Aaron, le corps le plus cinématographique

L’utopie comme principe de dé-localisation totale

Pour bien comprendre la manière dont Ari Folman travaille la question de l’utopie, il nous faut d’abord opérer un détour sur les réflexions concernant ce genre spécifique. Au cours de l’introduction à son ouvrage, Jean Servier rappelle que le mot « utopie » est hérité de l’Utopia de Thomas More132 dans lequel il désigne un « pays de Nulle Part », société parfaite et bienheureuse qui vit en autarcie sur son île134. La définition du terme n’est pas sans poser problème, dans la mesure où deux pôles d’interprétation en découlent. D’une part, son aspect irréalisable qui n’en fait qu’un rêve et auquel sa racine renvoie (U-topia, le pays de nulle part, et non eu-topos, le pays heureux). D’autre part, il a souvent servi à qualifier des faits sociaux ou des mouvements politiques bien réels visant à la modification, voire à l’amélioration de la société. L’auteur lit dans la pensée de Karl Marx la source de cette erreur qui fait « de l’utopie un idéal social rédigé, mis en forme, pour être propagé dans le peuple par une intelligentsia ». Cette tension entre deux pôles de la compréhension du terme amène donc certains auteurs à une distinction entre « utopie écrite et utopie pratique », l’une ne laissant en général à son auteur aucune illusion sur les chances de son application future, l’autre renvoyant au contraire à des éléments divers et bien réels (ou à vocation réaliste) qui rendent le terme plus confus.
Il semblerait que, face à cette différence de points de vue, Le Congrès invite à poursuivre la réflexion, voire même à la préciser. L’alliance entre utopie et science-fiction semble aller de soi (l’analyse de Jean Servier est en accord sur un point avec celle d’Alain Boillat : pour le premier, elles sont toutes deux des illusions ; pour le second le cinéma de science-fiction « narrativise des utopies technoscientifiques », le genre de l’utopie étant habituellement plus propice à la description qu’à la narration). C’est cependant le rapport qu’y entretiennent le rêve avec la réalité qui est moins évident. C’est ce que l’on peut lire dans la distinction opérée par l’auteur : soit l’utopie est « une forme de rêve éveillé », qui permet à celui qui la dépose sur le papier d’échapper aux réalités politiques de son temps et de s’imaginer comme le nouveau guide des hommes vers leur bonheur ; soit elle est comprise comme pouvant potentiellement advenir, ayant par le rêve une prise effective sur la réalité qui l’a vue naître – ce que Jean Servier dénonce comme étant une erreur de la part de ceux qui voient dans l’utopie, comme « dans la « science-fiction », une ébauche du futur ». Nous avons vu cependant (dans le Chapitre 1) que pour Alain Boillat, la science-fiction procède en lien avec la réalité et inspire même par le rêve la recherche scientifique.
