À la conquête du corps : d’un amas de sensations à la conscience du corps

À la conquête du corps : d’un amas de sensations à la conscience du corps

Le terme conscience provient du latin conscientia, lui-même composé de deux parties : le préfixe con- (dérivé de cum-, avec) et -scientia (connaissance). Ainsi, l’étymologie renvoie à la connaissance de l’objet par le sujet, mais aussi au fait que l’objet de connaissance fait référence au sujet lui-même. Autrement dit, la conscience pourrait se définir par la connaissance intime que nous avons de nous même, une connaissance profondément intérieure. Lesage caractérise le corps ainsi: Il [le corps] comprend bien-sûr les structures anatomiques et leur organisation, mais aussi leur intégration dans le mouvement et la relation, ainsi que la représentation et la conscience que chacun se construit. Il s’agit donc d’un corps mouvant, relié, expressif, support d’une identité, abordé et travaillé dans le cadre global de l’étayage mutuel corps-psychisme. (Lesage, 2015, p. 10) Que désigne donc la conscience du corps ? En première intention, nous pourrions la définir comme la faculté mentale d’appréhender subjectivement les phénomènes corporels, reposant sur l’attention consciente et dirigée portée sur son corps. Elle correspondrait ainsi à la capacité de sentir l’état de tension de ses muscles, ses points d’appui et d’équilibre, sa position de manière précise, le mouvement de ses articulations ou encore la direction et la vitesse du mouvement. Elle s’appuie donc sur l’intégration sensorielle et  proprioceptive, l’intégration du schéma corporel, mais également sur la maturation des représentations du corps. Nous essaierons au terme de cette partie de proposer une définition plus précise. Reprenons dans un premier temps chaque élément pour mesurer leur contribution à ce processus.

Les principaux canaux sensoriels mis en jeu dans la conscience du corps

Le corps humain est sensible. Avoir conscience de son corps commence par la capacité à le ressentir, donc par l’accès aux sensations qui viennent s’y imprimer. Parler de sensations ramène inévitablement aux sens dont l’être humain est doté. Le Larousse définit les sens comme « chacune des fonctions psycho-physiologiques par lesquelles un organisme reçoit des informations sur certains éléments du milieu extérieur, de nature physique (vue, ouïe, toucher, sensibilité à la pesanteur) ou chimique (goût, odorat) ».

Cette définition met en évidence que les sens sont indissociables de l’ensemble des organes récepteurs permettant le traitement spécifique des informations en provenance de l’environnement. Elle omet en revanche que ces informations peuvent également venir de notre organisme interne. Ainsi, il convient d’introduire une nuance entre les sens et la sensibilité, celle-ci étant une notion plus large. La sensibilité peut se définir comme la « propriété que possèdent certaines parties du système nerveux de recevoir, de transmettre ou de percevoir des impressions » (Carric et Soufir, 2014, p. 231). Elle permet donc d’être informé des phénomènes extérieurs et intérieurs au corps. Elle recouvre différentes modalités et types de systèmes sensoriels, parmi lesquels :
– Les sens extéroceptifs : il s’agit des cinq sens cités précédemment, le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût, qui nous permettent de recueillir des informations issues et prélevées sur le monde extérieur ;
– Les sens intéroceptifs : ils recouvrent la sensibilité viscérale qui renseigne de manière inconsciente l’organisme sur les variations viscérales (telles que la faim) et les changements physico-chimiques (l’accélération du rythme cardiaque à la suite d’une poussée d’adrénaline par exemple), mais également la proprioception et la sensibilité labyrinthique qui permettent de communiquer des informations sur le corps propre.

Parmi cet ensemble, certaines modalités sensorielles participent plus que d’autres à l’élaboration de la conscience du corps ; ce sont celles qui retiendront particulièrement notre attention. Ainsi, nous nous attarderons sur la somesthésie (sensibilité somatique) recouvrant à la fois la sensibilité superficielle de la peau (toucher) et la sensibilité profonde (proprioception), sur la sensibilité labyrinthique et sur le rôle fondamental de la vue dans ce processus.

