Kitcher croit-il en la réalité ?
L’intitulé volontairement provocateur de ce premier chapitre entend souligner, à titre de remarque, le parallèle intéressant que l’on peut dresser entre le choix de Kitcher d’ouvrir le discours de Science, vérité et démocratie sur le sujet du réalisme, et la question introductive que pose Bruno Latour dans son ouvrage L’espoir de Pandore : « Croyez-vous à la réalité ? » (Latour, 2001, p.7). Intéressant car au moment de la publication des deux ouvrages, les deux auteurs pouvaient être considérés comme appartenant à deux camps « ennemis », opposés dans une série de débats houleux sur la question du réalisme restés connus sous le nom évocateur de « Science wars » … Ces guerres de la science, qui firent rage durantles années 1990, virent s’opposer farouchement les tenants du réalisme d’une part, et de « l’antiréalisme » de l’autre, catégorie sous laquelle furent rangés tour à tour différents courants de pensée. Etonnamment, les deux auteurs se trouvent ici unis dans leur volonté de proposer une issue constructive au débat. Tandis que Latour cherche à dissiper les « malentendus » (Latour, 2001, p.9) sur lesquels reposent selon lui ces prétendues guerres, Kitcher fait pour sa part le constat qu’« en dépit des échanges abondants d’arguments et contre-arguments portant sur les questions de vérité et de connaissances, les différences sous jacentes fondamentales renvoient […] à des hypothèses concernant des valeurs, hypothèses qui ne sont jamais rendues explicites. » (p.2). Il va donc s’agir pour Kitcher, dans les premiers chapitres de son ouvrage, d’expliciter ces hypothèses sous-jacentes afin de tenter de dégager une voie de sortie des oppositions binaires divisant le champ de l’épistémologie sur la question du réalisme. Son ambition est, in fine , d’articuler « une conception qui reprend certains points aux deux camps, les modifiant parfois et les combinant pour former ce [qu’il] espère être un tout cohérent » (p.303) : une forme de réalisme qu’il qualifie lui-même de « modeste », et que nous allons tenter d’expliciterici. Mais avant toute chose, imitons Kitcher dans ses efforts de clarification, et tentons de baliser proprement le terrain philosophique sur lequel nous nous engageons.
Portée du discours de Kitcher
Le mot « épistémologie » revêt bien souvent un double sens trompeur.
Etymologiquement, le terme grec épistémè peut en effet signifier aussi bien « connaissance » que « science », quand le logos peut se comprendre indifféremment comme « langage », « discours et jugement », et « étude scientifique ». Par conséquent, le mot « épistémologie » peut être interprété à la fois comme désignant l’étude de la connaissance ou une théorie de la science. Le mot anglais « epistemology » conserve précisément ce double sens, et réfère donc indistinctement à l’une ou à l’autre de ces interprétations. A l’inverse, le sens français d’ « épistémologie » est quant à lui restreint à l’étude des sciences, l’étude des modes de connaissance au sens large faisant l’objet du champ distinct de la gnoséologie. Il est donc important de clarifier au maximum le discours tenu par Kitcher dans Science, vérité et démocratie en en balisant explicitement la portée.
