A la decouverte du fœtus : un etre singularise de plus en plus tot

Création d’un nouvel « existant »

Cette première partie va être consacrée aux facteurs des transformations du vécu parental, du  fait notamment de l’évolution du statut du fœtus, pensé désormais comme un « existant »  humain avant même de naître. A travers le prisme de la mort périnatale notamment, nous  pouvons en effet nous rendre compte que nous sommes dans un contexte sans précédent,  marqué par une sensibilité accrue sur ce qui concerne le fœtus.  Il va donc s’agir dans un premier temps de définir les bases de mon étude. J’y développerai les  caractéristiques de mon terrain, ses limites et la qualité des personnes enquêtées qui me  serviront de fil conducteur tout au long de ce travail.
Puis, nous étudierons la place du mort-né dans la société, reconnu de plus en plus tôt comme  un être singulier et irremplaçable, pour finir sur le fœtus proprement dit, le mort-né n’étant  qu’un des symptômes du changement du statut du fœtus.

La mort périnatale et le terrain

Etat de la recherche sur le mort-né

Jusque dans les années 1980-1990, très peu de recherches avaient été menées en Europe sur la mort périnatale, pour laquelle il n’y avait aucune pratique de reconnaissance sociale. De  manière générale, les Français, beaucoup plus tardivement que les anglo-saxons, ont suivi  d’assez loin ce courantde réinvestissement sur la mort qui a animé les débats dans différentes  disciplines et sont restés jusqu’à récemment peu prolixes sur le deuil périnatal. Il existe en  revanche un certain nombre de travaux en anthropologie de la naissance qui ont étudié l’appareil symbolique prêt à accueillir un enfant à sa naissance. Ils montrent que les nouveau nés connaissent une imprécision dans leur statut d’humain tant qu’ils n’ont pas été intégrés à  un groupe social par tout un ensemble de rites (Le Grand-Sébille ; 2001 ; 41).
Nous pouvons expliquer le désintérêt certain des sciences sociales pour le mort-né et tout particulièrement le fœtus, par le fait qu’ils s’inscrivent tous deux dans le champ de  l’anthropologie de l’enfance et de la naissance,à laquelle l’anthropologie sociale n’a jamais  accordé une place prépondérante. C’est ce « petit sujet » dont parlent G. Le Moal et Suzanne  Lallemand (1981). Les études anthropologiques ont en effet marginalisé les enfants, surtout  aujourd’hui remarque Suzanne Lallemand (2002) qui notait l’intérêt plus grand de ses  confrères pour cet objet dans la première partie du XXe siècle. L’enfance fut au départ étudiée  par les culturalistes afin de comprendre la manière dont les sociétés façonnent leurs comportements sociaux. Pourtant,il faut réellement attendre les années 1970 pour que Nicole  Belmont jette les bases d’une anthropologie de la naissance en analysant les représentations  associées aux naissances particulières (1971). On note par là l’intérêt déjà grand de la  discipline pour la dimension symbolique associée aux naissances.
L’anthropologue américain Lawrence Hirschfeld (2003) explique que la regrettable réticence des chercheurs à donner une place plus importante aux enfants résulte de deux erreurs. D’une part celle due à une vision de l’enculturation qui à la fois surestime le rôle joué par les adultes dans les apprentissages culturels des enfants et minimise celui de ces derniers dans la reproduction de la culture. D’autre part, cela résulte aussi d’une méconnaissance de l’importance de la culture des enfants, en particulier dans son façonnage de celle des adultes.
Malgré tout, la multiplication des colloques et des publications sur la mort prématurée du nouveau-né ainsi que sur la mort subite du nourrisson (MSN) dans les années 1990, témoignent de la prise de conscience contemporaine des professionnels de la santé et des sciences sociales face à ce phénomène et de l’importance qu’a pris le mort-né dans la société à un âge de plus en plus précoce. Cela témoigne également d’une profonde révolution des représentations. Accusant le déni et le silence qui frappaient le mort-né pendant tout le XX esiècle alors qu’il ne bénéficiait pas encore « d’une parole et d’une reconnaissance publique » (Le Grand-Sébille ; 2007 ; 140), les recherches montrent tout à la fois qu’il connaît aujourd’hui une forte socialisation mais aussi qu’il est le fruit d’un intense travail d’élaboration sociale. C’est en particulier l’anthropologue Catherine Le Grand-Sébille, dans nombre de ses articles, qui dénonce l’absence de tout rituel pour ces morts prématurées.

