Histoire urbaine de Buenos Aires , naissance des premières inégalités 

Entrée en matière, contexte général

En moins d’un siècle, nous sommes passés d’une population majoritairement rurale à une population majoritairement urbaine à plus de 70% et dont un quart vivrait aujourd’hui dans un bidonville ou toute autre forme d’habitat précaire (chiffres sans doute sous-évalués tant il est difficile de recenser cette population).
Comme nous l’avons évoqué en introduction, ce phénomène s’explique en partie par l’exode massif des ruraux qui partent à la recherche de conditions de vie plus favorables en terme d’hygiène, de sécurité, de travail et de logement. Mais en réalité, les villes sont loin de pouvoir offrir des opportunités équivalentes à tous, et la majorité des populations urbaines se retrouve soumise à des contraintes économiques, culturelles et sociales désastreuses.
Dans de nombreuses villes, les fractures sociale et spatiale entre riches et pauvres constituent un des facteurs principaux d’instabilité économique, non seulement pour les populations déshéritées mais aussi pour le reste de la société. Ainsi, dans les pays en développement, la croissance urbaine a longtemps été caractérisée par le caractère informel et illégal des établissements humains, par une croissance de la pauvreté, menant alors à l’expansion des bidonvilles. (cf figure ci-dessous).
Effectivement, les inégalités sont une caractéristique inhérente à la ville depuis la création des premiers États.
L’objectif ici n’est pas de retracer l’histoire des villes depuis leur première apparition mais simplement de comprendre d’où sont nées ces premières inégalités qu’il semble aujourd’hui impossible d’enrayer. On peut prendre comme point de départ la sédentarisation des premières sociétés agricoles en Mésopotamie et avec elles, les premières formes d’urbanisation. Cette sédentarisation, si elle marque d’abord le signe d’un progrès technique et matériel, marque également la domination de certains individus sur d’autres et le contrôle de ces nouvelles techniques, mais aussi du territoire et d’une idéologie, par une classe sociale dominante. Et, puisque dès sa création la cité devient le lieu de la concentration des richesses, il paraît naturel que le pouvoir se consolide lui aussi en ville.
C’est ainsi qu’on voit petit à petit se fonder les premiers rapports d’inégalités nés de l’aliénation et de l’affaiblissement d’une certaine classe sociale par un pouvoir supérieur.
La ville concentre alors les deux extrêmes de l’échelle des richesses et donne à voir les écarts qui existent entre ceux-ci ainsi que la tendance du système dominant. Néanmoins, c’est également ainsi que la ville est devenue le lieu de la révolte sociale, rendue possible par la concentration de personnes, pauvres ou non, et d’idées. Berceau de l’inégalité, elle permet également son renversement.
Cependant, au le XVIIème siècle, l’avènement progressif du capitalisme marque un tournant dans l’évolution du rapport des inégalités à la ville. C’est la naissance des villes modernes planifiées (en opposition à la ville médiévale d’organisation plus spontanée) et de plans de plus en plus quadrillés, rationnels. Effectivement, cette planification en grille permet de faciliter les échanges commerçants ainsi que la conception et la construction de la ville. Pour Walter Benjamin, cette victoire de la ligne droite marque avant tout le triomphe de l’idéologie bourgeoise qui construit une ville à son image, à sa gloire et qui enterre définitivement une ville qui avait été constituée sans plan global par ses habitants. La ville devient un terrain de prédilection pour la spéculation foncière qui renforce et justifie l’accroissement des inégalités.
Comme le rappelle Lewis Mumford, les inégalités naissantes sont en vérité des conséquences avantageuses pour les plus favorisés du capitalisme qui chercheront ensuite à les exploiter pour maximiser les profits.
C’est aussi à ce moment là qu’apparaissent les premiers taudis (ancêtres des bidonvilles), conséquences logiques des arrivées de populations en masse et exploitables par les plus riches propriétaires et patrons. Puis, c’est avec l’accélération de la révolution industrielle aux XVIIIème et XIXème siècle qui provoque l’exode des populations rurales vers les villes que l’on voit naitre les premières formes de prolétariat urbain, monde dans lequel les logements ouvriers deviennent de plus en plus exigus, où le manque d’air et de lumière oblige ses habitants à vivre dans des conditions insalubres.
C’est dans ce contexte d’extrême paupérisation du monde contemporain qu’apparaissent, au début du XXème siècle, les premiers bidonvilles. La prolifération de cette forme urbaine que l’on a cru pendant un temps pouvoir éradiquer s’est encore accélérée avec l’avènement du système néolibéral dans les années 1970-1980 et atteint aujourd’hui des chiffres records.