A cet effet, il faut noter que Kitcher se considèrelui-même, et est considéré par ses pairs, comme faisant de la « philosophy of science », et non de l’ « epistemology », affirmant ainsi à la première phrase de l’ouvrage : « je suisun philosophe des sciences » (p.1). La ligne argumentaire développée par la suite portera donc sur les sciences, et sur les connaissances considérées comme scientifiques, c’est-à-dire aura une teneur épistémologique (au sens français) et non gnoséologique. On en retrouvera par conséquent les deux caractèresdéfinitoires (Popelard & Vernant, 1997), à savoir :l’aspect réflexif , puisqu’il s’agit ici d’un méta-savoir, d’un discours sur le discours des sciences, visant à en étudier les principes, méthodes, hypothèses, résultats, évolutions et pratiques afin d’en déterminer tant la valeur que la portée ; et l’aspect critique , hérité de la tradition kantienne, consistant à soumettre la rationalité scientifique au tribunal de la raison dans le but de déterminer « en quoi la science est science », ce qui constitue sa scientificité. Dans cette perspective, l’épistémologie se définit en continuité avec une analyse critique de la connaissance, mais il faut dès à présent noter que certains auteurs lui attribuent une portée plus ambitieuse. Rudolph Carnap et Karl Popper s’accordent ainsi pour définir la tâche de l’épistémologie comme celle d’une reconstruction rationnelle : il s’agit selon eux avant tout de chercher à reconstruire la rationalité de la connaissance scientifique (Popelard & Vernant, 1997). A cet effet, deux points de vue peuvent être adoptés par le philosophe des sciences. Celui-ci peut opter pour une analyse régionale , ou interne, quand, à l’intérieur d’une discipline ou d’un courant, il examine les méthodes utilisées ainsi que la façon dont s’articulent les concepts pour en comprendre la spécificité. Il peut également choisir d’adopter le point de vue plus « philosophique » de l’épistémologie générale , ou externe, signe d’une volonté de garder une ampleur de vue qui lui permette de comparer les problèmes dans différentes sciences et ainsi tenir un discours général sur « la » science.
En regard de ces différentes distinctions, on peut clairement affirmer que Kitcher opte dans Science, vérité et démocratiepour le point de vue de l’épistémologie externe. Il s’agit pour lui de délivrer un discours sur les sciences en général, et non sur l’une d’entre elles en particulier. Ce faisant, il s’appuie sur de nombreux exemples spécifiques tirés d’études de cas d’épistémologie régionale (majoritairement de la biologie et de la physique), ce qui contribue, à notre sens, à faire la force de son argumentation. L’ambition de son discours requiert en effet une réflexion épistémologique générale ancréesur une base solide, puisque Kitcher ne se propose rien moins que « d’articuler une conception des objectifs et une conception des réalisations des sciences qui permettent de formuler les questions morales et sociales d’une façon plus claire. » (p.2). Ce faisant, il se placedélibérément à la frontière de l’épistémologie classique, et cherche à confronter la réflexion philosophique sur les sciences à des questions jusqu’ici majoritairement délaissées dans la tradition épistémologique en adressant les enjeux moraux et sociaux de la recherche scientifique. Il structure à cet effet le discours de Science, vérité et démocratie en deux temps : « La première partie met […] en place les fondements à partir desquels la seconde partie abordera directement le rôle des valeurs morales, sociales et politiques en science. » (p.3). Pour reprendre la grille d’analyse proposée plus haut, il est ainsi possible de considérer que la première partie constitue le moment de l’analyse critique , de la réflexion descriptive sur les courants épistémologiques structurant la philosophie des sciences contemporaine ; quand la seconde partie, déplaçant le prisme de l’analyse depuis la nature vers le rôle de la science, constitue le temps de la reconstruction rationnelle , l’exposé des arguments d’un discours normatif visant à répondre à la question introductive : « Quel est le rôle des sciences dans une société démocratique ? »(p.9).
Revue de quelques positions et oppositions épistémologiques classiques
Afin de situer au mieux la philosophie de Kitcher dans le paysage de l’épistémologie, passons en revue quelques unes des principales positions et oppositions classiques de la philosophie des sciences. Notre point ici ne sera pas de viser à donner une image fidèle de ces différents courants épistémologiques et de leurs interrelations, mais plus modestement de tenter de fournir une base définitoire claire et relativement exacte des différentes attitudes citées par Kitcher et/ou ses commentateurs, et grâce auxquelles il élabore, en s’en distinguant, la spécificité de sa propre position.