Mais le constat ne s’arrête pas là car si le cinéma a ce pouvoir de créer pour le spectateur des emplacements au sein desquels il n’a aucune emprise physique, le choix de figurer l’utopie par l’usage du « dessin animé » est encore plus approprié. Car si les lieux de tournage en prises de vues réelles deviennent, par leur mise en image pour former un film, des emplacements sans lieux, ils entretiennent cependant toujours l’idée qu’il serait possible de retrouver le lieu originel de leur enregistrement. Ce dialogue entre lieux réels et lieux diégétiques n’exprime pas parfaitement cette idée du « Nulle Part » de l’utopie. En revanche, le dessin animé permet de reconstituer un emplacement qui n’existe pas à proprement parler dans notre monde puisqu’il a lui-même été fabriqué à partir d’un dessin ; il est donc plus à même de rendre compte de ce « Nulle Part ». Il faudra remarquer qu’en cela le dessin animé trouve un point de concordance avec les images virtuelles ou simulées, qui le rapproche de celles-ci autant qu’il l’éloigne par exemple de l’animation en volume155. Séparer les notions de lieu et d’emplacement comme nous invite à le faire le film d’Ari Folman par sa mise en question de l’utopie pourrait ici nous mener à penser d’une autre façon les séparations conceptuelles entre cinéma, animation et numérique. En choisissant d’utiliser le dessin animé pour rendre compte de l’aspect utopique de la société présentée dans Le Congrès, Ari Folman place ses personnages dans un non-lieu absolu qui est celui des images dessinées et qui peut renvoyer directement, par analogie, aux images numériques. Si les corps des protagonistes sont animés à partir d’un enregistrement du corps réel des acteurs, ces emplacements au sein desquels ils circulent sont par contre créés de toutes pièces (ce qui permet par exemple au réalisateur de les faire évoluer dans des bâtiments qui n’ont jamais existé156). Nous pouvons trouver ici un premier aspect de ce phénomène de « dé-localisation » des corps qu’opère la substance-cinéma dans le film : alors qu’au moment du tournage les corps des acteurs se trouvaient dans un lieu donné (le corps physique ne peut que se situer dans un lieu), l’image animée les en soustrait pour les inscrire dans un emplacement totalement autre. Le nouveau cinéma, représenté dans le film par le dessin animé pour produire en fait un discours sur les images numériques, a donc le pouvoir d’inscrire les corps dans un emplacement qui n’a rien à voir avec le lieu où ils se trouvent ; c’est ce paradoxe qu’évoque Ari Folman avec la substance biochimique. Et il est particulièrement question ici des effets de la capture de mouvements, qui permet non seulement, comme nous l’avons déjà vu, de travailler la présence de l’acteur en recouvrant son corps d’une nouvelle texture par le numérique, mais en plus d’inscrire cet hybride au sein de n’importe quel environnement sans que l’acteur n’ait eu besoin de s’y trouver ; d’ailleurs le principe de la Light Stage est exactement le même, puisqu’elle permet d’adapter la réflectance du corps en fonction de n’importe quel espace au sein duquel il évoluerait. La manière dont le réalisateur travaille la question du lieu et de la présence d’un corps en ce lieu grâce à des spécificités cinématographiques (et particulièrement à l’animation), lui permet donc de produire un discours sur l’effet dé-localisant des technologies numériques au cinéma.