Le bidonville : espace maudit du monde urbain

Si les bidonvilles existent, c’est avant tout parce qu’ils fournissent des logements bon marché et demandent peu d’investissements publics. Effectivement, puisqu’ils reposent en grande majorité sur une occupation des sols illégale, les municipalités ne sont pas dans l’obligation directe de mettre à la disposition de ces quartiers informels les infrastructures et services publics dont peut profiter le reste de la ville.
D’ailleurs, très souvent, ces lieux n’apparaissent pas sur les cartes des métropoles. Pour le sociologue Adelmalek Sayad1, le bidonville est « une ville qui n’existe pas ». Volontairement ou par omission, les gouvernements cherchent bien souvent à dissimuler ces populations aux statuts incertains et aux conditions de vie inacceptables, reflet d’un dysfonctionnement d’un système économique et social obsolète.
Dès son origine, le bidonville est donc inéluctablement placé en marge de la ville au sens légal du terme. En effet l’installation sur les terrains, qu’elle s’opère progressivement ou subitement, par affinité, de jour ou de nuit, est illégale.
Cette clandestinité nait tout d’abord de la nature même de ces territoires que les bidonvillois s’approprient. En effet, il s’agit en grande majorité de terrains classés « inconstructibles » ou « inutilisables » de part leur caractère dangereux. Soumis à des risques d’inondation élevés, à des glissements de terrains ou encore hautement pollués, ce sont des bouts de territoire qui n’intéressent ni l’Etat ni les investisseurs privés et qui sont donc laissés à l’abandon. Cependant, officiellement, ces sols appartiennent bien à quelqu’un : à l’Etat ou au secteur privé, l’installation des bidonvilles en ces lieux constitue donc une atteinte au droit de propriété de ses propriétaires puisqu’ils restent malgré tout possiblement sujet à la spéculation immobilière.
Habiter un bidonville revient donc à habiter dans un entredeux, à s’approprier un résidu de territoire en étant sous la menace permanente de l’expulsion. Ces habitants ne possèdent pas officiellement d’adresse et ne sont donc pas publiquement reconnus aux yeux de tous. Illégaux, ils ne peuvent pas exister au regard de la loi au même titre que les autres citadins. D’ailleurs, le vocabulaire employé par les autorités pour qualifier ces zones d’habitat informel reflète parfaitement le caractère temporaire et indésirable qui est imposé à leur existence. On entend alors parler de «camps» ou de «campements illicites», termes qui mettent en exergue la dimension non pérenne qu’on leur assigne d’office.
Dans son ouvrage « Roms et riverains, une politique municipale de la race », Eric Fassin parle de technique d’ « auto-expulsion». Celle-ci consiste à rendre la vie d’une population migrante la plus difficile possible afin qu’elle parte d’elle-même.
Mise en place en 1994 par les conservateurs américains pour combattre l’installation de migrants latino-américains sur le territoire, cette mesure proposait de fermer l’accès aux hôpitaux et aux écoles publiques aux immigrés en situation irrégulière. Il s’agit bien ici d’une attitude répressive déployée face à la pauvreté, d’un refus inconditionnel de voir s’installer des quartiers d’habitat informel dans une urbanité existante réglée sur un modèle unique.
Les bidonvilles sont donc l’expression urbanistique visible de la pauvreté et de l’inégalité sociale. Cette forme d’urbanité constitue une faille dans la représentation dominante du monde, elle représente la part maudite de l’urbain, celle de l’échec de la ville capitaliste néolibérale à accueillir, à subvenir aux besoins et à respecter un des droits fondamentaux de tous, le droit au respect de la dignité humaine. Ainsi, on choisit ou non de le montrer, d’en parler, de le faire entrer dans le règne du visible : il n’a pas de nature propre, autonome, car ses habitants n’ont toujours pas la possibilité de faire entendre leur voix.

