentrer sur la perspective pragmatiste et les approches discursives que promeut Philippe Zittoun, auteur en sciences politiques, dans son analyse de l’activité politique et de l’action publique.
Dans le cadre de notre recherche, la diffusion d’une innovation n’est pas une fin en soi, mais une part d’un processus plus long de travail institutionnel, lui-même difficilement dissociable d’une certaine activité politique. Ainsi, nous nous intéressons moins aux procédés de traduction et d’intéressement à l’oeuvre durant le processus de conception tourbillonnaire d’un objet technique, qu’aux procédés menant à la légitimation d’une innovation au point qu’elle en soit considérée comme « allant de soi »64, dans un champ organisationnel donné. Les approches discursives, particulièrement mises en avant dans les travaux de cet auteur, nous paraissent pertinentes ici dans la mesure où celles-ci permettent de « mettre en évidence le caractère construit, politique et normatif des connaissances produites par les acteurs » (Durnova et Zittoun, 2013). Elles permettent également de souligner la place qu’occupe l’appropriation d’un énoncé politique dans le processus de persuasion d’acteurs et de prise de décision (condition favorable à la performativité des énoncés), et de décomposer le travail argumentaire qui la sous-tend.
Bien que nous nous basions principalement sur le contenu de son ouvrage intitulé « La fabrique politique des politiques publiques » (lui-même fondé sur une série d’articles publiés par l’auteur), nous attirons l’attention du lecteur ou de la lectrice qu’ici la fabrique d’une politique publique n’est pas notre objet central.
Même si résumer les travaux de l’auteur nous incite à reprendre le terme de « fabrique », ce n’est pas tant sur celle-ci que nous nous focalisons mais plutôt sur l’activité politique des acteurs, sur la part de leur agentivité (ou agency) reposant sur leur activité discursive. Il s’agit en effet d’une activité que nous avons eu l’occasion d’observer sur notre terrain de recherche, ou qui nous a été spontanément relatée par des porteurs de projets.
De manière plus précise, nous nous intéressons à la manière dont à la faveur de chaînes de promotion-appropriations certaines propositions de solutions nouvelles peuvent venir à être politiquement ou institutionnellement légitimées.
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Table des matières
INTRODUCTION
SECTION 1 : LE CONTEXTE DE LA RECHERCHE
SECTION 2 : ÉLABORATION DE LA PROBLÉMATIQUE ET DE L’OBJET DE RECHERCHE
SECTION 3 : PLAN DE LA RECHERCHE
PARTIE 1 : ÉPISTÉMOLOGIE, DESIGN DE LA RECHERCHE ET MÉTHODOLOGIE
SECTION 1 : ÉPISTÉMOLOGIE DE LA RECHERCHE
SECTION 2 : DESIGN DE LA RECHERCHE ET MÉTHODOLOGIE SYNTHÈSE DE LA PARTIE
PARTIE 2 : CADRAGE THÉORIQUE. ÉLABORATION D’UN MODÈLE D’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ D’INNOVATION
CHAPITRE 1 : LA PERSPECTIVE FONDÉE SUR LE PROJET COMME UNE PERSPECTIVE ACTIONNISTE DE L’INNOVATION
SECTION 1 : ABORDER L’ACTION COLLECTIVE À TRAVERS UNE « PROJECT-BASED VIEW »
SECTION 2 : ABORDER L’AGIR ENTREPRENEURIAL À TRAVERS UNE « PROJECT-BASED VIEW »
SECTION 3 : ABORDER L’INNOVATION DANS LES SERVICES À DOMICILE EN RÉGION PACA À TRAVERS LA « PROJECT-BASED VIEW » : VERS LA FORMULATION D’UNE PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE
CHAPITRE 2 : L’APPROPRIATION COMME MAILLON ESSENTIEL DE L’INNOVATION : PROPOSITION D’UNE APPROCHE PAR L’ACTIVITÉ INSTRUMENTÉE
SECTION 1 : DÉFINITION DE L’APPROPRIATION : ENTRE SOCIO-CONSTRUCTIONNISME ET ARTIFICIALISME
SECTION 2 : TROIS REGARDS POUR APPRÉHENDER L’APPROPRIATION DE L’INNOVATION. PROPOSITION D’ARTICULATION AVEC LA « PROJECT-BASED VIEW »
SECTION 3 : L’APPROPRIATION À TRAVERS UN REGARD SOCIO-POLITIQUE PRAGMATISTE. LES APPORTS DES TRAVAUX DE PHILIPPE ZITTOUN
SECTION 4 : L’APPROPRIATION À TRAVERS UN REGARD PSYCHO-COGNITIF PRAGMATISTE. LES APPORTS DES TRAVAUX DE PIERRE RABARDEL
SECTION 5 : L’APPROPRIATION À TRAVERS UN REGARD RATIONNEL « RENOUVELÉ ». LES APPORTS DES SCIENCES DE L’ARTIFICIEL ET DES SCIENCES DU DESIGN
SECTION 6 : APPLICATION À L’ANALYSE D’ACTIONS COLLECTIVES VISANT À SOUTENIR L’INNOVATION. FORMULATION DE NOS QUESTIONS DE RECHERCHE
CONCLUSION DE LA PARTIE. VERS LA PROPOSITION D’UN MODÈLE INTÉGRÉ DE L’ACTIVITÉ (ENTREPRENEURIALE/INTRAPRENEURIALE) D’INNOVATION
PARTIE 3 : PRÉSENTATION ET ANALYSE DES RÉSULTATS
CHAPITRE 1 – CAS PILOTE : LE PROJET « HABITAT COLLECTIF ET CONNECTÉ POUR LES SÉNIORS »
SECTION 1 : ANALYSE DU DÉROULEMENT ET DE L’ORGANISATION DE L’ACTION COLLECTIVE
SECTION 2 : LES RETOMBÉES DU PROJET. APPROPRIATION DU CAHIER DES CHARGES ET DE RESSOURCES NOUVELLES EN CONNAISSANCES
SECTION 3 : QUE TIRONS NOUS DE CETTE ÉTUDE DE CAS ? LA RÉPONSE À NOS QUESTIONS DE RECHERCHE
CHAPITRE 2 – CAS ANTIPODE, COMPLÉMENTAIRE : LE PROJET « RSE »
SECTION 1 : ANALYSE DU DÉROULEMENT ET DE L’ORGANISATION DES ACTIONS COLLECTIVES
SECTION 2 : LES RETOMBÉES DU PROJET. APPROPRIATION AU SEIN DES ENTREPRISES DE LA DÉMARCHE RSE
SECTION 3 : QUE TIRONS NOUS DE CETTE ÉTUDE DE CAS ? LA RÉPONSE À NOS QUESTIONS DE RECHERCHE
PARTIE 4 : DISCUSSION
SECTION 1 : D’UNE ÉTUDE DE CAS À L’AUTRE, QUELS ENSEIGNEMENTS PRATIQUES ?
SECTION 2 : D’UNE ÉTUDE DE CAS À L’AUTRE, QUELS APPORTS THÉORIQUES ?
SECTION 3 : GESTION DES ACTIVITÉS CONSTRUCTIVES ET DÉVELOPPEMENT DE CAPACITÉS D’AGIR : DES RÉPONSES COMPLÉMENTAIRES À NOTRE PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
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