Réalisme et antiréalisme
La question du réalisme appartient à la catégorie restreinte des questions philosophiques fondamentales, en ce sens que les décisions théoriques qu’elle appelle commandent à leur tour une série de conséquences recouvrant l’ensemble du champ de la réflexion philosophique. D’une façon générale, on peut opposer, en première approche, deux attitudes, correspondant à deux thèses.
Le réalisme
Thèse selon laquelle il existe une réalité déjà « toute faite » dont nos meilleurs savoirs constituent une description correcte. Le réalisme affirme l’existence ontologique d’un monde visible absolument indépendant à la fois de l’esprit humain et des conceptions que ce dernier en élabore. En ce sens, la sémantique des théories apparaît comme une voie d’accès à leur ontologie. Il est possible de considérer que le réalisme a pris la suite des grands systèmes métaphysiques se donnant pour tâche de dire la structure fondamentale de la réalité. On parlera alors de réalisme métaphysique. Cependant, le plus souvent, c’est aux sciences physiques, sciences « de la nature » et aux disciplines qui leur sont rattachées que revient l’autorité quant à la description correcte du réel.Cette forme de réalisme, au cœur de notrepropos, a pour nom le réalisme scientifique.
L’antiréalisme
Pour l’antiréaliste l’objectivité des savoirs n’implique nullement la correspondance avec une réalité préexistante. Les choses que nous disons connaître sont, au moins pour une part, constituées, par les relations cognitives que nous entretenons avec elles, la façon dont nous leur appliquons des concepts ou par le langage que nous utilisons pour les caractériser.
L’antiréalisme semble historiquement résulter de la« révolution copernicienne » opérée par Kant : toutes les choses que nous pouvons connaîtredoivent entrer dans les catégories dans les termes desquelles nous les pensons, et ne peuvent donc pas être connues telles qu’elles sont en elles-mêmes. Il a ensuite pris la forme de multiples idéalismes, du conventionnalisme, du pragmatisme, etc.
Dans un souci de simplification et de clarification, nous considérerons comme antiréalistes toutes les positions ne souscrivant pas explicitement au postulat réaliste. Parmi celles-ci, nous passerons en revue les arguments empiristes, constructivistes et relativistes, restreints au seul plan épistémologique. Il faut eneffet prendre garde à ne pas confondre les niveaux de discours et d’argumentation : l’adoptiond’une posture réaliste recouvre différentes implications selon que l’on se place sur un plan métaphysique, sémantique, ou épistémologique. Il faut également remarquer que l’adoption de l’une des deux thèses dans un domaine, l’éthique par exemple, n’implique nullement qu’on l’adopte dans d’autres comme la philosophie des sciences. Il convient donc de distinguer des formes globales de réalisme et des formes partielles ou localisées, de même pour l’antiréalisme.
De l’existence d’un monde indépendant de la cognition humaine
Kitcher rejette tout d’abord les objections empiristes selon lesquelles les scientifiques ne seraient pas légitimement fondés à faire des inférences sur le comportement d’entités inobservables comme les électrons. Comment, selon eux, serait-il possible d’élaborer une quelconque connaissance empirique de phénomènes dont on ne peut par définition faire l’expérience sensible ? Comment même prétendre affirmer qu’ils existent alors que personnene les verra jamais ? La réponse donnée par Kitcher s’appuie sur l’image, volontairement naïve, des joueurs de carte. Les joueurs de carte, tout comme les détectives, ont constamment recours à un ensemble de données observables dans le but de déterminer les propriétés de cartes inobservables, voire de tenter d’anticiper le comportement de criminels tout autant inobservables. De même, les scientifiques peuvent s’appuyer sur une base de données observables afin de prédire le comportement d’entités inobservables. Le succès de ces tentatives (quand il est atteint), constitue une preuve suffisante pour affirmer l’existence de ces entités. C’est ce que Kitcher nomme la règle « du succès-à-la-vérité ». Celle-ci conduit, certes, à des inférences plus ou moins fiables selon la quantité et la nature des données observables sur lesquelles elle s’appuie. « Ainsi, le meilleur jugement que l’on puisse formuler sur la fiabilité de la règle “du succès-à-la-vérité” est le suivant : l’inférence a le plus de chances d’être fiable quand le succès prédictif est à la fois systématique et précis. » (p.41).