L’hétérotopie. Le corps comme lieu, permanence du doute

Nous pouvons mener notre réflexion sur la délocalisation et son discours sur le numérique encore plus loin. Car ce qui semble poser véritablement problème dans Le Congrès ne réside pas tant dans la radicalité d’une dé-localisation des corps au sein d’un non-lieu totalement coupé du reste, mais bien plutôt dans le degré de confusion qu’il apporte concernant le rapport entre lieu et emplacement. Si à un niveau extradiégétique l’animation crée des espaces fictifs et totalement autres, le nouveau monde d’images au sein duquel la narration fait plonger Robin reste en fait en rapport avec le lieu existant qu’habite toujours son corps à titre diégétique.
La délocalisation est donc partielle et instaure en cela un doute permanent qui concerne l’origine de la totalité de l’environnement de Robin : quels éléments présents dans l’emplacement proviennent du lieu, et lesquels sont rêvés ? Ce doute peut être lu en relation avec celui qu’instaure le numérique envers les images en faisant de la retouche leur principe fondamental. Il en est question par exemple dans Le Congrès au moment où les lumières s’éteignent dans la chambre d’hôtel de la protagoniste. Celle-ci étant incapable de distinguer la source du phénomène, la situation devient pour elle insupportable et la rend véritablement paranoïaque : elle suppose que quelqu’un d’autre est à l’origine de ses troubles, en ayant empoisonné l’eau. C’est en fait la thématique d’une intrusion dans son propre corps qui est évoquée à cet instant, et qui renvoie directement au procédé de la substance biotechnologique qui fait entrer le dispositif cinématographique dans le corps. Le film d’Ari Folman nous incite en ce sens à considérer non plus le corps comme un point de repère dans l’espace, mais plutôt comme un nouveau point d’espace : celui de l’intérieur, et que l’on reconstitue mentalement. Faire du corps un lieu au sein duquel le cinéma peut s’infiltrer sous forme de substance, c’est ainsi opérer une mise en abyme puisque Le Congrès est déjà du cinéma : au moment où Robin respire la technologie biochimique, elle est enfermée en elle-même et le film rentre lui-aussi à l’intérieur de son corps en montrant à l’image l’emplacement animé qu’elle a recréé mentalement. On retrouve cette idée d’entrée dans le corps dans les différents rêves qui nous sont montrés par la suite, et au sein desquels les thématiques de l’intrusion et de l’emprisonnement sont récurrentes. L’ancien producteur de Robin y est confondu avec un chef de police, qui ne cesse de faire irruption dans son environnement (en fracassant la porte, en émergeant de l’eau ou en descendant du ciel par hélicoptère) pour lui retirer ses libertés ou l’inculper. Ces séquences rêvées nous semblent parfaitement illustrer la manière dont le corps de la protagoniste est envisagé comme un espace dans lequel le cinéma, sous sa nouvelle forme symbolisée par l’apparence de Jeff, s’est immiscé en même temps qu’il l’y a enfermée. Nous sommes ici dans un registre proche de la pathologie, et qui sera réabordé au cours du Chapitre 9.