Le bidonville dans les années 1950 – 1970 : symbole de révolution contre inaliénation de la culture et de l’architecture comme produits du monde moderne capitaliste

La naissance des premières pratiques anti-autoritaires

Comme nous avons pu le constater, il existe donc une relation profonde entre la ville et les inégalités sociales. Pour les fustigateurs de l’architecture moderne, la ville produite par le système capitaliste est une ville pensée sur le mode du réseau, des flux et de la dématérialisation qui déshumanise ses habitants.
C’est dans ce contexte que, dès le début du XXème siècle, le bidonville apparaît comme l’expression urbaine de la paupérisation d’une société soumise à des contraintes techniques, industrielles et économiques de plus en plus fortes.
Quelle place est laissée à l’humain ? Aux libertés individuelles et à la spontanéité ? Comment se défaire d’un système destructeur pour ces individus ?
C’est de ces questionnements et de la remise en cause de l’ordre établi que naissent, au milieu du XXème siècle, les premières pensées et pratiques anti-autoritaires qui voient dans le bidonville une alternative à la ville capitaliste aliénante. Et si cet habitat informel n’était plus seulement la conséquence désastreuse des inégalités sociales de la ville mais au contraire, l’embryon d’une ville nouvelle ?
Les architectes et sociologues de cette nouvelle pensée critique veulent imaginer la ville du futur, plus juste et plus libre. Ils se placent en opposition à l’architecture moderne comme modèle universel et écho d’une organisation capitaliste dominante. Ils refusent la ville produite en série par un urbanisme autoritaire et pensée pour des populations modestes au quotidien dicté par le système. Ils se révoltent contre ces métropoles qui amenuisent et qui contrôlent l’expérience personnelle et la liberté de chacun. Ces villes qu’ils réprouvent, ce sont celles pensées sur des logiques de standardisation, de simplification et de planification rationalistes.
Nous tenterons ici de montrer en quoi les pratiques de l’architecture critique du XXème siècle constituent une réponse originale, notamment par la mise en place d’un processus qui, contrairement à la majorité des courants critiques observés jusqu’alors, prend comme point de départ la pratique, individuelle ou collective, et non plus la théorie de celle-ci. C’est d’ailleurs cette nouvelle méthode qui justifie que les premières théorisations sur l’urbanisme critique où les principes de réappropriation n’apparaissent que plus tardivement à la fin des années 1960.