Les parents : mémoire et création desouvenirs

Problème de mémoire et création de souvenirs

Aujourd’hui le deuil relève presque exclusivement de la sphère privée. Il n’y a plus ni de durée codifiée du deuil, ni de code vestimentaire particulier pour qui a perdu un proche. Les rituels publics sont désormais réduits à leur strict minimum et sont considérés comme complets dès  que l’enterrement a eu lieu (Gudmundsdottir, Chelsa ; 2006 ; 145), voire quelques jours  seulement après. Le temps du deuil public est par conséquent très court, tout particulièrement  dans le cas d’un deuil périnatal, où la norme sociale recommande de le faire le plus rapidement  possible, voire de ne pas en faire du tout. C’est notamment ce que lui avait recommandé le  père de Blandine. Il lui avait conseillé d’oublier cet enfant, de ne pas le reconnaître et de dire à  tout le monde qu’elle avait fait une fausse-couche. C’est une recommandation bien différente  de celle prescrite par les soignants et les associations d’accompagnement au deuil périnatal.
Alors que tout au long de l’hospitalisation, les soignants s’efforcent d’humaniser le fœtus, de  créer le plus de souvenirs de son existence et d’instituer le couple endeuillé comme ses  parents, la majorité de la société considère encore que la meilleure chose à faire est de l’oublier  et de faire rapidement un autre enfant. Il y a donc un véritable décalage entre ces deux normes,  celle prescrite par les soignants et celle prescrite par la société en général. Ce décalage crée des tensions avec l’entourage et encourage les parents endeuillés à chercher de nouvelles sociabilités,à rejoindre des communautés de personnes partageant la même norme. Mais ce décalage génère également un véritable problème pour la mémoire. Tiraillés entre la  prescription de « passer à autre chose » et celle de ne surtout pas oublier cet être sous peine de  « mal faire son deuil », tout l’enjeu des parents va alors consister à constituer le plus de  souvenirs possible de cet enfant et de le partager avec leur entourage. Ils continuent ainsi un  processus entamé à l’hôpital. C’est ce que recommande le livret de Petite Emilie(2006 ; 22) :  « Il est utile de garder le plus grand nombre de souvenirs de l’enfant », une recommandation  répétée de nombreuses fois dans ce livret. Le problème majeur n’est pas que l’enfant n’a que très peu vécu, mais surtout qu’il n’a été vu  que par très peu de monde et que de ce fait, peu de personnes le reconnaissent comme un être  singulier et irremplaçable. Une amie de Blandine lui avait déclarée qu’elle ne pouvait pas partager sa peine car elle n’avait pas connu l’enfant, très abstrait pour elle. De même, une employée de la CAF, lorsque Blandine lui a demandé pourquoi elle n’avait pas eu le droit à la prime à la naissance pour Gabrielle, lui a asséné que son enfant n’avait pas existé : « Elle me  l’a dit en ces termes, elle m’a dit vous savez madame, votre enfant n’a pas existé ! (…)on ne  va pas payer pour des fausses-couches ! ». Le risque d’oublier l’enfant –un risque redouté par  beaucoup de mères endeuillées –est donc renforcé par cette pression sociale. Cettedécision de  se souvenir de cet enfant est vécue le plus souvent par les parents comme un choix moral,  honorable et individuel, non seulement parce qu’ils se positionnent le plus souvent contre leur  entourage, mais aussi parce qu’ils considèrent accomplir leur devoir de parents. Les actes pour se souvenir de son enfant sont présentés en fait comme des actes de résistance face à la  pression sociale. Se souvenir n’est donc pas un choix neutre.
La mort est souvent présentée comme la peur de l’oubli et la volonté de se souvenir du  défunt. Les objets viendraient jouer le rôle d’une « mémoire artificielle » (Garattini ; 2007 ;  197), d’un substitut de la mémoire, par nature fragile et défectueuse. Dans ce contexte, les  objets sont utilisés comme preuve que l’enfant a existé et qu’il est digne qu’on s’en souvienne.
Les premières ressources utilisées sont celles fournies par l’hôpital et sont généralement des traces du corps et des papiers administratifs. Les parents s’approprient l’autorité de la science  et de l’administration –ce sont des preuves objectives –pour prouver que le bébé a bien existé.  Les échographies, les photographies, les empreintes de pieds ou encore les mèches de cheveux,  vont être gardées précieusement (Illustration 22). Les empreintes de pieds ou de mains ainsi  que les mèches de cheveux sont des éléments importants car ils sont une relation directe avec  l’enfant. Ils sont l’évidence physique de son existence et dénotent l’humanité, contrairement  aux images échographiques sur lesquelles la forme humaine du fœtus est plus difficilement  reconnaissable. Les papiers administratifs, comme le certificat d’accouchement et le livret de  famille, sont également précieusement conservés car ils signifient que cet enfant existe bien aux yeux de la loi. Ils renseignent en outre son poids et sa taille, ainsi que l’heure et la date de  sa naissance et de son décès. Jelly conserve précieusement tous les papiers administratifs  concernant son fils ainsi que toutes ses photographies et ses images échographiques, qu’elle a  rangés dans une pochette qui lui est entièrement consacrée. Lorsqu’elle me les montre, c’est  avec une évidente émotion.