Le toucher
Premier né du développement embryonnaire, le toucher est aussi le dernier sens à disparaître. Cette double qualité lui confère une place fondamentale dans le développement, mais aussi tout au long de la vie. À la naissance, la sensibilité tactile est en place. Les premiers récepteurs cutanés  apparaissent dès 7 semaines de gestation au niveau de la région péri-buccale. A 20 semaines, l’ensemble de la surface du corps est déjà équipé de ses récepteurs tactiles. Seuls les récepteurs thermiques, qui contribuent également à la sensibilité tactile, seront en place un peu plus tard, à 24 semaines. En revanche, la nature des stimulations tactiles rencontrées par le bébé va profondément s’enrichir et se diversifier. Après n’avoir connu que le bain du liquide amniotique et le contact des parois utérines, sa peau sera soumise à de nouvelles textures (air, peau, eau, savon, crème, vêtements…) et à des qualités de touchers variant en température et en pression (caresses, massages, portage, actes de soins en général…).  Il est impossible d’aborder le sens du toucher sans évoquer la peau. En effet, c’est au travers de celle-ci que le toucher prend tout son sens. Ils sont par essence intimement liés. La peau est en quelques sortes l’organe du toucher. Ainsi, avec ses milliers de récepteurs sensitifs, la peau permet de discerner avec une grande précision les différentes nuances de stimuli : tact, pression et vibration grâce à ses différents mécano-récepteurs, mais également variations de températures grâce aux thermorécepteurs et sensations douloureuses grâce aux nocicepteurs.

La peau nous enveloppe. Tout en contenant nos organes, elle constitue un organe à part entière, de surcroit vital et le plus étendu de notre corps, définissant un contour et une limite pour ce dernier. Ainsi, aborder le toucher sans évoquer les fonctions biologiques de la peau, ni la place qu’elle occupe dans la construction psychique de l’individu, me semblerait un peu cavalier. Restons dans un premier temps sur les fonctions biologiques, les fonctions psychiques seront abordées au chapitre II. Du point de vue physiologique, la peau est centrale pour la perception, l’adaptation aux conditions environnementales et le maintien de l’homéostasie corporelle. Montagu (1979) définit quatre fonctions physiologiques de la peau : organe avant tout sensoriel, elle joue un rôle protecteur contre l’intrusion de corps étrangers, elle a une fonction métabolique en régulant les réserves de graisse, d’eau et de sel, ainsi qu’une fonction d’échange respiratoire et thermique, en tant que frontière entre l’intérieur et l’extérieur. En étudiant la peau en tant qu’organe tactile, il met en évidence que c’est par ce canal que l’enfant va préférentiellement prendre conscience de son propre corps et de celui de sa mère. Enfin, soulignons que le toucher se distingue des autres sens par une caractéristique fondamentale qui le rend unique : sa réciprocité. Nous ne pouvons toucher sans l’être tout autant, c’est la notion du corps touchant-touché. En cela, le toucher constitue la première forme de communication inter-humaine, sur laquelle la communication verbale viendra se greffer.

La proprioception
C’est Charles Sherrington, médecin scientifique britannique, qui a le premier introduit le concept de proprioception, à la fin du XIXème. Il en parle comme d’un sens inné qui nous permet d’avoir conscience de notre propre corps et de le sentir évoluer dans l’espace. Le terme proprioception prend son origine dans le latin -proprius signifiant « qui n’appartient qu’à soi, qu’on ne partage pas avec les autres » (Robert Ouvray et Servant-Laval, 2015, p. 163). Il s’agit donc d’un sens à l’origine d’impressions que nous sommes seuls à pouvoir éprouver. À l’inverse des autres sens orientés vers des sources externes, la proprioception traite en effet des afférences sensorielles issues de l’intérieur du corps. Aussi appelée sensibilité profonde, elle concerne en particulier trois types d’informations : celles relatives à la position, les mouvements et la force utilisée. La sensibilité à la position, autrement appelée statesthésie, permet de ressentir l’organisation des segments corporels les uns par rapport aux autres, c’est donc le sens de la posture. La sensibilité au mouvement, ou kinesthésie, concerne les informations de vitesse, amplitude et direction du mouvement. La force, quant à elle, informe sur la résistance musculaire et l’effort produit au cours des actions motrices. Citant Berthoz (1997), Robert-Ouvray et Servant-Laval (2015) en parlent comme du « sens musculaire » (p. 162).