Se réapproprier l’habitat

C’est dans la période d’après-guerre avec l’apparition des premiers « grands ensembles » que vont se dessiner les prémisses de cette vague d’insatisfaction vis-à-vis d’un mode d’habiter unique pour la majorité de la population modeste. En effet, la production de ces « machines à habiter » constitue, pour la majorité d’entre elles, une application peu inspirée des principes énoncés par Le Corbusier dans la Charte d’Athènes de 19412. Renforcement du zonage urbain (séparation des espaces d’habitation et de travail, des voies de circulation entre elles), définition des besoins en espace, lumière et air, recours aux matériaux et aux modes de constructions industriels. Tous ces paramètres, calculés et optimisés pour être ensuite appliqués à un modèle unique et invariable, amènent à considérer l’être humain comme une machine, un automate et donc à renier le caractère unique des modes d’habiter de chacun. Effectivement, si au départ on retrouve dans la Charte d’Athènes une certaine dimension utopiste, ou du moins sociale, les grands ensembles eux l’évincent complètement au profit d’une architecture ayant pour objectif principal le rendement.
Cependant, si les premières insatisfactions se font ressentir dès le début du siècle, on peine à proposer de réelles solutions aux problèmes posés par ces architectures dysfonctionnelles.
La Team X, chargée dès 1953 de préparer le prochain CIAM de 1956, est composée de jeunes architectes déjà sceptiques quant à l’attitude à adopter en cette période d’après-guerre.
Ils effectuent alors des recherches dans des lieux d’habitat collectif (cité-jardin et bidonvilles) dans l’espoir de trouver des solutions capables d’encourager les résidents à créer des relations humaines au sein des grands ensembles, conscients que les habitants ont également des besoins sociaux et culturels spécifiques. Au fil de ces réunions se dessine alors la volonté d’une architecture plus humaine mais qui finalement restera au stade de l’étude et ne constituera pas une prise de position ensuite affirmée sur le terrain.
Dès 1958 donc, est amorcée cette idée que l’avenir de la ville doit passer par un renouveau des méthodes à la fois de construire mais aussi de penser.
Pour Hundertwasser, cette révolution passe par le principe d’autoconstruction, par l’adaptation et l’amélioration d’un modèle qui existe déjà dans les quartiers d’habitat informel.
Modèle qui, contrairement à celui de l’architecture moderne, permet à l’homme de s’épanouir moralement. Cette liberté d’expression individuelle, dont les êtres humains sont privés une fois enfermés dans l’architecture des grands ensembles, permet à l’homme de développer sa vraie nature, celle de l’être humain bâtisseur capable de construire sa maison grâce à sa créativité et à des choix qui lui sont propres.
Il oppose alors, au-delà de l’architecture, deux conditions humaines bien distinctes. La première, celle de l’homme aliéné produit de l’architecture moderne et la seconde, celle de l’homme du bidonville, pleinement maître de son existence capable de construire un monde unique, en constante évolution. Pour Hundertwasser, l’architecture des grands ensembles constitue un « acte criminel » qui prive l’être humain de son autonomie tandis qu’il pose l’architecture spontanée des quartiers d’habitat informel comme une condition indispensable de l’existence qui nous permettrait de nous rapprocher de la « vraie vie ».
Bien que ce manifeste, par son ton radical, visait très certainement plus à faire réagir qu’à vraiment initier un mouvement urbain et architectural, il marque le point de départ de cette nouvelle pensée anti-autoritaire qui sera ensuite revendiquée et développée dans la décennie qui suit par de nombreux architectes, sociologues et autres théoriciens.
D’ailleurs, dans les années qui suivront, on assistera au-delà de la simple remise en question de l’architecture moderne, à la remise en cause de la fonction architecturale toute entière.
C’est dans la continuité de cette critique que sera présentée, en 1964 au MoMA, l’exposition Architecture Without Architects de Bernard Rudosky .
Il y présente des exemples d’architectures vernaculaires issues du monde entier censées représenter le génie commun, l’inventivité d’autodidactes et de bâtisseurs non-architectes capables de trouver des solutions là où l’architecture moderne a échoué. (cf figures ci-dessus et ci-contre).
Il oppose les manières de faire des intellectuels et spécialistes qu’il place en-dehors du processus de construction et donc incapables de comprendre et de répondre complétement aux attentes de ceux qui l’habitent, à celles intrinsèques, plus spontanées, nées de savoir-faire communs et prenant en compte les expériences de toute une communauté . Il met en exergue la beauté des créations qui ne sont pas le fruit d’architectes savants, l’ingéniosité des constructions faites de matériaux de récupération et nous invite à nous réapproprier notre espace habité.
Nous pouvons donc avancer qu’il existe, dans ces manières de faire et de penser la ville, des principes et potentialités dignes d’être reconnus. En effet, ces créations spontanées, représentations urbaines d’une liberté individuelle reconquise, nous permettent de nous questionner sur les modes de fabrication de la ville contemporaine.
Il faut cependant prendre conscience du paradoxe qui domine cette relation conflictuelle entre la ville et le bidonville.
Effectivement, à la fois hors du capitalisme, de ses modes de construction et de sociabilité, de ses matériaux et de sa ville, il ne peut se concevoir qu’en son sein. Ses habitants, déplacés, exploités, aliénés, sont eux-mêmes des produits de la modernité industrielle. Les baraques construites avec des matériaux de récupération (morceaux de bois, de tôles, plastiques et tissus) ne sont imaginables que dans une société qui produit ces matières premières en masse.

« Bricolage » et « Braconnage culturel », subversion et/ou réappropriation d’une culture dominante