Le point de rencontre entre utopie et hétérotopie : le miroir

Nous avons donc pu, grâce à un certain nombre d’outils théoriques, comprendre mieux la manière dont Ari Folman présente une société que les images rendent bicéphale, superposant des emplacements différents aux lieux matériels que les corps habitent, la rendant à la fois enviable et repoussante selon le point de vue adopté. La troisième partie du Congrès s’apparente au genre utopique par sa description d’une société, que le choix d’une technique d’animation renforce (le dessin étant lui-même un « nulle part ») tandis qu’au sein de la narration et dès la seconde partie, le nouveau cinéma, de par le lien constant qu’il établit entre lieu et emplacement, se rapproche plutôt de l’hétérotopie selon la description qu’en fait Michel Foucault. Ces deux manières de comprendre le cinéma-substance tel que nous le montre Le Congrès, en considérant le film avec recul ou en entrant dans sa diégèse, peuvent se voir réunis en un seul et même point : le miroir, et le reflet qu’il renvoie.
C’est en effet par le biais d’un miroir, objet de l’apparence par excellence, qu’Ari Folman nous fait entrer dans le monde du simulacre. Les touts premiers effets de la substance mêlent l’espace d’un instant images réelles et animation (ce sera la seule du exception dans le film où l’animation fait intrusion dans l’univers réel) tandis que la caméra se tient à côté de Robin dans la voiture. C’est d’abord son reflet dans le rétroviseur qui est animé. Au moment où elle s’aperçoit de cette transformation, Robin est surprise et l’observe quelques secondes avant que la totalité de l’image ne soit recouverte de dessin. C’est donc à travers un rétroviseur que l’on découvre la nouvelle apparence de Robin, et que l’on perd par la même occasion son visage (voir Fig. 4). Cet élément de surcadrage agit comme une fenêtre ouverte sur un autre monde qui serait celui de l’image animée, c’est-à-dire du non-lieu.
Michel Foucault signale d’ailleurs à cet égard que le miroir, puisqu’il n’est qu’un reflet sur une surface, est déjà ce lieu sans lieu. Le miroir est donc utopique, et faire surgir l’image animée à partir de celui-ci est très évocateur. La plongée ne se fait pas au sein de n’importe quelle image, cependant : c’est une image mentale qui nous projette dans la vision hallucinatoire subjective de Robin. Car le miroir est autant utopie que hétérotopie, dans la mesure où il est en lien constant avec ce dont il renvoie le reflet – il permet la réflexivité. Contrairement à la fenêtre, il n’ouvre pas sur un autre monde mais présente le monde tel qu’il est ; il est donc lié au lieu et à l’espace concret de celui qui regarde, tout en en faisant un « Nulle part ». À partir du moment où le regard de Robin plonge dans son reflet coloré et que le reste du monde matériel disparaît de son champ de vision, les images animées envahissent l’écran depuis l’intérieur ; elles viennent directement de Robin et elles s’étendent, depuis l’endroit où elle se trouve jusqu’à recouvrir la totalité de ce qui l’entoure. En ne transformant d’abord que son visage dans une très petite partie de l’écran, c’est comme si le réalisateur nous indiquait que l’univers personnel de Robin s’apprêtait à déborder de son esprit pour venir recouvrir la réalité. On passe ainsi du petit cadre animé dans l’image réelle au tout animé ; du petit miroir au tout illusion ; du subjectif intériorisé au tout subjectif. La substance fait donc entrer la conscience à l’intérieur de lui-même, dans ce non-lieu de la réflexivité totalement axé sur le « soi». Le miroir en est bien la clé car il permet de comprendre les enjeux précis qu’elle soulève : il a besoin du monde matériel pour pouvoir produire des images (il ne peut donc que se superposer au lieu, et non le remplacer ; et c’est ce que Le Congrès retranscrit), mais ce double qu’il crée de la réalité, bien qu’existant, ne se trouve en fait nulle part. C’est en ce sens que nous pouvons affirmer que la substance dé-localise les corps. Elle les déplace dans un non-lieu utopique qui n’est que pure image, et cependant à penser en lien avec leur lieu originel. Il y a en fait eu absorption du corps de l’actrice aussi bien que du personnage, par la substance-cinéma.
Faire du miroir le point de référence pour penser les nouvelles images que crée le numérique en leur prêtant l’emplacement d’un non-lieu qui cependant reste en lien constant avec le lieu réel, permettant d’y faire « entrer » les corps d’une manière paradoxale, permet donc à Ari Folman de rendre compte par un usage spécifique de la technique, de l’esthétique et de la narration, la manière dont les nouvelles technologies mettent à mal la notion de « présence » en créant des lieux d’un nouveau type, tout en insistant sur l’aspect égocentré du procédé. L’image cinématographique telle que la pense le réalisateur peut donc montrer un déplacement conceptuel dont elle est par ailleurs aussi l’outil. Il n’est dès lors pas surprenant que celui-ci s’accompagne d’un travail permanent du genre chez l’artiste israélien : il semblerait qu’il se serve des contradictions qui à première vue opposent deux approches pour donner à ses oeuvres une dimension réflexive en les articulant. Nous l’avons montré au cours de ces deux premiers chapitres de notre travail et c’est maintenant forts de toutes ces remarques que nous allons revenir à son long-métrage précédant, Valse avec Bachir (Vals Im Bashir, 2008), pour comprendre que la logique de dé-localisation y était déjà présente et mettait à mal le genre documentaire par l’emploi de l’image animée. Nous verrons donc au cours du Chapitre 3 que la démarche d’Ari Folman semble de manière récurrente témoigner d’une remise en cause d’un certain concept de réalité par l’usage de la technique d’animation. Le propos du Congrès nous laisse quant à lui penser que les technologies numériques renforcent cette mise en crise du réel.

