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Une pratique en apparence absente du champ historique et pourtant au cœur de l’histoire
Les travaux de Dominique Raynaud, et de Dominique Pestre nous expliquent donc que la controverse scientifique, le débat est une pratique essentielle tant sur la forme, que sur le fond pour la science et sa construction. Parce qu’il est dans une communauté, parce qu’il interprète des faits mais aussi le travail des autres scientifiques, le scientifique débat. Cela semble s’opposer au fait que le débat est d’apparence absent du discours des historiens.
Une communauté historienne dont l’organisation provoque les controverses et les débats.
Comme nous l’avons déjà expliqué, l’absence du débat dans le discours des historiens est une absence de façade. Alors que Jean Tulard et Guy Thullier mettent même en avant la solitude de l’historien « en tête à tête avec ses matériaux, ses archives, ses fiches »19, Antoine Prost met lui en avant le fait que les historiens font partie d’une communauté scientifique organisée20. Je m’appuierai pour étayer mon propos sur ceux d’Antoine Prost [2010]. Au début de son chapitre, il décrit l’organisation de ce groupe dans lequel on entre par cooptation, qui se regroupe autour de normes communes malgré ce qu’il appelle des « clivages internes »21. On peut voir dans ces clivages internes les débats autour des points de méthodologie dont Christophe Charle nous parle et auxquels j’ai fait référence au début de mon étude. Le titre d’historien est dévolu par la communauté historienne, le doctorat tenant lieu dans la grande majorité des cas d’examen d’entrée. Pour être reconnu comme historien, la reconnaissance par les autres historiens est une nécessité. La solitude évoquée par Jean Tulard et Guy Thullier n’est donc pas permanente. En effet, pour se faire reconnaître par les autres historiens et entrer dans la communauté historienne, il faut partager ses travaux, entrer en communication avec les autres historiens qui vont juger du travail des autres historiens à partir des critères et des normes reconnus par cette communauté. Même une fois entré dans la communauté, l’historien voit son travail sans cesse scruté par les autres historiens.
Cependant comme le souligne Antoine Prost [1996], cette communauté historienne rassemblée autour de valeurs et de normes communes est aussi une communauté éclatée en trois grands pôles : L’université, l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), et un dernier pôle autour de l’Ecole Française de Rome pour l’Antiquité et le Moyen-âge, avec l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Paris. Ces trois pôles ont leurs propres réseaux, leurs moyens de communications, ils forment des petites sous-communautés à l’intérieur de la communauté historienne. Les communications et circulations entre ces trois pôles sont révélatrices d’enjeux purement pratiques mais aussi épistémologiques à l’échelle de la discipline. De manière purement pratiques, Antoine Prost [2010] détaille l’enjeu de l’accès aux médias et aux publics : donner aux historiens et à leurs travaux une plus grande visibilité mais aussi poser la question de la validation scientifique du travail par les autres historiens. En effet la validation d’un travail historique par les historiens est un processus lent tandis que la validation par le grand public d’un ouvrage est souvent immédiate, les critiques peuvent se multiplier dans les journaux, sur internet, voire à la télévision à la sortie d’un livre qu’un éditeur cherche à promouvoir. Deux logiques peuvent entrer en conflit, la logique de l’éditeur qui veut vendre le livre qu’il publie et la logique de la communauté historienne qui veut examiner les assertions présentées dans le livre, la méthode utilisée. Alain Prost souligne bien la difficulté pour la critique historienne qui arrive souvent après le battage médiatique : « Comment dire du mal …d’un livre dont tant de plumes reconnues ont déjà dit tant de bien »22. Au-delà des enjeux de sociabilités et de pouvoir, chaque pôle défend son positionnement historiographique, épistémologique, ses méthodes historiques. De par son organisation en pôles concurrents, la communauté historienne est un lieu de controverses scientifiques. Mais au-delà de ces trois pôles, la cooptation, et la régulation par les pairs sont aussi producteurs de discussions et de controverses.
Débattre en histoire, argumenter pour construire un savoir.
Nous venons de voir que l’organisation même de la communauté des historiens porte ceux-ci aux discussions, et aux controverses. Mais au-delà de l’organisation c’est aussi la science historique et la manière dont les historiens font de l’histoire qui sont porteuses de débats scientifiques.
Nous avons vu à quel point le débat scientifique est un élément essentiel et constitutif des sciences en général, nous allons maintenant nous intéresser plus particulièrement à l’histoire et à sa construction.