Souvent dissimulé et réprimé, le bidonville est pourtant intimement lié à cette ville qui le rejette. La question qui se pose alors, en ayant conscience de ce paradoxe, serait de savoir comment le bidonville parvient à se réapproprier cette culture dominante. Quelles manières de faire ses habitants inventent-ils pour mettre à profit les produits de celle-ci ?
Le « bricolage », terme introduit en 1962 par Claude Lévi- Strauss dans son oeuvre intitulée La pensée sauvage 10, est un art de faire, d’inventer, de créer.
Pour l’auteur, le bricolage caractérise une manière de faire qui associe des éléments hétéroclites collectés afin de créer un ensemble nouveau, souvent par des moyens détournés.
On comprend alors clairement le lien avec les baraques des bidonvilles, construites à partir de matériaux récoltés à travers la ville ensuite réassemblés par des habitants qui ne sont ni spécialistes de la construction ni architectes.
En détournant ainsi les conditions défavorables qui leur sont imposées, les bidonvillois parviennent à donner un usage, un sens à tout ce que la ville pensait perdu et à affirmer leur légitimité non seulement à bâtir mais aussi à exister aux yeux du reste de la société.
Mais, bien que le bidonville soit, dans une certaine mesure, inclus dans cette démarche urbaine globale, il existe entre lui et le reste du monde une différence fondamentale de démarche de production et de manière de construire. En effet, le système de production capitaliste repose sur une compartimentation des savoirs et des tâches très spécifique où chacun répond à un domaine de connaissance précis. Au contraire, au sein du bidonville, tous les savoirs sont mis en commun, la pensée est collective et il n’existe pas de division des taches aussi nette. Les savoir-faire sont donc diversifiés, les connaissances circulent et c’est une ville pensée par ses habitants qui prend forme.
Donc, et pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss, si le système capitaliste repose sur une démarche constructive rationnelle, le bidonville lui, met en exergue des modes de fabriquer « accidentels », spontanés.
Et c’est en ce sens qu’une fois dépassé le premier niveau de lecture, on comprend que le bricolage, au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss, caractérise également une certaine façon de penser, de voir le monde et de l’organiser selon les mêmes caractéristiques. Il va notamment souligner la puissance mythopoïétique  (c’est à dire la capacité à créer du mythe) de ce nouveau mode de penser. Il la définit comme suit :
Ce qui nous intéresse ici, c’est cette notion de renouvellement perpétuel qui caractérise une manière de faire et de penser le monde différemment, conséquence directe de la précarité des espaces dans lesquels elle prend forme.
Effectivement, on peut dire du bidonville qu’il se caractérise entre autre par l’inachèvement éternel de ses installations.
Toujours soumis aux nouvelles conditions de rentrées d’argent ou de trouvailles de nouveaux matériaux de construction, les maisons ne cessent jamais d’évoluer. Le bidonville est donc un espace en mouvement, toujours en éveil par rapport à son environnement. L’habitant du bidonville, le « bricoleur » donc, porte en lui cette dimension sensible, mythopoïétique, puisqu’il fait lui-même partie de l’environnement qu’il crée.
Il propose un monde dans lequel les formes et les espaces sont produits par des éléments sensibles déjà donnés qu’il va ensuite réassembler pour leur donner un sens nouveau.
On rejoindra ici la théorie de Michel de Cerceau qui parle de braconnage culturel 14 qu’il définit comme la « métaphorisation de l’ordre dominant ». Résignation passive ou résistance par la subversion des outils idéologiques et matériels que produit la culture dominante, cette réappropriation donne naissance à un nouveau langage, ou du moins à la réinvention de nouvelles pratiques sociales et urbaines.

De l’utopie à l’élaboration d’une ville nouvelle, « L’architecture de survie » de Yona Friedman

Ancien membre de la Team X, l’architecte Yona Friedman présente en 1978 son ouvrage « L’ Architecture de survie, philosophie de la pauvreté ». Il imagine un monde, dans un futur proche, où l’humanité est menacée par une pénurie et une misère imminente. Il propose alors la réorganisation du monde et des villes. Les communautés urbaines doivent se concentrer autour de principes d’autosuffisance, pratiquer l’autogestion politique et économique et s’organiser en bidonville. C’est pour lui la seule solution envisageable pour redonner à chacun le pouvoir de construire sa propre maison, d’envisager des formes viables d’urbanité et d’habitat, mais aussi de proposer un nouveau monde organisé selon des forces de décisions aussi bien individuelles que collectives.
Il renie la domination d’un pouvoir vertical sur une société toute entière qui engendre des formes urbaines et sociales dématérialisées, vides de sens et d’humanité.
La conception de l’habiter ne doit plus être la seule affaire de spécialistes oeuvrant pour le seul profit, mais bien celle de ceux qui l’habitent et y vivent.
Face à la pénurie imminente de ressources naturelles directement liée à l’accroissement perpétuel des inégalités, Yona Friedman suggère que nous nous dirigeons inévitablement vers un « monde pauvre » .
Mais pour lui, il ne s’agit pas là d’une fatalité. Non, « la pénurie est la mère de l’innovation sociale et technique » et la nouvelle ère dans laquelle nous nous préparons à entrer sera donc l’occasion d’adapter nos modes de vie aux conditions qui nous entourent, et non pas d’adapter notre environnement à nos modes de production et de consommation nocifs pour ce monde. Ainsi, il pose le processus d’autoconstruction présent dans les bidonvilles comme un critère essentiel à l’autogestion des populations organisées dans un objectif de justice sociale.
Les bidonvilles sont les « ateliers de l’avenir » dont nous devons nous inspirer, nous habitants, pour reprendre le contrôle de notre existence.
Ces réflexions et propositions émanent évidemment du domaine de l’utopie, puisque bien qu’on puisse reconnaître aux bidonvilles leur qualité à s’autogérer et certaines logiques de solidarité, ces organisations urbaines s’accompagnent également d’aspects beaucoup moins attrayants à l’instar du manque considérable d’hygiène et de l’insécurité qui y règne. Cependant, ces propositions amorcent des réflexions et inquiétudes tout à fait contemporaines. Ainsi, il s’agit plutôt d’une remise en cause de l’architecture et de la pensée occidentale, qu’il oppose directement à l’architecture de survie qu’il propose et qui, elle, recherche l’épanouissement de ceux qui y habitent et non pas seulement de l’élite qui la produit.