LA DÉ-LOCALISATION, UNE NOTION QUI PEUT PERMETTRE UNE AUTRE APPROCHE DES TRAVAUX D’ARI FOLMAN

Ayant remporté de prestigieux prix l’année de sa sortie (Golden Globe et César du meilleur film étranger, nomination à l’Oscar dans la même catégorie), Valse avec Bachir attire l’attention dans la mesure où il semble lancer un nouveau genre : le documentaire d’animation. Aujourd’hui encore, il est considéré comme une oeuvre majeure de cette lignée atypique.
Comme nous l’avancions en fin de Chapitre 2, réaliser un « documentaire animé » permet à Ari Folman d’agencer deux notions a priori antinomiques. Traditionnellement, le cinéma documentaire place en effet la question de l’indicialité au coeur de sa définition : par un procédé avant tout mécanique, la caméra enregistrerait « passivement » et donc « objectivement » le monde tel qu’il advient devant son objectif. S’il est admis dorénavant que cette objectivité est un peu illusoire et qu’un « point de vue » ne peut qu’être subjectif, persiste encore aujourd’hui l’idée de la prise de vue comme gage d’authenticité de ce qui est montré (quelque chose est advenu dans le monde, un appareil filmique était là pour l’enregistrer et l’image documentaire nous le restitue) ; seulement, elle nécessite en plus de cela un certain type de démarche de la part de son auteur, par opposition à la démarche de création fictionnelle. A l’inverse, le cinéma d’animation se caractérise par la fabrication « à la main » de la totalité des images filmées. La maîtrise de ce qui est montré à l’image par le créateur est totale. Tant que la technique de prise de vues était analogique, le lieu de projection de l’animation était le seul lieu de déroulement de l’action « filmée » ; aujourd’hui le numérique permet d’avoir un rendu quasiment en temps réel, mais cela ne change pas le fait que la création de l’image précède le mouvement que sa mise en série permet de recréer. On ne peut imaginer de procédé plus artificiel ni plus opaque, bien loin de la recherche du « réel brut » qui est au centre des préoccupations documentaires.

Évacuation du corps et autre « réalité » de l’apparence

Parmi les multiples formes de documentaire qui se côtoient sur nos écrans, le documentaire autobiographique constitue un sous-genre assez précis. Sa particularité réside dans le fait que le réalisateur soit identifié au sein même de l’oeuvre, dont il est le sujet et le narrateur. Il est ici directement question de la manière dont le cinéma permet à un individu d’entrer en réflexion sur lui même, rejoignant en cela à nouveau la thématique de l’écran comme miroir. S’y côtoient également plusieurs temporalités différentes, celle du présent dans lequel le personnage fait un effort de remémoration et celle du passé qui l’habite et dont il tente une restitution. Bien que la catégorie reste poreuse, et donc sujette à controverse, il n’est pas difficile d’affirmer que le film d’Ari Folman de 2008 y corresponde. C’est lui que l’on suivra tout au long de l’histoire, dans sa quête vers des souvenirs enfouis. L’origine du film correspond à un événement particulier dans son parcours.
Il n’est pas anodin que cette explication de l’implication personnelle du réalisateur dans son oeuvre soit citée dans le dossier de presse du film. Nous disions plus haut que le genre documentaire exige de ses réalisateurs qu’une certaine démarche accompagne la production de ses images ; la présence de ce témoignage intime peut laisser entrevoir dans quel ordre d’idée l’animation se fait documentaire. Dans son étude sur le documentaire d’animation, Assih Menguizani constate la récurrence de procédés autobiographiques dans ces films et avance l’hypothèse que la présence d’un narrateur-auteur s’exprimant à la première personne joue le rôle de « garantie » concernant l’authenticité des faits qui sont montrés. Pour que cela fonctionne, le public doit aussi être informé de cette démarche, soit directement au sein du film, soit grâce à une communication médiatique efficace – ce qui s’avère être le cas dans Valse avec Bachir.