Se souvenir de son enfant : des pratiques culturellement reconnues…

Les rituels contemporains étant devenus insuffisant pour exprimer et surmonter la peine  d’avoir perdu un être cher, les personnes endeuillées mettent donc en œuvre des pratiques  individuelles et diversifiées (Gudmunsdottir, Chelsea ; 2006) bien que tendant à se normaliser,  nous l’avons vu. Ce ne sont pas des rites au sens où ils sont porteurs d’une « signification  transcendante sur l’ordre du monde et sur le rapport entre les vivants et les morts » (Deschaux  cité dans Caradec ; 2001 ; 10), mais dans sa signification minimale comme l’emploie Patrick  Williams dans son étude sur les Manouches. On peut en effet considérer que ce sont des rites  dans le sens où « ils mettent en relation des instances qui n’appartiennent pas à la même  dimension (le visible et l’invisible), (où) ils opèrent une transformation dans le cours de  l’existence, (et qu’) ils ont pour ceux qui l’accomplissent un caractère d’obligation » (2010 ;  29), etcela même alors qu’ils ne sont pas publics ou encore qu’ils laissent place à l’initiative  individuelle. Ainsi chaque famille endeuillée se remémore cet enfant de manière très  personnelle, cette initiative étant davantage le fait des femmes. Ces pratiques se sont certainement développées, ou du moins ont pris de l’ampleur, sous l’influence de la création  des nouveaux rituels à l’hôpital car elles s’inscrivent dans la continuité de ces pratiques,  dépassant même parfois les attentes des soignants. De telles pratiques devaient certainement  exister auparavant, mais elles n’avaient jamais pris une telle ampleur et une telle visibilité.
Elles occupent désormais une place très importante dans la vie de ces personnes comme c’est  le cas de Zap : « Je me suis créée un petit monde autour d’elle pour ne pas l’oublier : tatouage, portrait, blog, boite souvenir… car aux yeux de beaucoup ma fille n’existe plus… ».
Nous l’avons vu, aujourd’hui les théories du deuil considèrent que la remémoration a besoin de supports matériels afin de donner une existence physique au passé, surtout dans le cas d’une mort périnatale, où l’enfant n’a laissé que très peu de traces de son existence. Cette  remémoration passe en premier lieu par des pratiques culturellement reconnues, comme la  visite de la tombe ou du lieu de dispersion des cendres de l’enfant au cimetière. La tombe ou  l’urne, servent à rendre présent le défunt. Elles permettent de le situer en matérialisant sa  présence. Son rôle essentiel, explique Deschaux (1997 ; 89), est d’empêcher d’assimiler le  défunt au néant : « le mort n’est pas rien, la tombe est là pour s’en convaincre ». Il est  tellement important de «présentifier » (ibid.) le mort que l’on remet aux parents endeuillés des  urnes vides de cendres, une pratique ressemblant à celle des cercueils vides des naufragés en  mer. La crémation d’un fœtus ou d’un nourrisson ne laisse en effet aucune cendre, les os ne  s’étant pas encore calcifiés. C’est pourquoi certains services de pompes funèbres ont mis en  place des moyens de substitutions symboliques, comme au crématorium du Père Lachaise à  Paris où sont offerts aux parents des médaillons « témoins » avec les initiales du nourrisson,  accompagnant le cercueil dans l’appareil de crémation Lors des crémations collectives, les  médaillons sont ensuite enterrés, comme ce fut le cas pour Gabrielle au cimetière de Thiais dans le carré des Lumières. Ils ne disparaissent pas ainsi complètement laissant une trace  visible derrière eux. Cette fonction très symbolique de l’urne est clairement perçue par Charly,  le mari de Jelly : « C’est très symbolique m’explique-t-il, je ne sais pas trop ce qu’il y a  dedans mais si ça se trouve, il n’y a rien … ». Mais que l’urne soit vide n’a pour eux aucune  importance, Tommy est quand même là, l’urne en témoigne.