Le tournant des années 1980 : intégrer pour mieux régner ?

Exacerbation des logiques exclu-antes de la ville

Les années 80 marquent un tournant essentiel dans l’histoire de l’évolution des bidonvilles. Pour Mike Davis, c’est au cours de cette décennie qu’ils sont devenus « l’avenir inéluctable non seulement des migrants ruraux pauvres, mais aussi de millions d’urbains traditionnels déplacés ou plongés dans la misère par la violence des ajustements. »
Effectivement, on distingue deux grandes périodes du « phénomène bidonville ». La première, celle des quartiers de populations aux revenus très bas, issue des différentes vagues de migrations de ruraux arrivés en ville dans l’espoir d’y trouver des conditions de vie meilleures. Cette « ancienne » exclusion, fondée en grande partie sur l’illettrisme des populations, s’établit selon des processus d’invasion des sols qui, dans de nombreux cas, servira à justifier les violentes politiques d’éradication mises en place pendant cette première période.
Au début des années 1980, on note l’apparition de nouvelles formes d’exclusion qui concernent cette fois-ci non seulement les strates les plus pauvres de la société, mais aussi des populations issues de classes plus « éduquées », aux revenus plus élevés mais qui connaissent une insertion problématique sur le marché du travail.
La fin des années 1970 et le début des années 80 marquent notamment le passage à une économie néolibérale. On démantèle peu à peu les acquis sociaux, la sécurité de l’emploi et on limite au maximum le rôle de l’Etat-providence au profit du secteur privé, désormais garant de l’économie mondiale et de la vie sociale.
Le phénomène grandissant de la mondialisation ainsi que la promotion de l’économie néolibérale exacerbe les inégalités déjà existantes entre très riches et très pauvres à tel point qu’une grande partie de la classe moyenne se retrouve elle aussi, à la fin des années 80, à vivre sous le seuil de pauvreté. Contraintes de quitter leurs appartements de ville pour aller s’installer en périphérie, les populations victimes de la mondialisation partent à la recherche de solutions de logement bon marché, aggravant le phénomène d’exclusion socio-spatiale déjà problématique dans les métropoles des années 80.
Anciennement occupés sous l’impulsion de phénomènes d’invasion spontanée, les territoires où s’ancrent les bidonvilles font désormais eux aussi partie du marché immobilier, soumis à la spéculation foncière. Les terrains sont appropriés plus ou moins légalement par des investisseurs qui les soumettent ensuite à la location, après avoir réalisé quelques travaux sommaires d’aménagement ou même laissés en l’état.
Il faut aussi noter qu’à cette époque, la Banque Mondiale et le FMI (Fonds Monétaire International) ont tenu un rôle prépondérant dans l’accélération de ces logiques excluantes.
À cette période, la Banque Mondiale qui jusqu’ici soutenait que les effets négatifs de la privatisation des marchés sur les classes sociales défavorisées n’étaient que transitoires, constate l’échec de ses expériences dans le domaine du logement des pauvres qui affluent en masse dans les villes. Elle continue malgré tout à prôner la dérégularisation et la privatisation des programmes sociaux comme solution aux problèmes de développement des villes.
Les méthodes de planification traditionnelles ne sont plus adaptées aux nouveaux phénomènes de mutations des villes tels que l’exode rural massif, l’explosion de la croissance démographique ou l’apparition de nouveaux réseaux de production et d’économie informelles.
À la fin des années 1980, le bidonville semble enfin être accepté comme une composante de la ville formelle. Donc inclus dans les logiques du système capitaliste, les bidonvillois ne sont plus considérés comme inadaptés à cette économie mais au contraire envisagés comme de la main d’oeuvre bon marché dans les logiques de rentabilisation des systèmes de production et de consommation dominants.