Il est aussi intéressant de noter que dans l’analyse qu’elle fait de Valse avec Bachir, la chercheuse Fanny Lautissier commence d’abord par collecter les codes du film qui correspondent au genre documentaire. Certains relèvent de la démarche suivie par le réalisateur : il a d’abord réalisé des entretiens, qu’il restitue pour la plupart tels quels , et il a également fait appel à des spécialistes ; les toutes dernières images du film sont extraites d’archives télévisuelles. Le processus d’enquête typique du genre documentaire peut donc être retrouvé dans le film. Au-delà de celui-ci,Fanny Lautissier note également la présence de codes plus formels dans la mise en scène : le lieu contextuel dans lequel sont placés les personnages qui parlent, les insertions textuelles indiquant qui ils sont, ainsi que la recherche d’un effet « caméra à l’épaule » dans certaines scènes.
On comprend alors que Valse avec Bachir peut être considéré comme un documentaire parce que la démarche de l’auteur relève d’une démarche habituellement qualifiée de documentaire, présentée comme telle au public et assumée au sein de la mise en scène pour faire appel aux habitudes esthétiques du spectateur ; mais aussi parce qu’il a été envisagé par son réalisateur comme faisant partie d’une démarche réflexive, presque thérapeutique à son propre sujet. Parler de documentaire animé, c’est qualifier d’une part le contenu et la démarche d’écriture (relevant du documentaire), pour l’associer d’autre part à une technique esthétique de restitution particulière (relevant de l’animation). Cela implique de moins penser le documentaire comme un genre normé, mais plutôt d’envisager un film comme pouvant relever d’une démarche documentaire selon les dispositifs mis en place au cours de sa création. Nous comprenons pourquoi Assih Menguizani emprunte dans son mémoire le terme de lecture documentarisante à Roger Odin dans la mesure où ce concept lui permet de penser les films comme étant plus o u moins documentaires, de les replacer dans un contexte prenant en considération les paramètres institutionnels pour rendre compte « des consignes et contraintes dont l’influence conjointe conduisent le spectateur à percevoir la réalité dans ces types de films malgré la présence des images dessinées. ». Ainsi, pour « déclencher » une lecture documentarisante du film chez le spectateur, les documentaires animés sont capables de faire appel à divers stratagèmes observables et souvent récurrents.
Il est difficile de se représenter à quoi pouvait ressembler le premier montage vidéo du réalisateur en ne se basant que sur ce que lui et ses collaborateurs décrivent aux journalistes. Cependant, on peut supposer que si la vidéo montée durait au départ plus de 90 minutes, c’est qu’au moins toute cette partie était exploitable en termes d’image. Alterner l’image réelle des entretiens avec les images animées du passé et des rêves aurait été un choix compréhensible.
Pourtant, Valse avec Bachir « évacue » ses corps pour nous en fournir d’autres, irréels, appartenant au monde plastique particulier de l’animation. Le seul élément corporel qui s’y trouve est aussi celui qui atteste de la présence d’un témoignage : les mots que l’on entend proviennent de ces corps invisibles. On leur a prêté de nouvelles silhouettes, souvent inspirées de la leur, mais les voix sont bien celles d’origine. Dans Ryan (Chris Landreth, 2004), autre film documentaire d’animation ayant eu un succès retentissant à sa sortie, le principe est très similaire : le réalisateur a interviewé Ryan Larkin, célèbre animateur canadien, ainsi que quelques personnes de son entourage. Ce matériel lui a ensuite servi de base pour recréer l’interview en animation 3D. Au lieu d’arborer un faciès classique, le personnage de Ryan est déformé par l’image. Ce portrait troublant relève du principe de « réalisme émotionnel » : l’idée est de faire porter physiquement au personnage ses fragilités psychologiques. Étant donné que l’apparence du corps est saccagée à l’image, le passage vers l’animation est rendu très compréhensible et pertinent. Mais dans Valse avec Bachir, les corps des personnages ne subissent pas de telles modifications.