…et des formes plus personnelles

Si le rituel du souvenir est partiellement codifié, il peut prendre des formes plus personnelles et diversifiées. Parfois la mémoire est conservée dans la sphère privée ou prend des formes qui ne sont pas accessibles à tous. Dans d’autres cas, elle est au contraire destinée à être intégrée dans la vie quotidienne et dans la sphère familiale. Il s’agit par exemple dans le premier cas, de souvenirs portés sur soi ou conservés dans un coffret, un endroit de la maison non visible par  tous. Ce sont souvent des objets directement en relation avec l’enfant mort, comme les  vêtements achetés durant la grossesse –quand ils ne sont pas jetés –, des bijoux ou encore des photographies. Blandine par exemple conserve dans un sac placé dans l’armoire de sa chambre,toutes les affaires de Gabrielle. Elle y a placé, entre autres, un petit train en bois composé avec les lettres du prénom de sa fille, des petits chaussons, le cintre de son pyjama et  un doudou. De même, Jelly, son mari et sa fille J., conservent toujours sur eux la photographie  de Tommy, un doudou et un petit sachet contenant la laine de la couverture que Jelly avait  confectionnée pour Tommy et dont elle s’est servie pour l’envelopper. Elle a également  conservé, tout comme Blandine, le cintre du pyjama de Tommy et les tickets de caisse des  achats : « et après tu t’attaches à des bricoles ! Moi en tout cas. Là par exemple, juste le cintre du pyjama qu’on avait acheté à Tommy, je l’ai gardé, j’ai marqué Tommy, pour être sûre que  personne ne le touche, pour être sûre que personne ne le jette ! C’est un cintre en plastique !  … mais voilà, c’était le sien. ».
Les bijoux, nous nous en sommes aperçu lors de la fête des Anges, sont des objets commémoratifs très prisés par les femmes ayantperdu un enfant. Ils sont relativement discrets  et ne peuvent pas être directement « connectés » à la mort de l’enfant. Ils peuvent en effet être  vu par les autres mais pas nécessairement reconnus comme symboles d’un deuil périnatal  (ibid. ; 135). De plus, contrairement à des fleurs déposées sur la tombe, ce sont des objets durs  et persistants, symbolisant le caractère durable du souvenir mais aussi le caractère précieux de l’enfant. Ils permettent en outre une relation « charnelle » avec le souvenir, car ils sont en  contact direct avec la peau. Ces bijoux représentent généralement des ailes d’ange, comme  c’est le cas du pendentif de Jelly, un symbole relativement commun, j’ai pu m’en rendre  compte sur les forums. Ils peuvent également représenter un ange, comme celui de Blandine, très répandu, ou encore des pieds de bébé. Parfois ces bijoux sont des symboles plus  « personnels » et moins représentatifs de la mort de l’enfant, comme celui d’Isabelle représentant l’initiale de sa fille et une coccinelle identique à celle qu’elle avait placée sur sa tombe. Les bijoux peuvent symboliquement faire référence au prénom de l’enfant, comme  « Jade », un prénom très répandu, en choisissant des bijoux façonnés dans cette matière.
Certaines femmes se font tatouer en souvenir de leur enfant, un moyen de commémoration de plus en plus prisé. Plus encore que le bijou, il s’agit véritablement d’inscrire le souvenir de son enfant dans sa chair, comme le déclare Jelly dans son blog : « Désormais tu es gravé dans ma  chair pour l’éternité. » De la même manière que pour les bijoux, il peut s’agir d’une référence directe à l’enfant, en inscrivant le prénom comme Jelly, ou d’un symbole plus complexe à déchiffrer quand il s’agit d’un ange ou encore d’un papillon comme c’est le cas pour Zap. Le  papillon est un signe que seuls les « initiés » peuvent comprendre. Seuls ses proches ou ceux  mis dans la confidence peuvent en effet savoir qu’elle a choisi ce signe pour représenter sa  fille. Le choix du jour peut également être une forme de commémoration à part entière. Jelly  s’est ainsi faite tatouer le jour où Tommy aurait du naître. Par la suite, Charly, son mari, s’est  également fait tatouer le même motif.