Prise de conscience et premières tentatives d’intégration

Jusque-là, cette forme d’urbanité alternative que représente le bidonville était donc plutôt considérée comme une trame à partir de laquelle se sont développés des projets sociaux et architecturaux utopiques. Le bidonville comme symbole dont se sont emparés les sociologues, architectes et artistes pour critiquer les logiques de production de la ville moderne post-industrielle.
Les années 1980 marquent un changement d’orientation de la part des politiques publiques. En effet, malgré les multiples programmes mis en oeuvre dans la première partie du XXème siècle pour tenter d’éradiquer le chaos urbain que représentait le bidonville, ce phénomène d’établissement spontané de population ne décroit pas.
Mais alors, comment régler le problème des bidonvilles ? Si les efforts des politiques, publiques ou privées, se sont révélés inefficaces, c’est peut-être la question elle-même qui n’est pas adaptée. Peut-être que les bidonvilles ne sont pas le problème mais la conséquence d’un problème plus vaste : celui d’un système injuste qui produit et rejette automatiquement des classes de la société toute entière ?

La question de l’engagement moral de l’architecture

Valeur éthique ou nouvelle tentative d’asservissement ?

L’autoconstruction comme processus libérateur de construction nait de la misère avant d’être un réel désir d’expression d’une créativité personnelle ou collective. Au delà des visions romantiques et utopiques, il s’agit avant tout de « communauté de pauvres »4 où vivent des travailleurs surexploités, où les conditions sanitaires et sécuritaires sont désastreuses. Dans ce sens, il ne peut y être seulement question de choix et de liberté.
Et c’est peut-être là que se trouve la limite de l’engagement architectural. Affirmer que le bonheur n’est pas envisageable dans des cités de béton mais seulement accessible par des procédés d’autoconstruction, de modulation infinie, où la pauvreté choisie, est tout aussi problématique que les théories adverses qui prônent des modèles de vie et d’urbanité standardisés contre l’insalubrité et la pauvreté.
Néanmoins, et bien que les propositions avant-gardistes puissent susciter un certain malaise politique, à partir de la fin des années 80 apparaissent des courants architecturaux qui mettent en oeuvre, selon des principes éthiques, les procédés de l’autoconstruction prônés par les pensées radicales des années 60-70. Il ne s’agit plus cependant de prôner une totale liberté créative mais le recours encadré par la loi à des processus de consultation démocratiques et participatifs incluant, toujours dans une moindre mesure, les habitants aux démarches de création et de réalisation.
À la Biennale d’Architecture de Venise de 2000, le mot d’ordre du pavillon français est « [m]oins d’esthétique, plus d’éthique ». On y débat de la nécessité de l’engagement moral de l’architecture dans un contexte de précarisation généralisée de l’habitat. Jean Nouvel, commissaire de l’exposition, déplore un certain désintérêt de l’architecture pour les questions sociales et d’exclusion depuis les années 1970. Il envisage un engagement comme un échange d’égal à égal entre pays du Nord et pays du Sud. Cette théorie provoquera de nombreuses contestations de la part de ses pairs, un tel échange étant, inévitablement, déséquilibré.
À l’aube du XXIème siècle, on remarque le développement des questionnements liés aux préoccupations environnementales, climatiques et géopolitiques dans la sphère du débat public.
L’architecture elle aussi s’en empare selon deux grands axes. Le premier nait de toutes les pensées évoquées sur les principes d’autoconstruction et la question des ressources des matériaux de construction. Le second s’appuie sur la problématique déjà existante de l’habitat précaire, présente dans les bidonvilles, qui réactive les préoccupations concernant le manque de démocratie dans les processus de fabrication de la ville. A cette même période, on assiste au développement d’une nouvelle architecture « vernaculaire ». Il s’agit d’une tendance ayant recours à des modes de construction plus respectueux des spécificités locales en terme de techniques et de ressources.
Elle s’inscrit dans la lignée de cette prise de conscience écologique collective positionnée, ici encore, en opposition à la standardisation de notre société et de nos modes de vie.
En 2012, le Pritzker Prize est décerné à l’architecte chinois Wang Shu pour son projet Ningbo Museum qui réutilise des techniques de construction traditionnelles et des matériaux locaux.6 En 2014, ce même prix est décerné à l’architecte Shigeru Ban dans le domaine de l’ « architecture d’urgence » pour avoir conçu des structures en carton et papier destinées aux victimes de catastrophes climatiques et humanitaires.
Mais cette architecture « éthique » remet-elle vraiment en cause les modes de production contemporains à l’origine de l’accroissement des inégalités ?
Effectivement, la posture de ces grands architectes reste ambigüe. Bien qu’ils participent à la diffusion de la question à un plus large public, ils prennent en charge une partie de la question de la précarisation de l’habitat mais conçoivent, simultanément, musées, hôtels et villas de luxe pour de riches commanditaires, alimentant ainsi le système qu’ils se sont appliqués à critiquer.
Plutôt que de laisser opérer les structures locales et humanitaires depuis longtemps engagées dans ces processus, ils se mettent à leur tour au service des plus pauvres pour proposer des solutions en leur nom propre. Et, bien que ces projets constituent dans un premier temps une réponse efficace, elles ne remettent pas en cause l’origine du problème, les processus de production et de fabrication dominants.
Ces actions humanitaires se posent alors, selon Henri Pierre Jeudy, comme « un spectacle permanent qui permet de se donner une bonne conscience collective face à la détresse des sociétés en crise, face à ce que les économistes appellent la pauvreté majoritaire ». Pour lui, cette moralisation permet d’évacuer la composante politique du débat, en désignant toute critique de ce processus comme immorale, innocentant par là-même tout le système capitaliste. En effet, si ce même système est à l’origine de certaines préoccupations humanitaires, il propose également des solutions et ne peut en ce sens être critiqué.
Plutôt que de chercher des alternatives à l’architecture dominante caractéristique des pensées antiautoritaires des années 1950-1970, on cherche donc aujourd’hui à moraliser l’architecture, à dépolitiser le débat pour prévenir la subversion de l’ordre dominant.
Mais la révolution doit-elle être architecturale ? Dans un phénomène qui englobe de multiples composantes, toutes très complexes, il semble impossible de réduire la question à un seul et unique champ d’action. Envisager le problème sous le seul angle architectural reviendrait à neutraliser toutes préoccupations économiques, politiques et culturelles en déplaçant le problème sur un terrain consensuel stérile.