Les capteurs sensoriels proprioceptifs sont des mécano-récepteurs situés au niveau des muscles (fuseaux neuromusculaires sensibles à l’étirement passif des muscles), des tendons (organes tendineux de Golgi sensibles à la tension musculaire, donc à l’intensité de la contraction) et des articulations (plusieurs types de récepteurs informant sur les mouvements articulaires). Grâce à leur activité continue, ils informent en permanence le cerveau de l’état tonique, de la position et des mouvements du corps propre. Ainsi, la sensibilité proprioceptive nous permet de façon consciente ou inconsciente, mais le plus souvent inconsciente, de percevoir la position et les mouvements de notre corps dans les trois dimensions de l’espace. C’est donc aussi « le sens du corps dans l’espace » (Robert-Ouvray et Servant Laval, 2015, p. 162, citant Berthoz, 1997). In utéro, l’activation des récepteurs proprioceptifs est assurée non seulement par la motilité du fœtus, mais également par les déplacements maternels et les contractions utérines. Avec la naissance, avec l’apparition de la gravité, les récepteurs sont fortement sollicités à chaque mouvement du bébé. Celui-ci doit mobiliser d’importantes ressources toniques et posturales en réponse à la pesanteur. Ce n’est qu’avec le temps et la maturation neuro-motrice que cette adaptation devient automatique et inconsciente. Ainsi, par le jeu permanent des tensions, degrés d’étirements et pressions sur le système musculo-tendino-articulaire, la proprioception joue un rôle significatif dans l’équilibre et l’ajustement postural, en réponse aux sollicitations de l’environnement. Pour Robert-Ouvray et  Servant-Laval (2015) : « Elle entretient la connaissance du corps et assure l’harmonie de la contraction tonique musculaire. » (p. 163) Roll (2003) en parle comme d’un sixième sens, un sens secret, mais le questionne aussi en tant que sens premier, indispensable à l’émergence de la conscience de soi. Il soutient en effet l’idée que « les informations proprioceptives, nées de l’action même, sont le principal et premier opérateur de la conscience du mouvement et qu’elles participent alors à des fonctions mentales de niveau élevé, fonctions qui émargent clairement au répertoire des activités cognitives » (p. 49). C’est donc grâce à ce sixième sens que nous nous approprions notre corps, que nous pouvons l’éprouver comme étant le nôtre, le sentir évoluer dans l’espace ou décrire sa position exacte y compris les yeux fermés. En nourrissant ainsi le sentiment d’exister, il fournit l’essence même de ce qui conduit à la conscience de soi. « Ce sens constitue l’une des bases de l’ancrage organique de notre identité. » (Robert-Ouvray et Servant-Laval, 2015, p. 163).