Quand une nouvelle relation se met en place : créer des identités

« Parce que lamort termine une vie pas une relation… »

Simplement se souvenir ? Création des identités et d’une nouvelle relation

Si pour certains parents le but est de continuer de se souvenir de cet enfant, c’est-à-dire de se souvenir de lui comme d’un enfant mort, pour d’autres cela va bien au-delà. En entretenant le souvenir « vivant » de cet enfant, ils le gardent en quelque sorte en vie et continuent une  relation avec lui, différente bien sûr de celle qu’ils auraient eue s’il avait été en vie.
Le processus de deuil est le douloureux travail intérieur qui consiste à se détacher progressivement de l’objet aimé. Dans les sociétés contemporaines le deuil,devenu privé et familial, porte uniquement sur les souvenirs du défunt. Dans d’autres sociétés, comme chez les Dayak de Bornéo étudié par R. Hertz (1970), les rites de morts offraient un rôle majeur au  défunt, celui-ci étant actif notamment sous la forme d’un ou plusieurs esprits. Mais qu’il  s’agisse d’un deuil individuel ou collectif, ou encore que le défunt ait une part active ou non  dans ce travail, c’est un processus ayant pour objet la restructuration des rapports avec le mort.
Aux relations antérieures avec le défunt, désormais impossibles et insupportables voire suicidaires,il convient d’en substituer d’autres, plus vivables. Ce changement, nécessairement  long et laborieux, passe par la déconstruction systématique des souvenirs que l’endeuillé  partageait avec le défunt et par la prise de conscience de l’impossibilité de la relation  (Lemonnier ; 2007.Freud ; 1968. Bacqué, Hanus ; 2000). « La réalité prononce son verdict :  l’objet n’existe plus et le moi (…) se laisse décider (…) à rester en vie et à rompre sa liaison  avec l’objet anéanti » écrivait Freud dans Deuil et mélancolie (1968 ; 166). Les souvenirs  partagés avec le défunt peuvent être réels mais aussi « fantasmatiques » (Bacqué, Hanus ;  2000 ; 25) et très « intérieurs » à juste titre dans le cas pour des parents qui ont perdu un enfant  in utero ou peu de temps après la naissance. Le deuil est par conséquent un travail devant  aboutir à la « résolution » de la peine et du vide laissés par le défunt, mais qui doit aussi « laisser partir » la personne décédée. Or d’après ce que j’ai pu observer lors de mon terrain et contrairement aux attentes des soignants dont justement les pratiques devraient permettre un deuil efficace, il est clair que les parents endeuillés n’ont pas l’intention de « laisser partir » cet enfant. La plupart ne veulent pas en effet rompre le lien développé avec l’enfant lors de la grossesse et après sa mort à l’hôpital, comme si la disparition physique du corps de l’enfant n’avait pas su faire cesser cette relation. C’est une relation que revendique Jelly, en reprenant une phrase d’un article sur le deuil périnatal (Proulx ; 2011) qu’elle avait affiché sur son profil facebook : « la mort termine une vie, pas une relation ». La création d’une nouvelle relation avec le défunt n’empêche pas le processus d’acceptation de la mort par ces femmes. Il ne s’agit pas de « déni ». Elles sont toute sconscientes que leur enfant est mort, mais elles ne peuvent tout simplement pas se résoudre à le voir complètement disparaître.