Plus la science est capable de tester des prédictions nombreuses et portant sur des phénomènes étroitement circonscrits, et plus cette règle gagne en fiabilité. Une fois ce fait établi clairement au sujet des phénomènes et entités observables, on voit mal comment contester la validité des résultats qu’elle donne pour les inobservables. En se basant sur l’argument avancé Kitcher selon lequel « la distinction entre l’observable et l’inobservablen’est pas précise » (p.39) (puisqu’elle dépend de l’instrument utilisé pour observer), il apparaît « les empiristes [devraient] alors considérer que le monde est réglé de telle manière qu’une méthode parfaitement satisfaisante perd sa fiabilité quand elle est appliquée au-delà des limites (contingentes) de nos capacités d’observation. » (p.38). Difficile de défendre scientifiquement l’idée que la règle d’inférence « du succès-à-la-vérité » ait un domaine de validité fixé par une quelconque particularité biologique de notre espèce animale… On ne peut faire autrement qu’y voir « une forme d’orgueil métaphysique porté à son comble » (p.39).
Afin de répondre aux objections constructivistes remettant en question la cohérence de l’idée d’un monde indépendant, Kitcher s’appuie là encore sur un exemple relativement simple : celui du touriste se dirigeant dans les couloirs du métro londonien grâce au plan des différentes lignes et stations. Celui-ci coordonne ses actions en fonction d’objets qui existent indépendamment de lui, et auxquels il a cependant un accès direct au sens propre du terme.
Nous l’observons se déplacer sans erreur de stations en stations, adaptant son comportement à d’éventuelles modifications de ses relations avec les objets en question (dans le cas où les panneaux ou figurent les noms des stations auraient été pernicieusement intervertis), et parvenant toujours à sa destination finale grâce à la conformité du plan dont il dispose vis-àvis de la réalité du réseau de métro. « Notre présence n’est pas nécessaire pour que le sujet réussisse. Il ferait les mêmes choses en notre absence, et l’explication de son succès serait la même. » (p.47). Ainsi, même s’il existe bien « un circuit de relations causales liant les objets auxquels le sujet réagit, les signes linguistiques et mentaux qu’il emploie et la manière dont il se comporte […], le point crucial est que, quelque soit ce circuit, nous ne pensons pas qu’il dépende de la présence de l’observateur. » (p.45). Il faut donc bien accepter l’idée que ces objets sont indépendants de nous en tant qu’observateurs, et donc par extension de n’importe quel observateur, sauf à considérer, là encore, quenous disposons d’un statut métaphysique très particulier. Ces objets « auraient existé mêmes’il n’y avait eu aucun humain (ou aucune créature sapiens ), même si, dans ce cas-là, il n’y avait eu aucune observation de ces objets ou aucune pensée à leur sujet. » (p.43). Le réalisme que défend Kitcher est donc basé, in fine , sur l’idée qu’il n’existe aucune différence causalement pertinente entre les situations dans lesquelles les propriétés des choses sont perçues par un observateur et celle dans lesquelles elles ne le sont pas. Il ne reste qu’à généraliser cette affirmation à l’ensemble des observateurs potentiels pour parvenir à la conclusion.
A quelle « science » Kitcher fait-il référence ?