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Table des matières

Introduction
Partie 1 : Apports théoriques
I A la conquête du corps : d’un amas de sensations à la conscience du corps
I.1 Les principaux canaux sensoriels mis en jeu dans la conscience du corps
I.1.1 Le toucher
I.1.2 La proprioception
I.1.3 Le système vestibulaire
I.1.4 La vision
I.1.5 La coordination des flux sensoriels
I.2 Le tonus musculaire
I.2.1 Le tonus, du maintien au mouvement : définitions et fonctions
I.2.2 Entre maturation neurologique et approche sensori-motrice : de l’enroulement
à l’axe corporel
I.2.3 La régulation tonique
I.2.4 Le dialogue tonico-émotionnel
I.3 Le développement sensori-moteur
I.4 Les étapes du vécu corporel
I.4.1 Le schéma corporel
I.4.2 Du corps subi au corps connu
I.5 La conscience corporelle : de la sensation à la représentation
I.6 Principaux facteurs à l’origine d’une conscience corporelle entravée
I.6.1 Perturbation du processus sensation-perception
I.6.2 Perturbation du processus perception-représentation
Conclusion du chapitre I
II En route vers la Conscience de Soi, dans le regard de l’autre
II.1 L’étayage psychomoteur
II.2 La fonction maternelle contenante
II.2.1 D’un état de non-intégration au sentiment continu d’exister
II.2.2 De l’émotion à la pensée
II.2.3 Du Moi-corps au Moi-psychique
II.3 Des enveloppes corporelles aux enveloppes psychiques
Conclusion du chapitre II
III L’identité
III.1 L’identité psychocorporelle : le versant image du corps
III.2 L’identité, une notion multiple
III.2.1 Identité objective, identité subjective
III.2.2 Identité narrative
Conclusion du Chapitre II et de la partie théorique
PARTIE 2 : Présentation clinique
I Premier terrain d’étude : Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent
I.1 Le cadre institutionnel
I.1.1 Le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent
I.1.2 L’unité psychopédagogique
I.1.3 La psychomotricité au sein de l’unité psychopédagogique
I.2 Le groupe « Corps en mouvement »
I.3 Présentation de Tom
I.3.1 Anamnèse
I.3.2 Période d’observation à l’unité psychopédagogique
I.3.3 Admission et évolution de Tom à l’unité psychopédagogique
I.3.4 Première rencontre
I.4 Quelques repères sur le TDA/H
II Deuxième terrain d’étude : Neurologie Adulte
II.1 Le cadre institutionnel
II.1.1 Le département de rééducation neuro-locomotrice
II.1.2 L’Hôpital de jour en rééducation neuro-locomotrice
II.2 Présentation de Madame K
II.2.1 Anamnèse
II.2.2 Admission et bilan d’entrée de Madame K.
II.2.2 Bilan psychomoteur
II.2.3 Première rencontre
II.2.4 Évolution de Madame K. au cours de sa prise en charge
II.3 Quelques repères sur les AVC
PARTIE 3 : Discussion
I La conscience corporelle, outil privilégié du psychomotricien
I.1 Intérêts thérapeutiques d’un travail de conscience corporelle
I.2 Modalités d’intervention du psychomotricien
I.3 Fondement neuroscientifique : de la conscience corporelle au sentiment de soi
II Lorsque l’agitation témoigne d’un manque de conscience corporelle : vers une recherche identitaire de l’enfant TDA/H
II.1 Une double origine à la défaillance de conscience corporelle
II.1.1 L’origine neuro-développementale
II.1.2 Les facteurs psycho-affectifs : une enveloppe défaillante
II.2 Développer la conscience du corps pour accéder à la conscience de soi
II.2.1 Une multitude d’expériences sensori-motrices ciblées
II.2.2 L’apport de la fonction contenante
II.3 L’évolution de Tom : vers une structuration psychocorporelle
III Lorsque l’immobilité témoigne d’un manque de conscience corporelle : rupture du sentiment identitaire de l’adulte cérébro-lésé
II.1 Les remaniements provoqués par l’AVC
II.1.1 Conséquences sur le vécu corporel
II.1.2 Conséquence sur l’image du corps et le vécu identitaire
II.2 La prise en charge de Madame K. en psychomotricité
II.2.1 Le travail de conscience corporelle
II.2.2 Bilan psychomoteur intermédiaire
II.3 Une reconstruction identitaire…parcellaire ?
II.3.1 Une prise en charge marquée de discontinuités
II.3.2 Une dissimulation derrière des mécanismes de défense
II.4 Perspective d’évolution de Madame K
Conclusion
Bibliographie

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