A la recherche du geste unique : pratique et théorie chez Alwin Nikolaïs

L’objectif de cette thèse est de faire le point sur le chorégraphe et pédagogue américain Alwin Nikolais  (1910-1993). Personnalité essentielle du monde du spectacle vivant de la deuxième partie du vingtième siècle, Nikolais est paradoxalement mal connu : on a de lui une idée incomplète, voire fausse ou superficielle. L’enjeu est de lui rendre justice et d’examiner sa pensée. Celle-ci, indispensable pour comprendre la danse d’aujourd’hui, s’avère complexe. On peut l’appréhender à travers quelques notions qui lui étaient chères et qui vont constituer nos axes de réflexion, divisant notre propos en plusieurs aspects : l’abstraction, la théorie du mouvement (impliquant une nouvelle définition de la danse, revisitant l’apport de Laban), le « geste unique » et d’autres peu connues comme le décentrement ou la gestalt (dans l’utilisation qu’il en faisait).

Le passage, au tournant des années 1950, à ce que Nikolais nomma « abstraction » est en effet central dans son œuvre, et constitue un changement radical dans son approche de la danse qui fonda sa théorie du mouvement. Héritier du courant germanique de la danse moderne, Nikolais aborda le corps dansant avec une objectivité inédite pour son époque et une constante exigence de lisibilité, inventant un nouveau principe, celui du motion, qu’il appliqua en l’ancrant au cœur de son travail. Que ce corps dansant fût celui des interprètes de ses propres créations ou qu’il concernât l’étudiant qui improvisait ou qui proposait des compositions personnelles, l’enjeu était de révéler un constant renouvellement, évitant toute imitation ou routine. Le geste unique était à l’œuvre chez Nikolais, tant dans sa propre recherche que dans son enseignement, et il en fit le fil conducteur de toute sa vie.

Nous parlerons de cette notion en nous appuyant sur les outils que sont les domaines de l’histoire de l’art, la philosophie, l’histoire des religions, l’anthropologie, la psychologie et nous préciserons le contexte dans lequel est née cette pensée, celui des Etats-Unis d’après 1945. En effet, Nikolais, issu d’un milieu modeste, baigna d’abord dans l’environnement de la dépression américaine des années 1930, où, jeune homme, il dut apprendre à se débrouiller seul en exerçant divers métiers, avant de se décider de se consacrer à la danse. N’ayant pas connu son père (il avait moins de deux ans à sa mort), il rencontra de grands enseignants issus du milieu de la modern dance, qui suscitaient déjà avant-guerre un grand engouement et autour d’eux de grandes figures de la pensée sur le mouvement et sur l’espace scénique. Ceux-ci, agissant comme une nouvelle famille, l’aidèrent à acquérir une technique, à former son esprit et son regard critique et le poussèrent à devenir professionnel, assez tard il est vrai, à l’âge de 29 ans. Si les hommes qui embrassaient les métiers de la création artistique étaient fréquents dans les milieux de la peinture, de la sculpture, de la musique, de la littérature, du théâtre et du cinéma, peu choisissaient la danse. Ted Shawn avait ouvert le chemin dès les années 1920, et Nikolais eut sous les yeux, dans ses années de formation, les exemples vivants de Charles Weidman et de José Limon pour se convaincre que, contrairement à son éducation puritaine, « danser n’était pas un péché ». Contemporain d’Erick Hawkins et de Merce Cunningham, Nikolais fut l’un de ceux qui persévéra, avec comme particularité d’être dépositaire d’un courant à la fois allemand et américain. Puis la deuxième guerre mondiale, avec sa coupure de plus de trois ans (1942-1945) et l’expérience de l’armée et de la libération de l’Europe, le marqua profondément, comme d’autres artistes appelés sous les drapeaux. En découla à sa démobilisation la décision de s’installer à New York, qui le fit quitter son Connecticut natal. Il y avait beaucoup créé et enseigné, mais Hartford était devenu trop provincial pour lui. L’arrivée dans la grande métropole à l’âge de trente-six ans, avec un statut de vétéran qui le favorisait, le mit au cœur des recherches artistiques de l’époque dans les domaines de la musique, de la peinture et de la danse. Collaborateur d’une grande figure féconde de la modern dance qui s’y était installée depuis quinze ans, Hanya Holm , il trouva progressivement son autonomie, s’appropriant l’enseignement que celle-ci prodiguait et développant lui-même des compétences de pédagogue apprécié. Comme d’autres (Cunningham par exemple), il fonda sa propre compagnie, mais ne s’associa pas à d’autres artistes (sauf au danseur Murray Louis qui partagea sa vie dès 1949) et ne dansa pas pour d’autres chorégraphes, préférant chercher seul sa voie. Tout en restant compositeur, l’environnement d’une grande ville stimulante comme New York lui fit croiser des spécialistes d’autres champs (philosophie, psychologie) qui l’aidèrent à préciser ce qu’il souhaitait poursuivre (son intérêt pour le primitivisme par exemple) et ce qu’il préférait abandonner, comme la prégnance freudienne sur la lecture du corps dansant.