« Tendres pensées à tous vos anges ». Quand le mort-né devient un ange.

Le mort-né : entité protectrice et pourvoyeuse de dons.

Un autre fait marquant relevé dans la plupart des récits de deuil ainsi qu’à la fête des Anges, et faisant partie de cette relation avec l’esprit de l’enfant, est la prégnance de l’image de l’ange. Beaucoup de parents considèrent en effet que leur bébé une fois mort, devient l’ange gardien de la famille restée sur terre et qu’il vit désormais au Paradis. Ce rapprochement entre le bébé et l’ange ne va pas de soi pour tous. Il survient parfois après la fréquentation des forums où le rapprochement y est systématique. Jelly, usant souvent du symbole de l’ange pour parler de Tommy, m’avoue n’y avoir pas pensé spontanément mais que c’est seulement après avoir fréquenté le site Petite Emilie qu’elle s’est mise à l’employer par un effet de mimétisme. Certains parents vont même jusqu’à nommer l’enfant d’un prénom faisant référence aux anges, comme Blandine et son mari qui ont choisi le prénom de Gabrielle en référence à l’ange du même nom. Mais on trouve également beaucoup de mort-nés portant des prénoms y faisant une référence explicite, comme « Ange », « Angel », « Angy » ou encore « Angelyne ». Dans ce type de familles, l’iconographie de l’ange est omniprésente dans les maisons ou sur les tombes. Sur ces dernières, tombes de mort-nés ou même d’enfants plus âgés, on trouve généralement une accumulation de statuettes d’angelots (Illustrations 34 et 35) et de plaques en céramique ou métal, enrichies d’une petite tête d’angelot ailée et de l’inscription : « notre ange » (Illustration 36). De même, toutes les maisons que j’ai pu visiter, hormis celle d’Isabelle, possédaient au moins une représentation d’ange, soit partielle sous forme d’ailes, soit complète. Certaines mamans, comme Zap, ont ainsi fait réaliser un portrait de leur enfant en lui donnant l’apparence d’un ange ailé généralement placé sur un nuage. Enfin, la thématique de l’ange est présente sur les forums, les blogs et les sites Internet. Le plus représentatif est certainement le site Nos petits Anges au Paradis, où les images d’angelots sur fond bleu ciel sont omniprésentes.

Entre continuité et rupture ? Pratiques syncrétiques et produits d’infusions  diverses.

