Pratiques d’une traçabilitée nmutation dans le contexte de l’art

Un art de l’absence

Lorsqu’on parle d’absence on fait généralement référence à une personne plutôt qu’à un objet, car souvent c’est l’objet qui fait référence à l’Homme et, dans notre cas, à son absence. Mais de manière moins réductive, si nous parlons de ruines, ces dernières, par la perte d’unité dans leurs fondations, pourraient également symboliser un système ou une société déchus. Selon Sophie Lacroix, cette perte d’unité, ou, pour reprendre l’auteur, « la perte de la forme, [et] la menace de la disparition, fondent une expérience originale qui est la présence de l’absence1». Nous pouvons ainsi constater, en contemplant ces lieux restés à l’abandon, que ceux-ci témoignent d’un passé dont la « vie » a cessé d’exister. Les raisons de cette désertion sont diverses. Elles peuvent être ordinaires (pas de successeur, problèmes administratifs et financiers, une économie qui a évolué, etc.) ou bien plus « spécifiques», c’est-à-dire liées à des événements historiques qui ont marqué le lieu à jamais (comme c’est le cas de la ville de Pripiat à cause de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl).
Mais pour qu’il ait perception de l’absence, il faut qu’il y ait encore des traces, des restes, des fragments, des photographies, des reproductions, pour attester d’une ancienne existence.
« L’anticipation des ruines – que ce soit celles que l’on construit dans les « fabriques » ou celles que l’on peint – traduit bien le désir de maîtriser l’oeuvre du temps, le changement, la destruction : faute d’y parvenir, l’homme en fournit une sorte de mime ou de double fictionnel, qui dénonce le fait que la seule réalité existante soit celle de la réalité visible. »
Les divers procédés et artefacts pour témoigner de cette ancienne présence permettent de lutter contre sa disparition totale. Pour autant la reproduction, dans ses multiples techniques (peinture, photographie, dessin, numérique) contribue, à la confirmation d’absence, à la manifestation d’un « ce fut » mais « ce n’est plus » ou « ce ne sera plus ».
Attardons nous sur le travail de Halley Docherty, qui confronte des tableaux avec des photographies de Google Street View. Si les tableaux classiques et l’application Google Street View n’ont pas le même but, ils témoignent cependant tous les deux d’une société en perpétuel mouvement, en perpétuelle évolution. L’oeuvre la plus marquante de cet artiste, à mon sens, est celle où il insère le tableau de Nicolas Jean-Baptiste Raguenet peint en 1756, La joute des mariniers entre le pont Notre Dame et le pont au change, dans la représentation actuelle du pont Notre Dame tel qu’on peut le voir sur l’application. Nous pouvons ainsi observer que le pont Notre Dame était, au temps des Lumières, un pont habité, comme le Ponte Vecchio à Florence ; pour des raisons sanitaires, les habitations ont toutes été démolies en 1786. Le peintre Hubert Robert a immortalisé cette mutation en réalisant un tableau, La démolition des maisons du pont Notre-Dame, à cette même date. Ainsi, Halley Docherty, par cette association des deux médiums (peinture et application numérique), fait une connexion entre passé et présent et permet de rendre compte d’une société urbaine constamment en voie de disparition et en voie de changement.
Si dans certains lieux la politique de conservation a permis de garder telles quelles jusqu’à maintenant certaines structures, dans d’autres lieux il ne reste plus rien. Dans ces conditions, la représentation et la reproduction sont nos seuls moyens de lutter contre la disparition et l’oubli, comme l’ont permis pendant des siècles la peinture et le dessin puis la photographie et la vidéo. Nous confronter à ces représentations d’un réel disparu nous ramène à notre condition de mortel et prouve à quel point la reproduction permet de « conserver » la mémoire. Bien que nous utilisions encore les anciennes techniques, que j’ai énumérées précédemment, un nouveau moyen est utilisé depuis plusieurs années déjà, pour documenter notre histoire : celui de la reproduction et de la reconstitution virtuelle d’oeuvres et/ou de monuments historiques.
La technologie numérique est apparue comme la solution la plus commode (et la plus « juste »), à notre époque, pour reproduire les objets culturels sous toutes leurs formes. En effet, « l’immense majorité des images tombe désormais sous la dépendance de ces technologies. Cette dépendance affecte non seulement les images d’aujourd’hui et de demain, mais encore toutes les images du passé conservées quelque part (archives, musées, iconothèques) sous leur forme d’origine, matérielle ou énergétiques, dans la mesure où elles sont peu à peu, mais systématiquement numérisées». Nous devons néanmoins faire une distinction entre la reproduction par numérisation dont l’action tend à nous fournir une copie conforme à l’original et la reproduction qui se rapporte, elle, à un système de reconstitution plus aléatoire. Cette distinction n’est pas toujours évidente lorsqu’il s’agit de la numérisation d’espaces et de volumes (beau coup utilisée en archéologie). En effet dans cette utilisation, l’objet produit est au final toujours retravaillé ; cela peut-être juste une modification de « format » de traitement de l’image – passage de points à des faces par ex. – ou être une véritable reconstruction qui va profondément modifier la forme. Il ne s’agit donc plus, ici, d’une copie au sens propre du terme mais d’une restitution plus « hypothétique ».

OBJETS DU REEL ET VIRTUEL

Si les nombreuses reproductions d’oeuvres bidimensionnelles réalisées en photographie et visibles également dans des livres (visibilités étendues plus tard grâce au net) ont permis de voir des oeuvres sans que nous ayons à nous déplacer dans les lieux où elles sont exposées, la sensation est tout autre avec les reproductions 3D d’objets et de lieux tridimensionnels. En effet, la tridimensionnalité simule le volume et l’espace, et tente de nous immerger dans l’univers reproduit. Cette immersion est d’autant plus ressentie lorsqu’on peut interagir avec elle. Cette interactivité tente, avec plus ou moins de succès, d’abolir la frontière entre ce qui est physique et ce qui est virtuel. Même si cette accessibilité peut-être un moyen de rendre les objets culturels plus proches malgré leur distance physique, l’absence se fait ressentir lorsque les espaces ou objets d’origine n’existent plus ou ont été volés et non retrouvés. L’Histoire a connu tout au long des siècles des destructions et des actes de spoliation, du petit larcin au véritable trafic d’oeuvres. La plus marquante historiquement est peut-être le vol d’oeuvres pendant l’occupation nazie ou encore plus récemment la destruction et le pillage du patrimoine en Irak par Daesh. C’est là qu’intervient le travail de Ziv Schneider. Artiste d’origine israélienne, Ziv Schneider a eu le projet de créer en 2014 une oeuvre au titre évocateur : The Museum of stolen art. Véritable illustration de ce que nous avons dit précédemment au sujet de l’absence, ce musée imaginaire, en réalité virtuel, regroupe un ensemble conséquent d’oeuvres volées et pillées qui n’ont jamais été retrouvées. Loin d’être un simple rassemblement de copies d’originaux localisés et visibles9, le projet que certains appellent également Le Musée 2.0, est une oeuvre engagée qui invite le visiteur à s’impliquer en participant à son tour au projet. L’utilisation est simple. Munis d’un casque de réalité virtuelle (l’Occulus Rift) dans lequel les participants glissent leur Smartphone capable de lire l’application, les spectateurs explorent ce musée dont « l’exposition » se divise en cinq catégories : 1) les oeuvres récemment volées, 2) le pillage en Afghanistan, 3) le pillage en Irak, 4) les photographies volées, et enfin 5) les peintures européennes volées. Le spectateur choisit la catégorie qu’il souhaite voir et a pour mission de bien observer les reproductions toutes mises en valeur par un cadre ancien. A coté de chaque cadre nous pouvons lire le nom de l’artiste et de l’oeuvre ainsi que la date et le lieu de sa disparition.
Les différentes « salles » d’expositions permettent de montrer tout un ensemble d’oeuvres volées ainsi que la singularité de leur histoire. Dans les cas les plus récents, nous trouvons bien sûr les histoires de démantèlement de sites en Afganistan et en Irak par les terroristes, ou l’armée, qui revendent des objets ou fragments de monuments afin de financer les armes de guerre. Les musées n’échappent pas à ces pratiques. Eux qui étaient là pour protéger les collections, deviennent victimes à leur tour ; leurs structures sont dégradées et dépouillées de leurs oeuvres. Art Practical dans son article au sujet de l’oeuvre de Ziv Schneider, précise qu’ « indirectement, MOSA suggère que les conflits et la guerre ont joué un rôle dans de nombreux vols d’art dans le monde». Nous pouvons y intégrer également dans le même principe les politiques colonialistes qui souvent se sont approprié des objets ou des morceaux d’artefacts comme butins. Ces oeuvres, bien que présentées dans de nombreux musées du monde, sont des objets arrachés à leur lieu d’origine. Pour autant nous ne pouvons pas accuser la politique de tous les vols du monde et certains sont entrepris par des individus qui agissent à titre personnel, c’est du moins ce que nous pouvons penser. Nous pouvons évoquer le cas du Gardner Museum, où a eu lieu ce qu’on a appelé « Le casse du siècle ».
Dans la nuit du 17 au 18 mars 1990, deux inconnus, déguisés en policiers dupent le gardien en prétextant venir à cause de bruits suspects. Devant l’uniforme, ce dernier n’a pas d’autre choix que d’obtempérer en les laissant entrer dans le bâtiment. Après avoir bandé et menotté le gardien, les voleurs dérobent six oeuvres : Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée, Une femme et un gentilhomme en noir, et un autoportrait de Rembrandt, ainsi que Paysage avec obélisque de Govaert Flinck, Le Concert de Johannes Vermeer et une vieille coupe chinoise. Même si le vol semble avoir été utilisé comme demande de rançon, les voleurs n’ont jamais donné de nouvelles et les oeuvres demeurent introuvables, d’où leur présence dans le musée virtuel de Schneider. Les cadres vidées de leur toile ont été raccrochés à leur emplacement d’origine, afin de respecter le testament de la fondatrice du musée qui stipulait que tout devait rester à sa place.
La salle de photographies volées dans le MOSA semble, quant à elle, faire directement référence à un vol en particulier ; celui de la Galerie Halstead à Birmingham, au Michigan, qui fut dépouillée de 120 photographies rares en 1998.
Ainsi, ce sont des oeuvres, des objets et des lieux de toutes les époques qui ont disparu des collections privées et publiques. Seules subsistent dans le meilleur des cas des reproductions numériques (les musées le font souvent afin de répertorier et archiver les collections) et dans le pire des cas des photographies de plus ou moins bonne qualité.
L’oeuvre de Z. Schneider, toujours en cours de construction, a pour but et espoir que la présentation de ces copies permette un jour de retrouver les originaux et de les restituer à leurs propriétaires. Henri Lefebre définirait ce procédé comme un moyen d’ « exorciser l’absence, mimer la présence pour qu’elle survienne». Sur le site officiel du MOSA nous pouvons voir une sorte de bande annonce, ainsi que quelques petits textes pour expliquer le work in progress. Nous pouvons lire également les commentaires de quelques sites tels que celui de Wired dont la dernière phrase me semble assez intéressante : « Nous savons que la réalité virtuelle nous transportera vers des mondes impossibles […]. Le Musée des OEuvres volées nous rappelle qu’il existe des versions beaucoup plus prosaïques d’un « impossible » à explorer». C’est cette ambivalence de « l’impossible » qui est intéressante dans ce travail. Car même si les « oeuvres » sont visibles et semblent « accessibles » ; MOSA nous rappelle que ces dernières ne sont plus regardables dans le réel. « J’ai décidé de jouer avec l’idée de créer un espace virtuel pour les objets dont l’existence-même est virtuelle». Par l’usage du terme virtuel, l’artiste mets l’accent sur le fait que le mot peut avoir plusieurs sens. Si nous revenons à l’étymologie du mot « virtuel », nous voyons que ce dernier fait référence au mot latin « virtus » qui signifie la vertu, vertu « qui tire sa racine de vir, l’homme ». Philipe Quéau précise ce que cela signifie : « Pour les Romains, l’homme véritable, l’homme « réel », c’est l’homme vertueux, c’est-à-dire « virtuel ». Seule la vertu peut transformer le réel. C’est l’homme vertueux-virtuel qui peut réellement agir, car c’est lui qui peut se transformer en ce qu’il n’est pas encore». Le virtuel ne s’oppose donc pas au réel puisqu’il peut le transformer. L’idée d’envisager « ce qui n’est pas encore » montre que cette transformation est avant tout une projection mentale avant d’être éventuellement par la suite quelque chose de pratique, physique, « en acte ». Pour reprendre Aristote, le virtuel est donc au départ ce qui est « en puissance », et permet, dans la version de Philippe Quéau, de comprendre le réel.
Aristote va un peu plus loin dans la réflexion en nous proposant l’exemple de l’architecte : « L’architecte a le pouvoir, dunanis, de bâtir une maison qui est donc « virtuelle », dunaton, en lui. Cette virtualité, continue Aristote, ne se trouve ni dans l’agent ni dans le patient : la maison virtuelle n’est pas proprement dans l’architecte, ni dans la maison actuelle qu’il bâtira21». Ainsi la maison imaginée n’est qu’une idée, une vision de l’architecte. Elle fait référence au réel sans garantir que la maison qui sera finalement construite corresponde au projet initialement envisagé. Le virtuel serait donc ce qui relèverait du possible. Cependant, Dominique Noël22, en comparant l’interprétation du virtuel par différents auteurs, constate que sa définition demeure complexe. Pour certains le virtuel est ce qui est en puissance tandis que pour d’autres il correspond a ce qui est en acte. L’exploitation du virtuel numérique semble avoir accentué cette confusion puisqu’elle fait généralement appel à des images, (dans notre cas à des images 3D) donc a quelque chose de déjà « fini », qui est déjà une interprétation visuelle de ce qui n’était au départ que mental. Ainsi selon l’usage que l’on aura de ce virtuel, ce dernier pourra rester à l’état de chose « en puissance » ou devenir « en acte ». La maquette 3D d’une maison par un architecte ou la reconstitution 3D d’un monument historique proposé par un archéologue, bien que semblant être la finalisation visuelle d’une idée (d’une projection mentale), restent la simple illustration d’un possible qui fut ou qui n’est pas encore par rapport au réel. Dans le cas de l’architecte nous pourrions reprendre les propos de Maurice Benayoun qui définit le virtuel comme étant le « réel avant qu’il ne passe à l’acte ».

LES RUINES, SOURCES D’INSPIRATION

L’intérêt pour les ruines n’est toutefois pas nouveau. Il est, la plupart du temps, influencé par une situation politique et sociale. Les différents bouleversements de l’histoire et de la société au fils du temps ont remis en question nos principes et conceptions de progrès. L’imaginaire produit par les ruines devient ainsi l’écho de nos doutes et de nos craintes face à ces transformations opérées par l’homme. Ce fut déjà le cas lorsqu’Hubert Robert, témoin de la Révolution, imagina le Louvre en ruine alors que l’édifice était en cours de réaménagement. Mais c’est sans doute à partir de la première et de la seconde guerre mondiale que s’opère un tournant dans la conscience collective.
Walter Benjamin, témoin des deux guerres, écrit ainsi un essai Sur le concept d’histoire. C’est particulièrement son interprétation de l’aquarelle Angelus Novus de Paul Klee qui marque les esprits puisqu’il y dénonce cette notion de progrès.
Même si nous savons que le peintre s’est détaché de l’aspect idyllique pour nous proposer un ange défiguré, au physique se rapprochant de la mécanique, comme l’indique Marc Berdet3 , il n’en demeure pas moins que nous aurions du mal à identifier que c’est cette oeuvre que Walter Benjamin décrit, tellement son interprétation est subjective. Ce n’est donc pas tant l’image mais bien le contexte sur lequel nous devons nous arrêter pour comprendre ce que l’auteur voit dans l’Angelus Novus de Klee.
Il faut savoir que W. Benjamin a déjà subi la première guerre mondiale. Alors que l’Europe essaye tant bien que mal de se reconstruire, l’auteur découvre en mai 1921 dans une galerie de Munich, le fameux tableau de Paul Klee qui visiblement le touche et le pousse à en faire l’acquisition. « Ce tableau l’avait bouleversé lorsqu’il l’avait vu exposé pour la première fois à Berlin, en avril, et il y tenait comme à l’un de ses biens les plus précieux».
La fin du conflit laisse un goût amer à l’Allemagne qui est au bord de la crise, et W. Benjamin, à la fois juif et allemand, suit avec attention l’évolution politique du pays. Il sent un nouveau désastre venir, ou du moins continuer, succéder à celui de la première guerre mondiale pour être encore plus catastrophique. Le nazisme se met en place ; l’Allemagne s’empare de nombreux pays d’Europe, dont la France où séjourne l’auteur, pour y imposer son régime antisémite.
Pendant tout ce temps W. Benjamin a gardé précieusement avec lui le tableau dans lequel se sont projetées diverses interprétations avant d’aboutir finalement à cette réflexion, L’ange de l’Histoire, qu’il écrit en 1940, soit peu de temps avant son suicide. C’est donc dans cet enchaînement de conflits dont le caractère destructeur s’amplifie avec le développement du système et des techniques, que W. Benjamin imagine son « ange ». Ce dernier est coincé entre la vision d’un passé en ruine dont il ne peut plus rien faire, mais dont il n’a de cesse de constater l’étendue des dégâts, et un avenir incertain qui l’entraîne de force vers peut-être de nouvelles souffrances, l’empêchant de saisir par la même occasion l’instant présent. La cause de tous ces maux semble être le progrès. « C’est précisément contre cet appauvrissement d’un présent écartelé entre un passé qui n’est plus et un avenir qui n’est pas encore que voudrait lutter l’Ange de l’Histoire. Car l’Ange aux yeux écarquillés, s’il regarde le passé, voudrait d’abord s’attarder au présent, littéralement laisser au présent le temps de s’investir lui-même comme scène politique, mais la tempête du progrès le pousse vers l’avenir. C’est ce mouvement immaitrisable, le déportant sans repos, qui produit l’amoncellement des ruines à ses pieds ; c’est cette poussée orageuse vers le futur qui ne laisse à aucun présent la chance de se saisir autrement que comme souvenir».
De cette analyse, Marc Berdet met en évidence deux aspects de la réflexion de W. Benjamin. La première est cette mise en valeur des décombres comme moyen de se remémorer « [les] souffrances du passé ». La seconde s’attarde sur l’idée d’une pétrification du paysage qui transforme l’histoire en nature.
Concernant la première idée on notera que le terme « décombres » prend le pas sur celui de « ruine ». La « ruine » s’applique de façon générale à l’ensemble de la structure restante alors que les « décombres » suggéreraient que l’on s’attarde aux amas disparates de pierres. Il y a dans ce terme quelque chose de plus commun, de plus « proche » de nous. C’est cette notion de « décombre » que Nicolas Bourriaud tire parti en 2013 dans l’exposition L’ange de l’histoire, directement inspirée de l’essai de W. Benjamin. A travers cet hommage à la pensée de l’auteur, l’exposition tente de montrer l’évolution des ruines et les différentes réflexions autour de la mémoire par une diversité d’oeuvres et de documents d’archives. De cette exposition découle un catalogue dans lequel Nicolas Bourriaud nous donne la « définition » suivante du terme: « [Les décombres] représentent le pendant entropique de l’actuelle surproduction de masse, un équivalent exact de l’encombrement mondialisé au sein duquel nous évoluons ». Notre histoire ne se résume donc pas à une simple ruine mais à un amas chaotique engendré par le développement toujours plus intensif de nos techniques, de nos modes de production et de consommation. Ainsi, en partant de la réflexion de W. Benjamin, N. Bourriaud réactualise le propos sur notre société d’après guerre et de surconsommation.

LE MONDE D’APRES

Cette « indécision » entre le devoir de mémoire et le besoin de oubli, on peut le percevoir dans les romans ou nouvelles de science fiction et dans le cinéma qui met en scène une culture maltraitée, détériorée, « naturalisée ». Olivier Schefer et Miguel Egana, en questionnant ce besoin d’esthétisation de la ruine, évoquent ainsi la mise en place d’un imaginaire du temps que l’on retrouve dans « ces innombrables films et récits apocalyptiques qui remettent à chaque fois le compteur historique à zéro, en imaginant le monde d’après ». A travers l’usage d’univers fictifs, le cinéma, qui n’attend pas le numérique pour simuler les bâtiments emblématiques des États Unis, ou des autres pays, dans des situations «cauchemardesques», tente de mettre en avant deux moments différents : l’acte de destruction et l’état qui en résulte. Nous pouvons voir ainsi, à la fin du film La Guerres des Mondes (1953), la tour Eiffel meurtrie sous fond de ciel rouge au pied de laquelle gît une soucoupe volante hors d’état de nuire ; et, dans un autre style, dans Les soucoupes volantes attaquent (1956), le Capitole des Etat Unis reconstruit sous forme de maquette et détruit image par image par l’un de ces véhicules venus d’ailleurs.
Si la vision d’un monde en ruine, dans les films des années 50, trouve une certaine forme de crédibilité, la mise en scène de sa destruction devient quant à elle plus problématique. Les contraintes techniques de l’époque empêchent de rendre ces moments plausibles surtout lorsqu’il s’agit de monuments connus. La démocratisation du numérique va donc permettre d’améliorer ce que nous souhaitons projeter dans ces mondes ou époques dystopiques. En même temps que les techniques progressent, les visions apocalyptiques prennent la forme de catastrophes écologiques. Ainsi, le rêve, évoqué par W. Benjamin, d’une nature qui reprend ses droits, prend de plus en plus d’importance dans le cinéma à travers des simulations numériques de plus en plus poussées. Le patrimoine, symbole de notre civilisation se retrouve donc dans une situation paradoxale comme l’évoque Peter Szendy avec l’exemple de Rome dans le film The Core (2003) : «celle que l’on surnomme la ville éternelle se voit dès lors réduite en cendres, c’est-à-dire redessinée, numérisée puis gommée, radiée sous nos yeux et pour nos yeux ».
Ce besoin de mettre en scène la ruine et la destruction nous permet de nous attarder sur l’usage et le sens de la simulation dans les arts. Nous constaterons que la réactivation de ces états et processus connait une évolution tout en conservant un impact fort dans nos consciences.

SIMULER LA CATASTROPHE

Si l’on se réfère à sa définition générale, la simulation vient de simulacre qui veut dire copier, imiter, feindre. La simulation est donc une opération qui vise la ressemblance.
Cependant, si « dans le domaine artistique, comme le dit Samuel Bianchini, la simulation s’inscrit dans une longue tradition de l’histoire de l’art et en particulier dans le champ problématique de la représentation : mimétique, simulacre, icône ou idole, etc. », la simulation numérique n’est pas seulement la représentation d’une apparence extérieure. Elle est aussi et surtout la reproduction de comportements et d’actions par un travail d’analyse des phénomènes qui seront par la suite calculés et synthétisés. « Toutes les procédures informatiques, continu l’auteur, sont basées sur un système qui ne consiste pas à représenter la réalité, mais à se comporter comme dans la réalité.16 ». C’est ce qu’évoque également Jean Baudrillard lorsqu’il donne l’exemple d’une personne simulant la maladie. Même si cet exemple fait référence à la simulation comme moyen de tromper, rejouer les symptômes ne demeure pas moins une action qui renvoie au réel sans pour autant être le réel, puisque nous faisons « comme si » c’était vrai.On pourrait penser que ce processus de simulation est identique quelque soit le domaine pour lequel il est utilisé, mais Samuel Bianchini nous rappel ceci : « Les qualités attendues [dans les sciences et dans l’art] ne sont pas les mêmes. La simulation applicative doit être fidèle et réaliste, tandis que la simulation créatrice doit être malléable, flexible, voire programmable.18», le programme permettant ainsi des résultats aléatoires. La simulation numérique dans les arts n’a donc pas pour but de simuler le monde tel qu’il est mais propose un monde à la fois crédible et utopique (ou dystopique), dont le caractère fictionnel fait écho au réel.
Les oeuvres d’Eyal Gever illustrent bien ce déplacement opéré dans l’usage de la simulation, puisque l’artiste a beaucoup travaillé en tant qu’infographiste avant de reprendre sa place en tant qu’artiste.
En effet, une partie de son travail, présentée sous forme de vidéos, consiste à simuler des phénomènes, des effets relatifs à des situations catastrophiques, comme le souligne d’ailleurs certains titres : Collision, Nuclear Explosion, Big smoke, Break Wall, etc. Nous pouvons donc voir des images en mouvement montrant des explosions, des déverserments de fluides, des propagations de nuage de fumée, des destructions ou collisions d’éléments « physiques » à partir d’un programme que l’artiste a lui-même conçu.
Malgré l’usage de titres parfois évocateurs, la particularité de ces scènes est qu’elles sont dépourvues de milieu. C’est le cas dans Piece of Ocean 24ou dans Nuclear Explosion où les simulations se font dans un espace totalement blanc ou noir et dénué d’horizon. Si l’artiste a recours à un sol et un fond pour mettre en action ces objets, comme dans Collision, ces derniers restent neutres, tout comme les objets qu’il anime dont les formes sont systématiquement géométriques.
Par ce procédé, les oeuvres ont pour effet de décontextualiser les situations produites au point de ne se concentrer que sur le résultat qui devient « énigmatique ». Ainsi dans Piece of ocean (2014) nous pouvons voir une étendue d’eau en mouvement qui lévite au dessus du sol et sur lequel on distingue des reflets produits par la lumière. Cette surface d’eau, sur laquelle la gravité n’agit pas, présente un mouvement naturel de vagues sans savoir ce qui le provoque est ainsi également pour Collision ou Break Wall où la cause de l’impact ou de la destruction ne nous est pas montré.
De part tous ces aspects, l’artiste ne tente pas d’historiciser ces phénomènes ni de les représenter de manière réaliste. Leur existence évoque cependant des chocs que le monde contemporain a subit et qu’il craint: des inondations ou tsunami, des fuites de pétroles dans la mer ou l’océan, l’explosion de la bombe nucléaire, des incendies, des accidents de la route, etc.
Cet intérêt pour la simulation de catastrophe vient d’un évènement qui marqua profondément Eyal Gever. En effet, ce sont plus particulièrement les attentats du 11 septembre qui ont provoqué une sorte de déclic chez l’artiste, « témoin » de cet événement : « Je n’oublierai jamais l’épique et terrible beauté des nuages de poussières mortels rugissant à travers le centre-ville de Manhattan. […] Au beau milieu d’un jour tout à fait innocent, quelque chose d’entièrement «autre» se produisit, et quand il arriva, j’ai été témoin d’un moment sublime, d’un moment de beauté au milieu d’une catastrophe». Par ces propos, Eyal Gever évoque une attitude contemplative au sein d’un drame tristement célèbre. En qualifiant le sublime de beau, l’artiste met sous tension deux mots qui pourtant ne semblent pas être compatibles. « Par opposition au beau, le sublime comporte l’idée d’un face-à-face ou d’une lutte avec quelque chose qui nous dépasse infiniment, mais qui en même temps nous exalte et nous renvoie au sentiment de notre propre transcendance. […]Tandis que le beau est fini et apaisant, le sublime (qui met en jeu l’idée de l’infini) renvoie à un état de tension et de trouble, suscité par exemple par des objets terribles, démesurés ou chaotiques (océan déchainé, éruption volcanique). […]».
L’autre particularité est que le sublime fait généralement référence à une nature dévastatrice auquel l’homme ne prend pas part, or ici, même si certaines animations font référence à des éléments naturels, ces derniers sont à présent associés à des dérèglements produits par l’homme. Cela est d’autant plus perceptible lorsqu’il s’agit de fumée grise, de fluide noir et de destruction de corps de formes géométriques.

PATRIMOINE VIDEOLUDIQUE

Bien évidemment certains jeux ont repris des objets et ou monuments symboliques issus du réel pour servir de contexte aux histoires comme dans la licence Assassin’s Creed. D’autres en revanche proposent des décors inventés de toutes pièces qui subissent de fortes modifications au cours du jeu, ou qui ont subi des modifications avant même que le jeu démarre. Dans Bioshock 1 par exemple, une cité utopique a été construite sous les eaux qui, au moment où le joueur arrive, n’est plus qu’une ville fantôme. Mais ce qui nous intéresse c’est lorsque les décors inventés, au départ intacts, deviennent cultes au point d’être repris dans les licences suivantes sous forme de « ruine ».
Nous constatons que ces reprises permettent de raviver certains souvenirs des joueurs ou des personnages qu’ils incarnent. Même si ces reprises semblent être en apparence de simples clin d’oeil dédiés aux adeptes de ces licences, nous verrons qu’à travers cet usage de la ruine, les concepteurs tentent de délivrer des messages.
C’est le cas par exemple
dans Metal Gear solid 4, sur playstation 3, qui amène le joueur (et le personnage devenu plus vieux) à retourner à Shadow Moses, lieu de la première mission du héros dans Metal Gear Solid 1 sur playstation . Malgré une amélioration des graphismes, le lieu reste le même. Les développeurs de la licence ont même imaginé de faire rejouer le début du premier volet (Metal Gear Solid) avec les graphismes de l’époque (sous la forme de rêve) durant lequel le héros faisait ses premiers pas (en 3D), et le joueur ses premières expériences en infiltration. Ce retour en arrière permet pour ceux qui n’avaient pas fait depuis longtemps MGS 1 de retrouver de vieilles sensations tout en constatant des changements opérés au fur et à mesure des années.

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Table des matières

Avant-propos
Introduction
I- Un art de l’abscence
Objets du réel et virtuel
Détail et perte de données
II- Ruines et destruction
Les ruines, sources d’inspiration
Le monde d’après
Simuler la catastrophe
Patrimoine vidéoludique
Détruire ou ne pas détruire une oeuvre d’art
III- Hybridation
L’impression 3D
Origines: retour et prolongement
Conclusion
Annexe des oeuvres citées
Bibliographie 1
Bibliographie 2

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