L’interprétation des faits historiques, une source de débats pour les historiens.
L’école méthodique conduite par Langlois et Seignebos établit une dichotomie entre l’établissement des faits puis leurs interprétations. Pour eux, faire de l’histoire c’est d’abord établir des faits puis les interpréter. Cette dichotomie établie à la fin du XIXe siècle, est encore présente aujourd’hui. Alors que les faits sont censés être « l’élément dur qui résiste à la contradiction »23 et relever d’une vérité objective (ce qui d’ailleurs demanderait à être discuté). Si nous conservons cette hypothèse qui mériterait, je le redis, d’être discuté, les faits sont interprétés par les historiens. On retrouve ce dont nous avions parlé page 9, comme les autres chercheurs, les historiens interprètent des faits. Pour un même fait de multiples interprétations peuvent être proposées. Mais au-delà de l’interprétation des faits, les débats portent aussi et parfois en parallèle de l’interprétation des faits sur les méthodes et les sources utilisées.
L’historiographie est pleine d’exemples de ces débats où chaque camp déroule ses arguments et critique ceux du camp d’en face. On peut citer en vrac, la révolution française, l’an mil, le débat au sein de l’histoire du nazisme entre les fonctionnalistes et les intentionnalistes etc… Dans l’article sur la mise en place en classe d’histoire d’un débat sur la Grande Guerre, Le Marec et Véziez [2006]24 soulignent aussi le fait que le débat est une « pratique essentielle »25 pour la communauté historienne notamment parce qu’elle permet à la science historique d’avancer : ces débats « ont pu susciter des avancées scientifiques et des clarifications épistémologiques ».26. Les conclusions émises par Dominique Pestre sur la manière dont les débats scientifiques participent à la mise en place d’un savoir scientifique, peuvent être appliquées à l’histoire. Il nous faut maintenant expliquer, le lieu, et les conditions des débats historiques.
Débattre à l’école, quelles modalités ? Quelles finalités ?
Après avoir posé une définition pour le terme « débat scientifique », et montré comment il participe à la construction du savoir scientifique, nous avons pu observer selon quelles modalités la communauté historienne utilise le débat. Dans un second temps, nous allons maintenant nous intéresser plus particulièrement à l’usage du débat en classe. En effet, l’école s’est déjà emparée de cette pratique, mais sous des modalités multiples et à des fins différentes.
Débattre à l’école : plusieurs usages pour plusieurs buts.
Les élèves débattent en classe d’abord parce qu’il s’agit d’une pratique rendue obligatoire par les programmes.
Une pratique inscrite dans les programmes scolaires et le socle commun.
On peut tout d’abord commencer par souligner le fait que la pratique du débat est obligatoire dans les programmes scolaires du primaire et dans certains programmes scolaires du secondaire. On ne s’intéressera ici qu’aux passages des programmes et du socle commun où le terme débat est utilisé. Nous avons parfaitement conscience que d’autres items peuvent être reliés à la pratique du débat, mais dans leur cas, le débat ne représente qu’une pratique parmi d’autres qui peut être utilisée pour développer ces items.
C’est d’abord le socle commun qui oblige à cette pratique du débat en classe. Le premier pilier du socle : « la maîtrise de la langue française »36, précise que les élèves doivent être capables de « prendre part à un dialogue, un débat : prendre en compte les propos d’autrui, faire valoir son propre point de vue ». L’école doit donc mettre en place un apprentissage de cette compétence du débat. Nous rappelons que la maîtrise de ce premier pilier ne concerne pas uniquement la discipline scolaire Français/Lettres. Cette maîtrise de la langue française se construit dans toutes les matières scolaires et elles sont donc toutes concernées par l’apprentissage du débat.
En histoire-géographie-Education-civique (collège)/ECJS (lycée) : l’introduction aux programmes du collège stipule qu’en éducation civique les élèves doivent être « initiés […] à l’argumentation écrite et orale pour préparer au débat »37. Le but de cette initiation est de préparer les élèves à devenir de futurs citoyens autonomes. Quant aux programmes du lycée, ils expliquent qu’en classe d’ECJS, « le débat argumenté est à privilégier »38. Ce débat doit être préparé pour être pédagogiquement efficace. Il doit aussi être mis en parallèle avec les principes démocratiques mais aussi le « principe du contradictoire dans la justice »39. Le but est là aussi de préparer les élèves à leur future vie de citoyen-ne informé-e participant à la vie démocratique de leur pays.