Cette relation contemporaine des parents endeuillés avec cet enfant/ange n’est pas une affaire récente mais s’inscrit dans la longue durée. Si la statuaire des angelots sur les tombes  enfantines ne se répand qu’à la fin du XIXe siècle (Bertrand ; 2005), cette représentation du bébé mort en ange gardien est présente bien plus tôt, dès le XIIe siècle. A côté de l’image négative du nourrisson mort sans baptême, voué à errer éternellement dans le Limbe des enfants et condamné à la peine du dam, rayonnait l’image de l’enfant mort baptisé. Lavé du péché originelquand il mourrait avant sept ans, l’âge de « raison » ou de discernement, l’âge où il prend conscience de ses pêchés, il allait directement au Paradis, petit ange auprès de Dieu et des siens (Fine ; 1994. Lett ; 1997, Gélis ; 2006). L’ange était donc une image familière associée à l’enfant mort, y compris au stade embryonnaire. En témoigne l’expression les « faiseuses d’ange » pour désigner les avorteuses. Contrairement au Limbe des enfants, la croyance en l’enfant/ange a été intériorisée très tôt, fonctionnant comme un recours pour les parents endeuillés.
Cette proximité avec Dieu faisait de lui un intercesseur pour sa famille restée sur terre. On pensait d’ailleurs qu’une famille ayant perdu beaucoup de nourrissons avait droit à des grâces particulières en raison de sa contribution élevée à la formation de la cour Céleste (Morel dans Le Grand-Sébille, Morel, Zonabend ; 1998 ; 92-93). Dès cette époque il y avait donc une assistance mutuelle entre les vivants et l’enfant mort-né. Le rôle bénéfique de l’enfant mort baptisé explique aussi cette pratique jugée déconcertante aujourd’hui, consistant à redonner le prénom du mort-né à l’enfant suivant, dit de « remplacement ». Cela avait pour fonction de le placer sous la protection directe de l’ainé porteur du même prénom (Fine ; 1994).Nous retrouvons encore de nos jours l’usage de placer l’enfant suivant sous la protection de son aîné, ange gardien protégeant du ciel son petit frère ou sa petite sœur. Toutefois, en raison des théories psychologiques selon lesquelles il serait dangereux de redonner le même prénom à l’enfant suivant, cette pratique du prénom disparait peu à peu.
Les pratiques et les représentations du mort-né prennent en revanche aujourd’hui la forme de produits d’infusions religieuses diverses, à travers notamment cette figure de l’ange. Sanscontredire Memmi (2011 ; 185) affirmant que la croyance en l’au-delà ne se ranime pas vraiment et malgré la mise en place de rituels laïcs à l’hôpital, il semble malgré tout que nous assistions à la reconstruction d’une certaine religiosité autour du mort-né. Les rituels proposés par les soignants répondent uniquement au devenir physique du corps de l’enfant, grâce à l’exigence de traçabilité du corps depuis l’affaire Saint-Vincent-de-Paul (ibid.). Ils ne répondent en revanche en aucun cas à son devenir spirituel. C’est une question à laquelle ni la médecine, ni tous lesexamens fœtopathologiques ne pourront jamais répondre. C’est un problème que relevait L. Layne (1992), considérant que seule la religion fournissait aux individus une ressource suffisamment riche et complexe pour expliquer la perte, répondre à leurs divers besoins et finalement la surmonter. Et en effet, les personnes rencontrées lors de mon terrain développent des pratiques qui leur sont propres, puisant dans diverses religions, l’aspect syncrétique étant typique de la modernité religieuse.

 