NIKOLAIS AUJOURD’HUI

Si nous avons choisi comme titre le « Geste unique », c’est à la fois parce que Nikolais lui-même avait intitulé ainsi son propre projet de publication, resté hélas inachevé à sa mort, et parce que cette notion le relie à un héritage plus ancien dans la danse du vingtième siècle, la « danse d’expression  » allemande. Il définit le « geste unique » ainsi : « principe qui va à  l’encontre des processus établis, en vertu desquels le créateur doit adapter ce qu’il veut communiquer par la danse aux techniques et aux modèles de mouvement existants ». Dans les relevés que nous avons faits de cette notion dans ses écrits, apparaissent plusieurs idées, telles celles d’opposition entre style et imitation, de réaction contre la convention, d’expression personnelle, de technique permettant d’y parvenir, au-delà de considérations plus anecdotiques telles que phénomène de mode, obsession, facteur liant etc. Nikolais se réfère aux chorégraphes américaines des années 1930 avec qui il a étudié (les majuscules sont  lui) : « L’idéal du geste unique continuait à dominer ma pensée. Mais comment y arrive-ton ? Les gestes de Doris et de Martha y arrivèrent certainement ». Nos recherches dans les textes de et sur ces deux chorégraphes (Humphrey et Graham) n’ont pas permis de rencontrer cette notion. Il faut donc croire Nikolais sur parole. « Geste unique » renvoie donc à la singularité, au sujet agissant, et à l’indépendance vis-à-vis de la norme, du modèle. Grâce à lui, « la nature unique du danseur s’y dévoile, identifiant son travail comme le sien propre ». Nikolais prolonge ici une conviction qui était déjà à l’œuvre chez Mary Wigman. Celle-ci, dans un article commandé par le magazine  anglais Dancing Times en 1927 et intitulé « The Dance and Modern Woman », faisait la distinction entre deux groupes de talents chez une danseuse, le « productif » et le « reproductif ». Le premier est productif, car il « révèle l’imagination créatrice, avec son esprit propre, indépendant de tout modèle, et adapte sa matière et son entraînement traditionnel d’une façon unique et originale », le deuxième se contente d’imiter. Il nous paraît que cette position est aujourd’hui à défendre dans une culture de masse mondialisée et souvent mercantile, et il nous semble par ailleurs pertinent de la réactualiser dans la danse, car elle contient une dimension libératrice forgée d’abord en Allemagne, puis dans l’Amérique des années 1950-60 et qui n’a rien perdu de son actualité.

Ce geste singulier, sans modèle, non réutilisable est donc au centre de la recherche de Nikolais, qui résume comme suit son but ultime : « Accéder à soi-même et non à une vision d’emprunt, telle est probablement la première étape vers la créativité. Il n’existe pas de méthode unique ». C’est sans doute le « geste unique » qui permet cet accès à soi-même, ce « soi-même » étant vu comme une source potentielle de matière chorégraphique inédite, évacuant par un refus de la codification le risque d’une technique stéréotypée. On se situe ici à la croisée de l’analyse et de l’intuition, et si ces deux termes peuvent paraître contradictoires, Nikolais les incarnait et les pratiquait tous deux, et nous laisse aujourd’hui face à ce paradoxe consistant à tenter de concilier ces deux états de savoir.