L’animation comme outil de métamorphose conceptuelle du cinéma et des corps

La notion de dé-localisation que l’analyse du cinéma-substance a permise de mettre à jour au cours du Chapitre 2 s’est avérée, dans ce troisième chapitre, très utile pour établir un lien de continuité entre Le Congrès e t Valse avec Bachir, nous permettant d’aller au-delà de ce qui les opposait à de nombreux autres égards. Cette persistance d’une oeuvre à l’autre ne concerne ni le genre ni la narration, mais se décèle plutôt dans le choix d’usage d’une technique d’animation très spécifique. Ce que nous pourrions appeler la « rotoscopie-like » ne vaut pas que pour elle-même en tant qu’animation au sein de ces films, mais nous a au contraire semblé savamment façonnée de manière à travailler avec e t envers les autres techniques dont elle se rapproche tout en s’en distinguant : de la prises de vues réelles, elle garde quelque chose qui affirme au spectateur qu’il y a e u substance corporelle originelle sans pour autant l’en assurer ; des techniques numériques, elle utilise les moyens et en provoque les effets sans s’effacer dans l’image. Et il nous a semblé que le point essentiel qui fait de cette technique un véritable outil de réflexion p a r e t s u r l’image cinématographique réside dans l’atteinte qu’elle fait au corps : elle agit sur lui, elle le transforme en une substance spécifique, elle lui donne la possibilité unique de devenir contradictoire (présent/absent, présent/passé, matériel/immatériel, intérieur/extérieur ; nous pourrions ajouter vivant/mort). De ce fait, elle permet à Ari Folman d’exprimer un autre type de réalité, qui lui aussi peut paraître contradictoire, le faisant aborder la question du genre cinématographique sous un nouveau jour (le métafilm hollywoodien en accord avec la science-fiction – ou la science-fiction comme recherche d’authenticité, l’utopie et l’anti-utopie se superposant pour former les deux versants d’une seule société, le documentaire en accord avec l’artificiel de l’animation – ou l’animation comme outil de production du « vrai »). Dans le cas du Congrès, nous pourrions même avancer que la rotoscopie-like s’allie à cette liberté prise par Ari Folman avec les genres pour produire un effet de « médiagénie ». Ce terme est élaboré par Philippe Marion pour rendre compte, dans le cas d’une adaptation cinématographique par exemple, d’un choix particulièrement pertinent et qui relève de la spécificité médiatique du cinéma, celui-ci se substituant à sa manière à celles du média dont la narration est adaptée. D’une oeuvre de science-fiction qui datait des années 1970, le réalisateur parvient à faire un métafilm hollywoodien qui met de surcroît en abîme l’image cinématographique par l’usage de ses techniques.

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Table des matières

Introduction
I. Vers un cinéma délesté du corps ?
Chapitre 1 :Le Congrès, une réflexion sur l’acteur à l’ère du numérique
1.1. Hollywood à l’arrivée du numérique. Restructurations et désolidarisations
1.2. La scanning room et le corps problématique de l’acteur
1.3. Les stars et leur performance : un « bras de fer » corps/machine ?
1.4. Une technique d’animation qui travaille la présence des corps
Chapitre 2 :Vers une dé-localisation des corps
2.1. L’utopie comme principe de dé-localisation totale
2.2. L’hétérotopie. Le corps comme lieu, permanence du doute
2.3. Le point de rencontre entre utopie et hétérotopie : le miroir
Chapitre 3 :La dé-localisation, une notion qui peut permettre une autre approche des travaux d’Ari Folman
3.1. Evacuation du corps et autre « réalité » de l’apparence
3.2. L’animation comme outil de métamorphose conceptuelle du cinéma et des corps
II. Un paradoxal retour au corps ?
Chapitre 4 :Le corps de Robin et les corps pour Robin
4.1. Robin Wright, centre de l’attention
4.2. Le corps signifiant à l’image
4.3. Présence/absence du corps comme centre de la tension
Chapitre 5 :Le corps de l’animateur
5.1. Dylan, un corps en lien étroit avec les images animées
5.2. La victoire du corps de l’Animateur dans Le Congrès
5.3. Dylan, celui qui contrôle les images
Chapitre 6 :Aaron, le corps le plus cinématographique
6.1. Construction d’un univers précis
6.2. La possibilité de modeler le monde à son image
6.3. L’image animée, prolongement de cette vision
III. Des nouvelles technologies qui engagent à transcender la question de corps
Chapitre 7 :Multiplicité et multiplication de l’actrice
7.1. Un personnage double d’entrée de jeu
7.2. Robin l’actrice : penser la multiplicité dans l’unité
7.3. L’identité de Robin, construite autour de sa multiplicité
7.4. Le numérique : destruction d’une multiplicité par multiplication
Chapitre 8 :Chamboulements identitaires des usagers du numérique dans notre société
8.1. Degré de représentativité de Robin concernant les questions identitaires dans notre société
8.2. L’idéologie identitaire de la substance-cinéma
8.3. Nouvelles modalités d’action
Chapitre 9 : Repenser la relation à autrui par les images
9.1. Repenser les modalités de présence auprès d’autrui
9.2. La sécurité de l’objet
9.3. Une société presque aveugle et sourde : l’abandon du politique
Conclusion : ce que peuvent les images
Bibliographie

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