Histoire urbaine de Buenos Aires, naissance des premières inégalités

Dichotomie centre – périphéries

Aujourd’hui encore, la génération d’espaces stratégiques se produit par un processus sélectif d’équipement du territoire à l’origine de l’accroissement des inégalités socio-territoriales. Cela se traduit par la formation de zones urbaines enclavées, de nature plus critique que celles des métropoles des pays les mieux ancrés dans l’économie mondiale.
La première différence nait de la transition qui s’est effectuée entre le passage de l’industrie de production fordiste à une fabrique plus diffuse. Normalement, cela se manifeste par la décentralisation des activités et entreprises qui partent s’installer dans des territoires périphériques de la métropole.
À Buenos Aires, le postfordisme n’a pas donné naissance à de nouvelles formes de productions industrielles mais a incité les entreprises existantes à se replier au coeur même de la ville.
Dans un second temps, les villes globales se caractérisent par la création de différents pôles destinés à gérer ces sites d’activités nouveaux ainsi que l’expansion économique de ces industries.
Ces nouveaux centres urbains, qu’ils apparaissent dans la ville ou en périphérie, s’établissent comme de nouvelles polarités et adoptent une physionomie particulièrement répandue à l’échelle mondiale : buildings pensés par des figures de l’architecture innovante et construits avec des technologies de pointe. Ils participent alors à dynamiser des zones tertiaires jusqu’alors considérées comme des zones urbaines délabrées.
Dans les métropoles les plus développées, les nouveaux domaines de commercialisation de biens et services naissent d’un processus de développement qui s’effectue généralement sur plusieurs décennies. À Buenos Aires, ce développement s’est enclenché très tardivement (autour des années 80) et se traduit par la croissance explosive de nouveaux centres de production. La localisation de ces nouveaux centres renforce des centralités déjà existantes ou, plus fréquemment, amène à la création de nouveaux centres d’intérêt dans des espaces auparavant résiduels et désormais accessibles par des systèmes de transports rapides bien ancrés à l’échelle de la métropole.

 

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Table des matières

Remerciements 
Introduction
Le bidonville en représentation
Entrée en matière, contexte général
Le bidonville, espace maudit du monde urbain
Le bidonville dans les années 1950 – 1970 : symbole de révolution contre l’aliénation de la culture et de l’architecture comme produits du monde moderne capitaliste 
Le tournant des années 1980 : intégrer pour mieux régner ?
Learning from Buenos Aires
Histoire urbaine de Buenos Aires , naissance des premières inégalités 
Villa 31 et 31bis, le bidonville le plus cher d’Argentine
D’informel à formel, ou de formel à informel ?
Asentamientos irregulares
Perspectives
Conclusion
Table des matières 
Médiagraphie 
Annexes 

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