L’analytique correspondrait à un être dansant « savant », ayant accumulé des expériences et doté d’une syntaxe nommant les éléments de langage de son art (sans déboucher néanmoins sur un « système ») ; l’intuitif s’adresserait plus au danseur qui tâtonne, qui « fraye son propre chemin, à l’aide de sa machette esthétique, à travers ses forêts spirituelles » et qui, en particulier dans l’improvisation, se relie à un savoir cellulaire, reflétant une hérédité transmise depuis des générations, car « chacun porte en soi non seulement un vécu, des souvenirs et une histoire, mais aussi toute l’expérience de ses ancêtres, transmise par voie génétique. Chacun est une encyclopédie vivante du genre humain, car le genre humain se manifeste à travers la généalogie propre à chaque individu ».

Le spectateur, dans cette recherche, n’est pas oublié, puisque la « seule obligation (du geste unique) consistait à visualiser un chemin menant au paysage mental (de l’artiste), et d’entraîner par procuration le spectateur à l’intérieur de cette vision  ». Par « paysage mental », Nikolais entend sans doute l’univers gestuel propre à l’imaginaire de chaque artiste et, pour que le spectateur en fasse l’expérience « par procuration », le chemin évoqué porte un nom que Nikolais emprunte au critique et théoricien John Martin, la metakinêsis. Ce mécanisme, parent de l’empathie, sera décrit dans notre deuxième partie.

A la recherche de cette notion difficile à cerner, nous examinerons la pensée de Nikolais aujourd’hui en puisant dans trois sources: ses écrits, son œuvre et son héritage pédagogique sans oublier notre propre expérience à ses côtés  . Nous y ferons souvent  référence et opérerons un va-et-vient entre pratique et théorie, puisque, obligé très tôt d’enseigner, Nikolais théorisa au fur et à mesure qu’il créait ses nouvelles pièces et voyait ses principes se confirmer sur le corps de ses danseurs.

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Table des matières

Introduction
Nikolais aujourd’hui
Discours américain
Silence français
Noumenon
A. L’abstraction
I. Contingences historiques de l’abstraction
II. Abstraction et primitivisme
La source
Arts plastiques
Wigman et Laban
Expériences ethniques
Masques et rituels
Louis Horst et le primitivisme
Costumes, couleurs, lumières et nudité
Marionnettes
III. Totem et dimension cachée
IV. Nikolais et Oskar Schlemmer
V. Conclusion
B. La théorie du motion
I. Problèmes de terminologie, mouvement et motion
II. Dance is the art of motion : une nouvelle définition de la danse
Une pièce inaugurale : Kaleidoscope
Créer des sensations
III.« Motion, not emotion » (le mouvement, pas l’émotion)
Contre l’émotion
La tension comme principe
Danse et mimesis chez Nikolais
Réalisme
IV. La consonance
Définition
L’intention et son accomplissement
Position du spectateur
espace frontal
metakinêsis
illusion
Trouver un sens du motion
Flux et énergie
V. Les phases du motion (lois du mouvement)
La stase
Les textures
Intelligence du mouvement, message, poetry of motion
VI. Conclusion : donner vie à une danse
C. Espace, forme, temps et gestalt
I. L’espace
Introduction : la nature de l’espace
Héritage de Laban et héritage de Holm
La toile (Tensile involvement)
La réalité tangible
Présence, projection et aura
Etats d’espace, lignes, volumes
Le projet spatial
Conclusion
II. La forme
Introduction
Sculpter (pédagogie de la forme)
Apprentissage des formes
Principes
Une œuvre emblématique : Noumenon
Conclusion
III. Le temps
Préliminaires
Expérimenter le temps : immédiateté
Temps quotidien et surréel
Temps musical, temps du danseur
Sens du temps, vitesse, monotonie
Conclusion
IV. La gestalt
Introduction
Contexte historique et définitions
Nikolais et la gestalt
Lisibilité, cohérence, intelligence
Deux exemples dans l’œuvre de Nikolais
Trois opinions sur la gestalt
Conclusion
D. Décentrement et geste unique
I. Le décentrement
Comparaison avec la musique et fixation sexuelle
Tentative de définition : de la métaphore à la transcendance
Pédagogie : le grain, les parties du corps, l’espace…et au-delà
Application dans l’œuvre de Nikolais
Conclusion
II. Unicité et universalité : un paradoxe ?
Conclusion générale

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