L’ouvrage de Kitcher, ainsi que son titre l’annonce sans ambiguïté, est consacré par celui-ci à l’étude de trois objets, et de leurs interrelations : la science, la vérité, et la démocratie. Nous venons, dans cette première sous-partie, d’exposer son traitement de l’idée de vérité en science, et avons vu de quelle manièreKitcher reliait celui-ci à la question du réalisme scientifique. Sa réponse à la problématique ainsi définie est sans équivoque. Kitcher la résume lui-même dans la postface de son livre en ces termes : « J’ai commencé par défendre la notion de vérité et par justifier l’idée que les sciences délivrent parfois la vérité, même à propos d’entités et de propriétés qui échappent à nos sens. Je soutiens qu’un réalisme modeste résiste même aux attaques les plus sophistiquées. » (p.303). Cette affirmation constitue donc une prise de position ferme face aux arguments de celui qu’il nomme « scientifico-sceptique ». Tournant dans un deuxième temps son attention vers la notion de science, Kitcher est cependant amené à développer une ligne argumentative s’éloignant de la précédente : « Jusqu’à présent, la discussion a parconséquent favorisé l’une des deux images proposées en introduction : celle du croyant scientifique. Il est temps maintenant d’articuler une perspective différente. » (p.68).
Pourquoi ce revirement ? Nous avons dit que ce deuxième temps était consacré par Kitcher au traitement de la question de la science,mais quelle est cette question ? De quelle « science » Kitcher parle-t-il ? Assurément pas d’une science en particulier, puisque nous avons d’ores et déjà souligné qu’il adoptait le point de vue d’une épistémologie externe. Fautil en déduire que son objet est « la science » en général ? Mais à quoi cela peut-il légitimement renvoyer ? Peut-on réellement affirmer qu’il existe une forme d’unité fondamentale des sciences qui permettrait de tenir un discours sur « la science » ? Ou bien le développement contemporain de l’activité scientifique ne conduit-il pas à faire le constat d’une pluralité des sciences, s’exprimant tant sur le plan des objets de la science que de leurs représentations, et de leurs classifications ? Telles seront les questions que nous traiterons dans cette sous-partie, en tentant d’en présenter les tenants de la tradition philosophique, et d’expliciter tant la position adoptée par Kitcher en regard de ces débats que les arguments qui la sous-tendent.
Les arguments anti-monistes de Kitcher
Qu’en est il, donc, de la position de Kitcher en regard de la question de l’unité des sciences défendue dans Science, vérité et démocratie? S’il ne prend ouvertement le parti d’aucune des thèses précitées, du moins se démarque-t-il clairement de l’une d’entre elles. Les chapitres quatre et cinq de son ouvrage sont en effet consacrés au rejet de différentes implications de la conception traditionnelle « moniste » de la science que nous avons explicitée plus haut. Ainsi que nous l’avons rappelé, pour les partisans de cette conception l’enquête scientifique vise à saisir la structure de la nature, à en donner une description unifiée, complète, et vraie. D’où la définition donnée par Kitcher de la position moniste, comme une conception de la science selon laquelle «Les scientifiques individuels visent à contribuer à la production d’une explication unique, complète et vraie de la nature » (Kitcher, 2002b, p.552). La thèse moniste affirme donc, entre autres, d’une part qu’il existe une unique manière correcte de conceptualiser le monde, et d’autre part qu’il est possible d’élaborer une unique théorie, ou plutôt un ensemble consistant de théories unifiées décrivant correctement le monde. Ce sont précisément ces deux thèses que Kitcher entend remettre en question dans les chapitres 4 et 5 de Science, vérité et démocratie.