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAP.1 CREATION D’UN NOUVEL« EXISTANT»
I.LA MORT PERINATALE ET LE TERRAIN
A.DEFINITIONS
1.La! mort périnatale
a)Etat de la recherche sur le mort-né
b)La mort périnatale:définition épidémiologique ou définition sensible ?
2.Mise au point sur les termes :de quoi parle t’on?
a)Embryon, fœtus ou enfant?
b)Rentrer dans le débat?
B.LE TERRAIN: LES!ASSOCIATIONS,LES SITES INTERNET ET LES INDIVIDUS
1.Contraintes d’un terrain et individus
a)Des contraintes rencontrées lors d’un terrain
b)En partant des acteurs:Jelly, Zap et les autres
2.Internet et le«réel»
a)Sites Internet,blogs et forum
b)Associations, fête des Anges et foyers
II.TRANSFORMATION DU STATUT DU MORT-NE EN FRANCE
A.LE MORT-NE, ETRE ETRANGE ET DERANGEANT
1.La naissance et «être en marge»
a)La naissance :rite d’intégration dans l’humanité
b)Le mort;né :un être en marge
2.Vouloir changer ce qui devient intolérable
a)Une«conspiration du silence »
b)Une initiative des professionnels
c)Une initiative relayée et amplifiée
B.TRANSFORMAT ON DU STATUT JURIDIQUE DU MORT-NE
1.De nouveaux existants
a)« L’humanité élargie par le bas »
b)Transformation du statut juridique du mort-né en France
2.Les impensés de l’évolution du statut juridique du mort-né
a)Dérive
b)Silence :Une souffrance socialement construite ?
III.CREATION D’UN «EXISTANT»HUMAIN
A.L’EMERGENCE D’UN NOUVEL EXISTANT:LE FŒTUS AU CENTRE DES DEBATS
1.L’émergence du fœtus dans la société
a)Un nouvel être social
b)Le fœtus : une création historique ?
2.Le fœtus objet de débats
a)Les différents courants de pensée sur le fœtus
b)Le fœtus:une!personne!?
c)Singularisation!et!engendrement
A.A LA DECOUVERTE DU FŒTUS : UN ETRE SINGULARISE DE PLUS EN PLUS TOT
1. Les facteurs d’un tel changement
A)«Fœtus;enfant », médecine prénatale et AMP
b)Le projet parental : un enfant désiré
c)Fœtus «!authentique!» vs. Fœtus « tumoral »
2.Quand le fœtus se donne à voir : les nouvelles techniques de visualisation
a)L’échographie : l’accession du fœtus au visible
b)Première rencontre
3.Culture matérielle et création d’une personnalité fœtale
a)Préparer la grossesse : les futurs parents
b)Des achats pour le bébé
CHAP.2 TRANSFORMATIONS DU VECU PARENTAL DE LA MORT PERINATALE
IV.ETRE«PARENTS»ETTRANSFORMATIONS DU VECU PARENTAL DE LA MORT PERINATALE
A.CHANGEMENT DU VECU DE LA GROSSESSE
1.Impact des avancées de la médecine
a)Test de grossesse et interruption de grossesse précoce
b)Désynchronisation de la mort périnatale et IMG
2.Attendu des progrès de la médecine : attentes et réalité
a)Progrès?
b)Attentes et risques
B.ÊTRE « PARENTS»?
1.Être«Parents»
a)Qu’est;ce qu’être parents!?
b)Une!parenté prénatale
c)Quand!la!mort!n’arrête!pas!la!parenté
2.Un!besoin!de!reconnaissance!sociale
a)Un!statut!incertain
b)Combler un vide
V.APRES LA MORT
A.BOULE VERSEMENT DE S’IDENTITES
1.La mort périnatale:bouleversement de l’identité et réorganisation de l’espace temps
a)La mort, facteur de remise en cause personnelle
b)La réorganisation de l’espace et la déformation du temps
2.Couple et nouvelles sociabilités
a)Le couple : des sensibilités différentes
b)De nouveaux espaces de sociabilités
B.RITUELS ET MÉMOIRE
1.Deuil périnatal et «nouveaux rituels»
a)Création de nouveaux rites à l’hôpital
b)Evolution des rites et des pratiques : un simple retour au passé ?
c)Normalisation du deuil périnatal
2.Les parents : mémoire et création de souvenirs
a)Problème de mémoire et création de souvenirs
b)Se souvenir de son enfant:des pratiques culturellement reconnues
c) …et des formes plus personnelles
C.QUAND UNE NOUVELLE RELATION SE MET EN PLACE:CREER DE S’IDENTITES
1.«Parce que la mort termine une vie pas une relation»
a)Simplement se souvenir?Création des identités et d’une nouvelle relation
b)Au delà de la mort, créer une nouvelle relation
2.«Tendres pensées à tous vos anges».Quand le mort-né devient un ange
a)Le mort;né:entité protectrice et pourvoyeuse de dons
b)Entre continuité et rupture? Pratiques syncrétiques et produits d’infusions diverses
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES ILLUSTRATIONS
ANNEXES

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *