Les débuts de la vie monastique, la voie cistercienne de la Stricte Observance

Une influence des philosophes néo-thomistes

Une philosophie néo-thomiste

Le terme néo-thomisme est composé du préfixe néo- et du substantif thomisme pour définir qu’il dépend d’un phénomène religieux antérieur mais qu’il est à nouveau contemporain. Il est plus exactement une doctrine qui s’inspire de Saint Thomas d’Aquin, renouvelant celle-ci. Elle est due à l’influence de l’encyclique Aeterni patris (1879) dans laquelle Léon XIII recommandait la convergence du catholicisme moderne avec la pensée de Saint Thomas. Son représentant principal est Jacques Maritain, ami de intime de Merton. A travers la « philosophie théologique » de Maritain se répand le thomisme dans l’ensemble des domaines politique, moral, métaphysique, épistémologique du catholicisme. Aux origines, le thomisme de Maritain devait rétablir l’unité de la culture chrétienne et l’unité ecclésiale, réconcilier la société, lutter contre le nationalisme ambiant. Cette tentation de rénovation de la scolastique médiévale, Thomas Merton la partage.
Pour notre auteur, l’homme se situe dans l’intemporalité. Il doit se diriger vers la contemplation. Il possède un libre arbitre. Cela constitue la base de son être.
La crise de civilisation que Maritain et Merton perçoivent se situe durant la Révolution Française, les penseurs des Lumières, Voltaire, Rousseau, Condorcet ont la volonté de faire table rase de cette spiritualité médiévale embarrassante pour eux. Au XXème siècle, le thomisme nous reviendra des Etats-Unis pour l’entremise de Jacques Maritain et Etienne Gilson, hors du modèle ecclésial. C’est l’université, la philosophie (Maritain) et l’histoire médiévale (Etienne Gilson) qui la remettent au goût du jour en France.
Il faut souligner que la pensée de Saint Thomas d’Aquin répondait à un besoin intérieur de l’Église catholique française et états-unienne. Elle est l’apanage des intellectuels et elle s’institutionnalise au cours du XXème siècle. La spiritualité aquinienne présente l’avantage d’un rapprochement du clergé américain avec l’Église de Rome. Elle est, en outre, une alternative au pragmatisme américain et au positivisme français. L’exigence rationnelle, la rigueur du docteur de l’Église à l’intérieur de la foi catholique sont présentes chez Maritain et Gilson puis par le fait même ont une influence dans la conversion de Merton. Dans une lettre de Maritain à Yves Simon1 du 9 février 1936. Celui-ci expose avec enthousiasme la réussite de ses activités : « Je crois que l’on fait du bon travail ici [en Amérique], et il ne faut pas récuser ce travail de défrichage. Dans cent ans, on verra peut-être fleurir un thomisme américain2. » Américanisation de Maritain et Simon ? « Francisation » de Merton ? Ou synthèse philosophique du thomisme dans la pensée de nos trois auteurs ?

Les thomistes

Dans la deuxième partie, chapitre premier de La nuit privée d’étoiles3, Merton décrit sa rencontre livresque avec le catholicisme et le thomisme : « En février 1937, je me promenai un jour sur la Cinquième Avenue avec cinq ou six dollars en poche, lorsque je fus attiré par la vitrine de la librairie Scribner, remplie de brillants livres neufs. Je suivais, cette année-là, un cours de littérature française médiévale, et mes pensées se tournaient vers mes souvenirs de Saint- Antonin ; la simplicité profonde, candide, riche des XIIème et XIIIème siècles, recommençait à m’attirer. J’avais écrit un essai sur La légende du Jongleur de Notre-Dame, comparée à une histoire tirée des Pères du Désert dans La Patrologia latina de Migne.
Dans la vitrine de Scribner, je vis un livre intitulé L’esprit de la philosophie médiévale, par Etienne Gilson. J’entrai, feuilletai le livre, parcourus la table des matières et la première page, qui était trompeuse, car on y expliquait que le livre était composé d’une série de conférences à l’université d’Aberdeen, ce qui pour moi n’était pas une référence.
J’achetai en même temps un autre livre, dont j’ai complètement oublié le titre, et je défis le paquet dans le train. C’est alors seulement que j’aperçus, sur la première page de L’esprit de la philosophie médiévale, en petits caractères : Nihil Obstat…Imprimatur.
Je fus déçu et dégoûté comme si j’avais reçu un coup dans l’estomac… on m’ait trompé ! Si on m’avait dit que c’était un livre catholique, je ne l’aurais pas acheté ! Je fus tenté de le jeter par la portière sur les toits de Woodside, de m’en débarrasser comme d’une chose dangereuse et malpropre, tant est grande la terreur engendrée dans un esprit moderne éclairé par quelques innocents mots latins et la signature d’un prêtre…il est impossible de faire comprendre à un catholique les associations d’idées nombreuses, complexes et horribles que l’imprimatur évoque. D’abord, c’est en latin, langue difficile, obscure et ancienne… qui implique pour un esprit de souche protestante, tous les sinistres secrets que les prêtres détiennent et dissimulent au commun des mortels dans ce langage inconnu. Puis, le seul fait qu’ils se permettent de juger de la valeur d’un livre, et d’en autoriser la lecture, est horrifiant, et fait penser à tous les excès de l’Inquisition. C’est ce que je sentis confusément en ouvrant le livre de Gilson ; car tout en admirant sa culture, j’avais toujours eu puer de l’Église catholique.
D’ailleurs, je n’avais pas acheté un livre sur la philosophie médiévale sans réaliser qu’il y serait question de la philosophie catholique, mais l’Imprimatur en m’apprenant que tout y serait conforme à cette chose mystérieuse et terrifiante, le Dogme Catholique, me causa une chose contre lequel je réagis par de la répugnance et de la crainte. A la lumière de ces faits, je considère comme une vraie grâce d’avoir lu le livre au lieu de m’en être débarrassé. »
Le 16 novembre 1938, Thomas Merton est baptisé après le cheminement d’une année de recherche spirituelle. Dans une lettre à l’abbé Frédéric Dune qui fut son premier abbé, il lui écrit : « A la suite d’études et de lectures et la familiarité des oeuvres d’Étienne Gilson et de Jacques Maritain, mais particulièrement grâce à Dieu, je commençai à m’émouvoir […] et je fus baptisé ».
Dans une autre lettre un peu plus tardive du 12 avril 19511, il démontre une nouvelle fois son admiration, presque sa dévotion, pour Étienne Gilson et Jacques Maritain :
« Profondément touché par votre belle lettre, je veux enfin faire ce que j’aurais dû faire depuis longtemps – vous écrire un mot afin de vous assurer de ma reconnaissance pour la dette spirituelle que j’ai contractée à votre égard et que j’ai esquissée dans quelques pages de La nuit privée d’étoiles – dans un chapitre plutôt mal construit de l’ouvrage au reste. A vous et à Jacques Maritain, parmi d’autres, je dois ma fois catholique. C’est-à-dire que je vous dois ma vie. Ce n’est pas une petite dette. »
C’est le professeur de philosophie Dan Walsh de l’université de Colombia et du collège du Sacré-Coeur de Manhattanville, élève et collaborateur de Gilson et ami de Maritain, qui inspira Merton à se tourner vers la théologie thomiste. C’est aussi à cette période que l’on observe l’émergence d’un renouveau du catholicisme thomiste en France. Jacques et Raïssa Maritain forment un réseau qui perdurera
jusqu’aux Etats-Unis. Jacques Maritain et Étienne Gilson seront les deux fondateurs de cette spiritualité dans les grandes universités américaines comme Harvard ou au Canada dans la ville de Toronto.
Pour résumer la pensée de Maritain : les bases intellectuelles sont celles d’Aristote en ce qui concerne le concept de raison et Saint Thomas pour la foi. Merton est proche de Maritain parce qu’il partage la même vision chrétienne de l’être, la même vision de l’art et de la poésie, de l’inspiration du verbe créateur.
La réflexion de Jacques Maritain se développe sur trois champs : la philosophie chrétienne ; une éthique, il considère que les normes morales sont enracinées dans la nature humaine, que la liberté de l’homme est de se confronter à cette réalité. Maritain pense qu’il faut obéir aux rites et aux dogmes du l’Église, l’action pour le temporel et les organisations appartiennent aux laïcs.Dans un article publié dans Cistercian Studies Quaterly, Jean Leclercq définit qui était Merton et la relation profonde de celui-ci avec Jacques Maritain. Nous allons nous y attarder. Merton et Maritain à travers un article de Dom Jean Leclercq : The coïncidence of opposites dans la revue Cistercian Studies Quaterly.Ce texte (traduit par mes soins) de Jean Leclercq ayant pour sujet Thomas Merton et Jacques Maritain témoigne de leur proximité spirituelle mais également de leur dissemblance de caractère et de point de vue sur la religion.
« Ce n’était pas un philosophe (Merton), mais il avait toujours été un meneur et un activiste. C’est pour ces deux raisons qu’il avait quelque chose en commun avec Maritain ; c’est pour cela qu’il est venu à sa rencontre ».
« Je connaissais Merton et Maritain, les points communs que j’ai remarqués chez eux étaient : la contemplation et l’action sociale, leur engagement parfois radical ; tous les deux étaient des hommes marginaux, libres. Il n’y avait aucune aliénation chez l’un comme l’autre. Au contraire, ils étaient constamment en communion avec ce monde ».
« Ce qui était commun à Maritain et à Merton ce n’était pas la recherche de la vérité. Ils avaient la vérité – et ils le savaient. C’était leur quête pour insérer la vérité dans la vie qui leur était commune, non seulement dans leur vie privée, mais dans la vie publique de leurs pays, du christianisme, de l’Eglise, du monde. Une observation similaire pourrait être faite à propos d’autres grands hommes de cette génération que je connaissais et qui connaissaient aussi Maritain, comme de mes très chers maîtres et amis, Erik Peterson et Etienne Gilson. C’est après des années de lutte pour insérer la vérité dans la vie que Maritain est devenu un pauvre ermite contemplatif et que Merton est mort en tant que missionnaire errant du monachisme.

Les débuts de la vie monastique, la voie cistercienne de la Stricte Observance

Merton et Saint Bernard de Clairvaux

Le thomisme maritainien prépare Thomas Merton à la pensée et à la vie monastiques. Dans l’introduction du volume Survival or Prophecy ?, Patrick Hart déclare : « Quand l’histoire du monachisme du vingtième siècle sera écrite, il sera difficile de ne pas penser que deux moines dominent son histoire ». Ce recueil comprend cinquante lettres de Merton et quarante-sept de Jean Leclercq, durant près de trois décennies. Merton et Leclercq échangent des informations sur des manuscrits médiévaux monastiques, et s’encouragent mutuellement à propos de leurs travaux d’érudition sur Saint Bernard de Clairvaux. Thomas Merton est luimême l’auteur d’un Saint Bernard dernier père de l’Eglise3. Ce livre, très court et peu connu, parut en 1954 et a été inspiré par l’Encyclique du pape Pie XII. Il présente un portrait de réformateur de l’ordre cistercien mais il est également une méditation sur l’état de sainteté vers lequel l’homme doit parvenir. Les supérieurs de Merton lui demandent de commenter cette encyclique qui rappelle, à l’occasion du 8ème centenaire de Saint Bernard, la profondeur spirituelle du monachisme médiéval. Merton s’exécute.
Dans une lettre du 22 avril 19501, Thomas Merton ne cache pas son admiration pour l’oeuvre de Jean Leclercq. Tous deux composent sur le docteur de l’Eglise : « Votre St Bernard Mystique est tout à fait admirable car, tout en étant simple et fluide, il communique au lecteur une réelle appréciation de la spiritualité de St Bernard. Vous avez tort de considérer votre traitement de St Bernard comme superficiel. Il est en effet adressé à un lecteur moyen, et beaucoup plus précieux que l’étude plutôt technique que j’ai entreprise pour les Collectannea et qui, comme vous le verrez en le lisant, était au-delà de mes capacités de théologien. Certains chapitres, dans mon étude, contiennent beaucoup d’erreurs et certaines choses sont très mal exprimées. Si j’écris un livre à nouveau sur le saint, j’essayerai de me racheter sans entrer dans les discussions techniques qui occupent M. Gilson dans son étude plutôt brillante : Théologie mystique de Saint Bernard2. Mais là encore, un livre comme le vôtre est beaucoup plus utile. ».
Le 9 octobre 19503, Thomas Merton désapprouve l’opinion de Jean Leclercq pour lequel Saint Bernard serait un « pragmatique ». Merton soutient qu’il est un exégète et un théologien (ce que, lui, désire être). Encore une fois, il reconnaît la science du destinataire : « Vos remarques sur les idées bibliques de Saint Bernard sont extrêmement importantes pour moi. J’ai médité vos écrits sur Saint Bernard mystique et j’ai aussi parlé aux étudiants à ce sujet. Je suis d’accord avec vos conclusions et pourtant je me demande s’il ne serait pas possible de dire qu’il se considérait comme un exégète et moins comme un théologien, dans son exposé du cantique (…). Je pense que c’est essentiellement ce que vous disiez quand vous avez fait ressortir qu’il cherchait moins à nourrir sa vie intérieure qu’à l’exercer. »
Merton pense peut-être à lui-même et au maître des scolastiques qu’il sera plus tard en mai 1951. Il écrit : « Mais ne croyez-vous pas qu’en donnant le fruit de ses paroles à travers les écritures, il introduisait en quelque sorte à ses « moines » une certaine « attitude » mystique, non pas une méthode, mais une « atmosphère » ?
Dans laquelle l’écriture pourrait devenir le lieu de rencontre de l’Ame et de la parole, par l’action du Saint-Esprit ? »
Merton évoque ce qui le fascine chez St Bernard le moine français : « Sans doute la sainteté demeure toujours quelque chose de transcendant. Pourtant, il y a en saint Bernard quelque chose qui n’aurait jamais été ce qu’il fut hors du vignoble de Bourgogne. Il y a en lui un alliage d’ardeur et de douceur, de rigueur et de gentillesse, de sérieux et d’ironie, d’amour et d’intelligence de modestie et d’héroïsme, qui est comme l’incarnation de tout ce qu’il y a de meilleur en France.
Français par sa générosité, son génie, sa sainteté même, Bernard est le père spirituel du plus français des ordres monastiques : Cîteaux. Mais sur ce point encore, Bernard est une sorte de paradoxe. Il est trop évident que ses labeurs apostoliques et politiques sont juste le contraire de ce qu’on devrait prévoir et désirer en entrant dans un monastère cistercien. Mais peut-être aujourd’hui sommes-nous trop enclins à définir l’esprit d’un ordre religieux uniquement d’après les oeuvres extérieures dont ses membres s’acquittent ».
Merton résume en quelques lignes très éclairantes la structure théologique de la spiritualité de Saint Bernard :
« Sa théologie de la grâce suppose sa conception néo-platonicienne de l’âme créée à l’image de Dieu et destinée par Dieu à une parfaite union de ressemblance avec lui-même. Cependant cette conception est beaucoup plus qu’un néoplatonisme.
La soif de l’âme pour Dieu, aux yeux de Saint-Bernard, ne fait qu’un avec sa liberté, elle doit être assurée par la grâce et élevée par elle bien au-delà d’une simple velléité qui, par elle-même, serait frustrée. La liberté humaine, secondée par la force de l’Esprit Saint, peut aspirer à bien plus haut qu’une contemplation purement intellectuelle des idées éternelles : celle-ci, pour saint Bernard, serait à peine plus qu’une privation (…). Ce travail n’est qu’une mise en ordre de la charité, ordinatio caritatis : la charité assume toutes les capacités d’amour inhérentes à l’âme, pour les épanouir, les orchestrer, les orienter à nouveau dans leur direction foncière sous l’impulsion toujours active de l’esprit de Dieu. Le centre et, pour ainsi dire, le moteur de tout ce travail est le Christ, en qui tout s’accomplit ».
Le 18 mai 19531, Merton revient sur la figure tutélaire de Saint Bernard. Il envoie cette lettre, qui semble plutôt étonnante, à Jean Leclercq : « Je ne travaille pas sur un livre à propos de Saint Bernard et il n’y a eu aucune annonce d’un tel livre, par conséquent, je ne pense pas qu’il soit en concurrence avec votre Saint Bernard mystique. Si cela est terminé – ou commencé – avant 1955, je serais surpris. Le plan existe toujours, mais je n’ai pas le temps de travailler dessus. ». Cet essai paraîtra en 1954. Les deux moines sont-ils en concurrence comme Merton semble le suggérer sans l’expliciter vraiment ?
Le 27 avril 19542, Thomas Merton annonce à Dom Jean Leclercq la publication de son ouvrage sur saint Bernard :
« J’ai écris un petit volume sur St Bernard et qui va bientôt paraître. C’est très léger, pas une vie formelle, simplement une brève introduction à la vie du saint et à la récente encyclique du pape. Il comporte trois parties : un croquis de sa vie et son caractère, un aperçu de ses oeuvres, de son enseignement, un commentaire sur l’encyclique – suivi au texte du document papal lui-même. Je n’avais pas l’idée de publier ce livre en France. Quand vous le verrez, vous conviendrez probablement qu’il n’ajoute rien aux nombreuses études excellentes de St Bernard, y compris les vôtres. »
Saint Bernard de Clairvaux, fondateur de l’abbaye de Cîteaux et de l’ordre cistercien, n’est que le premier d’une longue chaîne spirituelle. Merton et l’histoire de l’Ordre.Après avoir décrit l’influence de la pensée de Saint Bernard sur celle de Thomas Merton via Jean Leclercq, il faut pour mieux cerner son attirance pour l’ordre religieux construit par saint Bernard de Clairvaux, en découvrir son origine, ou tout au moins en saisir dans son historicité le clivage entre l’ordre cistercien et l’ordre cistercien de la Stricte Observance. Egalement signaler la relation existante entre l’abbaye de Gethsemani et la maison-mère, l’abbaye de Melleray (France).
Thomas Merton est l’auteur d’un ouvrage Aux sources du silence1 qui évoque l’histoire de l’ordre cistercien. James Fox, alors abbé de Gethsemani, lui avait conseillé d’écrire un livre d’édification religieuse. Dans une lettre datée du 9 octobre 1950, citée précédemment, Merton évoque la figure tutélaire de l’abbé de Rancé (1626-1700) qui fut le rénovateur de l’ordre cistercien de la stricte observance. Châteaubriand lui consacra son dernier ouvrage La vie de Rancé. Pour résumer, en 1660 Rancé visite l’abbaye de la Trappe qui tombe en ruine, spirituellement mais aussi matériellement. Il décide de la « relever » avec force. Il demande aux moines de suivre une nouvelle réforme. Il s’agit de revenir à la fidélité de la règle de Saint Benoît. Le souhait de Rancé est de se tourner vers la spiritualité des premiers cisterciens. Il présente ces changements envers l’Ordre dans les Déclarationes in regulam beati benedeiti ad usum Dei Beatae Mariae de Trappa et dans un autre ouvrage De la sainteté et des devoirs de la vie monastique (1683). La réforme rancéenne est approuvée par Rome. Des règlements particuliers régissent la vie des cisterciens de la Stricte Observance à Cîteaux. Celle-ci est aussi la continuité de la volonté des pères du désert d’un idéal monastique et d’une ascèse parfois plus difficile que celle des autres ordres. Merton évoque également la figure d’Augustin de Lestrange (1754-1827) moine cistercien qui, face à la Révolution française, comprit rapidement la menace pour l’ordre et obtint la permission de ses supérieurs d’émigrer avec 24 moines dans le canton de Fribourg en Suisse. Les trappistes continuèrent à fuir jusqu’en Russie. A la chute de Napoléon en 1814, de Lestrange rentra en France et décida de s’installer à la Trappe. Très attaché à l’austérité, il a grandement contribué à la pérennité de la vie monastique cistercienne. Thomas Merton, dans la lettre suivante, compare les deux moines Rancé et de Lestrange : « Je suis d’accord avec ce que vous dites sur l’abbé de Rancé et je sens que son évocation dans Aux sources du silence était quelque peu caricaturale. Il est vrai que l’abbé de Lestrange était beaucoup plus austère que Rancé. A mon avis, la chose la plus regrettable était une certaine forme d’exagération (…). Néanmoins, c’est peut-être un signe de ma propre tiédeur. Il est vrai que la vie monastique exige l’observation fidèle à de nombreux points extérieurs de la règle. Ceux-ci ne peuvent certainement pas être négligés (dans leur ensemble) sans dommage spirituel. Mais on a parfois l’impression que pour les vieux trappistes, ils sont absolument tout. »
Le nouvel ordre continue de se rattacher au tronc historique de l’ordre cistercien. Canoniquement créée en 1892, la Stricte Observance perdure encore aujourd’hui dans plusieurs monastères français.

L’abbaye Notre-Dame de Melleray : la maison-mère

Force est de constater que si Thomas Merton est devenu moine de l’abbaye de Gethsemani, c’est parce qu’elle a été créée par des moines de l’abbaye Notre- Dame de Melleray1, cistercienne de la Stricte Observance.
A partir de 1815, la France devient à nouveau un lieu sûr pour les moines. Augustin de Lestrange s’y réinstalle. En effet, l’ordre cistercien se rétablit après la chute de l’Empire. A la mort de Dom Augustin, une communauté, celle de la Melleray, près de Nantes, prospère. La vie contemplative, le chant liturgique, la vigueur tiennent une place centrale dans ce monastère. Cette communauté contient cent soixante-quinze membres. Le père abbé se nomme Dom Antoine de Beauregard.
En 1847, l’abbaye ne pouvait plus contenir l’afflux des moines, ce qui décida l’abbé Dom Maxime à construire une fondation hors de France. L’évêque Mgr Flaget de Louisville accorde l’installation. Un monastère fut bâti dans le Kentucky, celui de Gethsemani. En octobre 1848, la future colonie quitte l’abbaye de Melleray, forte de quarante-quatre hommes. Ils traversent la France et s’embarquent pour l’Amérique. Merton évoque dans Aux sources du silence l’héroïsme des moines : « C’est ainsi que le monastère de Notre-Dame de Gethsemani reçut la vie. Ce matin-là voyait naître ce qui, au sens le plus réel, constituait « la fondation », car cette nouvelle communauté avait commencé d’exister et d’agir en tant qu’unité propre, dès le moment de son départ de Melleray. Mais elle aurait encore des milliers de kilomètres à parcourir avant de toucher au lieu de sa destinée (…) ».
L’abbaye de Gethsemani tient ses racines de la France. Thomas Merton est donc en « pays conquis ». Mais le renouveau monastique se fera aux Etats-Unis, en l’occurrence à Gethsemani. Il partage sa joie avec Jean Leclercq1 : « Imaginez que nous avons maintenant cent cinquante novices à Gethsemani. C’est fantastique. Beaucoup d’entre eux dorment dans une tente ou sous un préau (…).
La maison a un air très vivant et enthousiaste (dans le bon sens) et juvénile, comme le camp d’une armée se préparant à une guerre facile et victorieuse. Ceux d’entre nous qui ont été vieillis par plusieurs années de vie monastique se trouvent tour à tour réconfortés et déprimés par la multitude de nos jeunes compagnons, debout : réconfortés par leur ferveur, leur joie et leur simplicité, et déprimés par le nombre. Le cloître est bondé comme une rue de Paris. »

Une charge importante : Maître des scolastiques, Maître des novices

Maître des scolastiques (1951 – 1955)

Après avoir choisi l’Ordre de la Stricte Observance, le 26 mai 1949, Thomas Merton est ordonné prêtre. En mai 1951, il est nommé maître des scolastiques, charge qu’il aura jusqu’en 1955. Cet évènement est un pivot spirituel dans sa biographie. Le 21 mai 19512 : « J’ai été nommé maître des étudiants – une nouveauté ici. Je dois former tout le scolasticat, pour qu’ils s’élèvent ».

Maître des novices (1955 – 1956)

Thomas Merton doute de lui-même, lorsqu’il devient maître des novices1. Il suggère le 18 octobre 19552, à Dom Gabriel Sortais l’ambiguïté et le danger de sa nouvelle charge auprès des novices : « Peut-être direz-vous que Dom James est assez imprudent de faire ce choix.
Pour le protéger et pour protéger la maison et les novices, j’ai fait ce voeu (ce n’est que le troisième voeu privé que j’ai fait !) de ne rien leur dire qui diminuerait leur respect pour la vie cénobitique cistercienne et s’orienterait vers quelque chose d’autre. S’il m’arrive de violer cette promesse, je devrais prévenir le père abbé. Je vais essayer de faire tout ce qui est possible pour leur donner une vie vraiment cistercienne, cénobitique et liturgique. Priez pour moi. Priez surtout que je ne sois pas un mauvais exemple. »
Dans cette lettre du 6 février 19563 à Dom Jean Leclercq, il traverse des phases d’exaltation et de doute :
« Ma nouvelle vie de maître des novices progresse de jour en jour. C’est une existence inconnue à laquelle j’ai souvent du mal à m’adapter. Parfois, je me sens dépassé par l’horreur d’avoir à parler autant et à apparaître devant les autres comme un exemple. Je crois que Dieu teste la qualité de mon désir de solitude dans lequel peut-être il y avait un élément d’évasion et d’irresponsabilité. Mais pourtant le désir est le même, le conflit est là, mais je ne peux rien faire d’autre que de l’ignorer et d’avancer pour accomplir ce qui est évidemment la volonté de Dieu… » Maître des novices, Thomas Merton est considéré très positivement par les postulants, de nombreux témoignages l’étayent. Timothy Kelly se souvient de lui et raconte un entretien haut en couleurs qu’il convient de citer ici :
« Quand j’ai eu mon premier entretien avec le maître des novices, je le connaissais simplement comme tel. Je ne savais pas que je parlais à Thomas Merton ou au père Louis, comme on l’appelait au monastère. La coutume de l’époque voulait qu’on nous donne un nouveau nom – un nom religieux si vous voulez – et Merton a été nommé Louis, d’après Saint Louis, roi de France. Donc, me voilà avec un moine que je connaissais simplement comme maître des novices. A la fin de notre entretien, il m’a demandé ce que je savais de la vie d’un trappiste. Je lui ai dit que j’avais lu tous les livres de Thomas Merton, ainsi que ceux du père Raymond, un autre écrivain de Gethsemani qui comptait de nombreux lecteurs. Il m’a demandé mon opinion des deux auteurs ; j’ai dit que je pensais que tous deux étaient des romantiques, chacun d’un point de vue différent. Je lui ai confié que je préférais de loin le style de Merton à celui de Raymond. Il a simplement répondu qu’il fallait toujours faire preuve de prudence dans ses lectures et dans leur interprétation. Sur ce, l’entretien s’était terminé.
C’est seulement le lendemain matin que j’ai découvert que le moine avec qui j’avais parlé, mon maître des novices, était Thomas Merton ».

Conclusion de la première partie

Son état de maître des novices clôt cette première partie. La formation des moines de l’abbaye de Gethsemani et plus généralement chez les trappistes de l’ordre cistercien de la Stricte Observance de la Melleray en France a pour fin de restaurer le caractère du postulant. La prière incessante, la solitude, la chasteté, le travail manuel sont les vecteurs essentiels du renouveau de l’être. L’enseignement et l’expérience d’un maître des novices sont obligatoires pour soutenir dans la constance les épreuves spirituelles du futur moine. Les personnes en formation étudient à plusieurs niveaux : humain, doctrinal et spirituel. Un programme de formation, le Ratio Institutionis, est établi. Quant au maître des novices, il est choisi en fonction de son aptitude à discerner le caractère bénéfique des jeunes vocations pour la vie monastique. Il aide les débutants à s’intégrer dans le monastère. Il les initie à la prière, à la lectio divina et au travail manuel. Les novices vivent à part dans le monastère. Ils ont des locaux particuliers. Le noviciat dure deux ans. Entre l’abbé et le maître des novices, il doit exister une unité d’esprit quant à l’orientation de ces derniers.

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Table des matières

Introduction 
Un religieux entre deux rives : la France et les États-Unis
Une biographie orientée vers la France
Naissance et particularités de son évolution spirituelle (1915-1938)
Les années d’études (1933-1938)
L’enracinement catholique et monastique (1938 – 1968)
Un réseau catholique
I – LES ANNEES DE FORMATION 
Introduction de la première partie
1. Une influence des philosophes néo-thomistes
Une philosophie néo-thomiste
Les thomistes
Merton et Maritain à travers un article de Dom Jean Leclercq : The coïncidence of opposites dans la revue Cistercian Studies Quaterly
2. Les débuts de la vie monastique, la voie cistercienne de la Stricte Observance
Merton et Saint Bernard de Clairvaux
Merton et l’histoire de l’Ordre
L’abbaye Notre-Dame de Melleray : la maison-mère
3. Une charge importante : Maître des scolastiques, Maître des novices
Maître des scolastiques (1951 – 1955)
Maître des novices (1955 – 1956)
Conclusion de la première partie
II. IMMATURITÉ SPIRITUELLE ? 
Introduction de la deuxième partie
1. Ecriture voulue ou infligée ?
Le charisme de l’écriture
La censure
Difficultés avec la hiérarchie religieuse (1)
Difficultés avec la hiérarchie religieuse (2)
2. Voie monastique et solitude
3. Du cénobitisme à l’érémitisme (1965 – 1968)
4. A nouveau Jacques Maritain
Conclusion de la deuxième partie
III. LES DERNIERES ANNEES
Introduction de la troisième partie
1. Thomas Merton et le cercle français des amis de Gandhi
2. Thomas Merton et la revue Frères du monde
3. Autres expériences monastiques
4. 68, fin ou début ?
Conclusion de la troisième partie
CONCLUSION GENERALE 
SOURCES 
BIBLIOGRAPHIE 
ANNEXES
INDEX DES PRINCIPAUX CORRESPONDANTS

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