Catégories et intérêts humains
La vision traditionnelle de la conceptualisation du monde par la science, que Kitcher fait remonter à une métaphore animale de Platon , affirme la préexistence de divisions, d’articulations naturelles du monde. Indépendamment de toute forme d’exploration intellectuelle de la nature par l’homme, celle-ci est intrinsèquement organisée, articulée. Le monde possède une structure propre qui doit simplement être mise au jour, découverte par l’enquête scientifique. Le monisme scientifique défend ainsi la position selon laquelle « le monde s’offre à nous prédécoupé en blocs, et une conception satisfaisante de la vérité et de l’objectivité doit prendre acte de notre aspiration, et parfois de notre réussite, à en donner des descriptions qui correspondent à ces divisions naturelles.» (p.69). Selon cette conception, le scientifique n’élabore donc pas ces « divisions naturelles », il les décrit , les expose, à la manière d’un archéologue exhumant un squelette enfoui dans la terre. Ces divisions, nous dit Kitcher, sont établies par les « langues naturelles», seule manière correcte d’individualiser, d’identifier et de nommer les objets composant le monde qui nous entoure. Cependant le découpage du monde en différents objets distincts n’est pas la seule conceptualisation que dicte la nature aux scientifiques. Pour les défenseurs de la thèse moniste, c’est toute l’organisation de la nature, et la classification des objets naturels en groupes ou « espèces naturelles », qui préexistent à l’enquête scientifique. Ainsi, selon Kitcher : « Les adeptes de la métaphore de Platon soutiennent non seulement qu’ilexiste une façon privilégiée de diviser la nature en objets, mais qu’il existe également des façons naturelles de regrouper ces objets en classes ou en espèces. » (p.76).
L’Idéal de « science bien ordonnée »
Dans un premier temps, nous nous proposons de mettre clairement en évidence le raisonnement et l’ensemble des arguments qui amènent Kitcher à formuler son idéal d’ordonnancement de la science de la manière dont il le fait, dans le but d’éclairer à la fois la forme de cet idéal et les motivations qui la sous-tendent.
Rejet du « mythe de la pureté » de la science
Ainsi que nous l’avons souligné lors de l’analyse de la première partie de l’ouvrage, les réflexions épistémologiques développées par Kitcher l’amènent à reconsidérer ce que sont les réels objectifs de l’enquête scientifique, à redéfinir ce qui fait sens en science, via l’introduction de la notion de signification scientifique. Il affirme avec force la nature « mixte » de la valeur des programmes de recherche,et met ainsi un terme au « mythe de la pureté » de la science, qui pose l’existence d’une frontière étanche entre savoir et applications technologiques. La négation de la possibilité d’établir un critère pertinent permettant de distinguer clairement signification épistémique et pratique, et donc recherche fondamentale et appliquée, le conduit à énoncer que « les valeurs morales et sociales sont intrinsèques à la pratique scientifique. ». (p.101). Le concept de signification scientifique est donc le pivot de l’ouvrage de Kitcher, lui permettant de mettre en évidence l’influence de valeurs non épistémiques, que nous nommerons aussi contextuelles , sur l’évolution du savoir scientifique. Ainsi qu’il le dit clairement lui-même.
La conséquence directe de cette affirmation est une remise en cause profonde du statut du chercheur, et de sa responsabilité morale et sociale. Il n’est en effet dès lors plus possible de s’abriter derrière l’étendard de la pureté, en clamant que la recherche produit un savoir neutre, objectif, indépendant et donc hors de portée de toute évaluation morale, sociale ou politique. On pourrait arguer d’une dépendance de cette affirmation au champ d’étude concerné, et il est évident que les disciplines touchant à la vie, telle la biologie, ou à l’organisation des sociétés humaines, telle la sociologie, sont plus sensibles à ces influences, plus profondément ancrées dans le pratique que les mathématiques ou la physique fondamentale. Cependant Kitcher fait ici remarquer à juste titre que la somme d’argent et la quantité de travail investie dans un projet de recherche « purement épistémique », c’est-à-dire très peu susceptible d’avoir un quelconque impact pratique, est tout autant de travail et d’argent qui ne sont pas consacrés à des projets qui auraient pu, eux, s’avérer bénéfiques pour la société. Ainsi, « s’engager dans des investigations qui ne laissent présager aucune conséquence néfaste peut s’avérer injustifié, car les chercheurs impliqués dans ces investigations sont autant de chercheurs qui ne produiront pas d’autres bénéfices » (p.138).