Si la pratique du débat est rendue obligatoire en classe, il ne s’agit pas ici du débat scientifique. En effet, le débat obligatoire en éducation-civique et en ECJS a pour but de préparer les élèves à la citoyenneté. Il ne s’agit pas de construire des savoirs scientifiques, et d’émettre des hypothèses sur un savoir.
Au-delà de cette obligation, le débat peut être une forme d’activité choisie par des enseignants pour développer des compétences, des capacités et/ou des savoirs.
Par exemple le débat peut être utilisé en classe de langues étrangères, le deuxième pilier du socle commun « la pratique d’une langue vivante étrangère » précise en effet que les élèves doivent être capables « d’exprimer simplement une idée, une opinion »40, mais aussi de « comprendre un bref propos oral ». Deuxième et dernier exemple, le pilier 3 « Principaux éléments de mathématique et la culture scientifique et technologique » explique que par la pratique des sciences expérimentales l’élève doit apprendre à développer une « démarche scientifique »41, c’est-à-dire « savoir observer, questionner, formuler des hypothèses, et les valider, argumenter ». On pourrait ainsi imaginer qu’une activité de débat en science amènerait les élèves à développer leur pratique de l’argumentation. Nous avons vu dans la première partie dans notre travail que le débat est une pratique essentielle pour l’activité scientifique, notamment pour la construction de savoirs. On peut donc se demander pourquoi cette pratique fondamentale pour la démarche scientifique est évacuée des pratiques scolaires dont le but est de développer des compétences scientifiques ?
Manipuler le savoir historique grâce au débat : un exemple de séance.
Au terme de cette recherche sur l’introduction du débat scientifique en classe d’histoire, ma représentation du débat a été profondément chamboulée. Je ne me représente plus un débat scientifique comme un échange d’arguments et d’idées, mais plutôt comme un moyen pour explorer une situation historique. Alors qu’auparavant, je pensais que le débat en classe d’histoire portait surtout sur les différentes interprétations mises en place par les historiens, il m’apparait désormais qu’il faut au contraire laisser les élèves construire leurs propres interprétations pour qu’ils les confrontent aux données. Afin de recueillir des données sur la mise en place d’un débat en classe d’histoire-géographie au collège et de les analyser, j’ai construit et testé une séance dont le but était de permettre aux élèves d’émettre des hypothèses et de débattre. Lorsque j’ai construit ma séance mes recherches étaient très récentes et je pense aujourd’hui avec du recul que mes représentations n’étaient suffisamment modifiées pour que ma séance reflète entièrement les avancées de mes recherches.
Le contexte de la séance d’observation.
J’ai dû concevoir et mettre en œuvre cette séance au cours du deuxième stage de mon année de M2, il s’agit donc d’une intervention ponctuelle qui n’a pas été soutenue par un travail de fond sur l’année. D’autre part, j’ai dû m’adapter à la programmation du professeur qui m’accueillait en stage et je n’ai donc pas pu choisir la partie du programme sur laquelle construire ma séance. De part cette contrainte, cette séance particulière devait avoir au lieu au cours de la séquence sur la cité des Athéniens en sixième. Selon le programme, au cours de cette séquence, en tant que professeure je devais faire appréhender aux élèves de sixième ce qui fait l’unité de la cité d’Athènes : les différents statuts des habitants de la cité, en particulier le statut de citoyen avec ses droits et ses devoirs. Toujours selon le programme, je devais obligatoirement étudier la fête des Panathénées, choisir un exemple pour étudier l’engagement militaire du citoyen et un débat à l’ecclesia. Mon projet de débat dans le cadre de mon travail de recherche a donc dû s’inscrire dans ce cadre précis.
J’ai choisi de construire un débat sur la question de la démocratie. Le but était d’explorer avec les élèves les conditions de la participation d’un citoyen à la vie démocratique de sa cité et à la prise de décision politique. Il s’agit de continuer à construire avec les élèves le concept de pouvoir dont ils ont déjà appréhendé une des facettes lors de la séquence sur l’Egypte et les pharaons.