On mesure clairement la portée et la force de l’argumentation de Kitcher ici, car désormais nul chercheur ne peut se soustraire à la responsabilité morale et sociale de ses actes. La décision de tout un chacun de se consacrer à un champ de recherche, quel qu’il soit, doit pouvoir être justifiée, argumentée en regard des devoirs de chaque homme en tant que citoyen. Ainsi que conclut Kitcher, « les chercheurs purs ne sont pas simplement ceux dont les intentions consistent exclusivement à promouvoir lasignification épistémique, mais ceux dont le manque d’intérêt pour le domaine pratique peut être justifié. » (p.136).
Contraintes sur la libre enquête
La mise en évidence de la responsabilité morale et sociale des chercheurs engagés dans la poursuite de l’enquête scientifique conduit naturellement Kitcher à remettre en question la « liberté de recherche » dont le mythe de la pureté se faisait le garant. Dès lors que les chercheurs et leur travail sont susceptibles d’être soumis à une évaluation de la part de la société, il n’est plus évident qu’ils puissent revendiquer le droit de mener des recherches sur le sujet de leur choix. Cette question suscite de gros débats, notamment aux Etats-Unis où la liberté de recherche est vue comme un droit fondamental et inaliénable de la personne, assimilable à une forme de la liberté d’expression.Afin d’examiner plus en détail ce point, Kitcher se propose d’en revenir aux écrits « du défenseur le plus éloquent de la liberté d’expression, John Stuart Mill, et à son second chapitre deOn Liberty. » (p.142). Dans son fameux ouvrage On Liberty, Mill explicite clairement ce qu’il considère comme la seule vraie liberté, droit inaliénable du citoyen : « La seule liberté digne de ce nom est de travailler à notre propre avancement à notre gré, aussi longtemps que nous ne cherchons pas à priver les autres du leur ou à entraver leurs efforts pour l’obtenir. »
(Mill, 1992, p.18). A la lumière de cet argument, on conçoit qu’encadrer l’enquête scientifique soit perçu par de nombreux chercheurs comme une atteinte à leur droit fondamental de poursuivre « leur propre bien à leur propre manière ». Sauf évidemment s’il est possible de démontrer que des recherches scientifiques et leurs résultats, qu’ils soient ou non conformes aux exigences épistémiques de « bonne science », peuvent avoir un impact néfaste sur l’existence de certaines personnes oucertains groupes sociaux, sapant ainsi une liberté plus fondamentale.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Introduction
Partie 1 – Fondements épistémologiques de la thèse de Kitcher
Chapitre 1 – Kitcher croit-il en la réalité ?
Chapitre 2 – A quelle « science » Kitcher fait-il référence ?
Chapitre 3 – Des sciences, un objectif ?
Chapitre 4 – Du sens de la science
Partie 2 – Critique de l’idéal de Science Bien Ordonnée
Chapitre 5 – L’Idéal de « science bien ordonnée »
Chapitre 6 – Valeurs en science et valeur de la science
Chapitre 7 – Science bien ordonnée, idéaux et démocratie
Chapitre 8 – Le mythe de la pureté de l’expertise
Partie 3 – Sciences, valeurs et demos
Chapitre 9 – Repenser le cadre d’analyse
Chapitre 10 – Ordonner la société des sciences
Chapitre 11 – Démocratiser la gouvernance des sciences
Chapitre 12 – Appréhender les impuretés de l’expertise
Chapitre 13 – Un modèle de gouvernance démocratiquedélibératif des sciences
Conclusion
Bibliographie
Table des annexes
Annexe A Les « Guerres de la science »
Annexe B Approfondissements sur la question de l’unité de la science
Annexe C Science, contexte et valeurs
Table des illustrations
Figures
Tableaux
Sigles et abréviations utilisés
Table des matières