Selon Alain Dalongeville, pour les élèves le concept de démocratie reste très abstrait, pour eux il s’agit très souvent du « peuple au pouvoir » mais là encore leurs conceptions de ces deux termes n’est pas toujours très stable. Toujours selon Alain Dalongeville, les élèves ont une conception du terme vague, ils ne distinguent pas les trois champs de pouvoir (législatif, exécutif, judiciaire), et en règle générale pour eux le pouvoir est « une caricature de l’absolutisme »70. Alors que lors de la séance sur les pharaons, le pouvoir monarchique de celui-ci épouse parfaitement leur représentation du pouvoir, « celui qui a le pouvoir c’est celui qui décide », la mise en place de la démocratie à Athènes questionne ces représentations. Ils vivent dans une démocratie mais cela ne les empêche d’avoir du mal à appréhender le concept même de démocratie, et la séparation entre le pouvoir judiciaire, législatif et exécutif. Ils ont du mal à appréhender que gouverner ne signifie pas toujours faire les lois ou rendre la justice.
Le déroulement de la séance.
Cette séance arrivait après deux séances :
– Une première séance d’introduction au cours de laquelle on situait la cité d’Athènes dans l’espace et dans le temps au Ve siècle av J.C. avant d’aborder la question de la participation des citoyens à la bataille de Marathon.
– Une deuxième séance devait permettre aux élèves de différencier et de comprendre les différents statuts des habitants d’Athènes. Un des objectifs était de permettre aux élèves de bien différencier le statut de citoyen et le statut de non-citoyen.
Cette séance se découpait en trois parties :
– La mise en place de la définition de la démocratie.
– La présentation et le fonctionnement de l’ecclésia.
– Le pointage des écarts entre le fonctionnement théorique de la démocratie et la réalité en gardant la focale sur l’ecclésia. C’est au cours de cette dernière partie qu’il était prévu que les élèves aient un temps de débat.
Construire la définition de la démocratie avec les élèves.
Nous avons commencé la séance par la mise en place d’une définition relativement simple du terme. Grâce à l’étymologie du mot que je leur ai fournie, nous avons pu poser la définition suivante : « la démocratie, c’est le gouvernement de tous les citoyens ». Je pensais avant la séance que les élèves pourraient avoir du mal à comprendre le fait que dans démocratie, le « démos » ce n’est pas l’ensemble des habitants d’Athènes mais seulement les citoyens. Mais ils avaient apparemment bien compris que ce « démos » qui possédait le droit de participer à la vie politique n’était composé que par les citoyens et que les non-citoyens en étaient exclus. Ce fait a cependant questionné certains qui se rappelaient que les citoyens ne constituaient pas la majorité des habitants d’Athènes, c’est-à-dire que certains élèves ont rapidement compris que seulement une petite partie des habitants d’Athènes prenait les décisions politiques. Au contraire, le fait qu’il y ait une séparation entre les citoyens et les non-citoyens ne leur a pas posé de problème, peut-être parce que même aujourd’hui il existe une séparation entre les citoyens français et les non citoyens, par exemple les moins de 18 ans ou les étrangers.
Le fonctionnement de l’ecclésia.
Après avoir posé cette définition et rappelé le caractère limité du « démos », nous avons étudié un schéma des institutions athéniennes. L’objectif n’était pas que les élèves connaissent pas cœur ce schéma mais qu’ils situent l’ecclesia au centre du système politique athénien. C’est-à-dire qu’il arrive à assimiler que cette assemblée vote les lois, désigne (par le vote ou le tirage au sort) et contrôle les magistrats. Même si le cours reste centré sur l’ecclésia, il est intéressant que les élèves comprennent le fait que l’ecclésia n’est pas la seule institution athénienne, que la démocratie fonctionne grâce à différentes assemblées. Les élèves n’ont aucune connaissance du système politique athénien et ils ont souvent une vision très vague du système politique français actuel. Ils ont souvent du mal à comprendre le rôle de l’assemblée nationale, du sénat mais aussi du gouvernement. Ils ont cependant conscience qu’aujourd’hui les citoyens sont représentés par d’autres personnes et que donc ils ne participent pas directement à la prise de décision politique. On tient là une différence essentielle avec la démocratie athénienne qui est directe, on ne peut pas comparer l’ecclesia à l’assemblée nationale.
Un des autres intérêts du schéma est de commencer à aborder la division des pouvoirs au sein de la démocratie. En prenant l’exemple de l’Héliée, puisqu’il me semble qu’il est plus facile pour des élèves de sixièmes de différencier pouvoir législatif (celui qui fait les lois) et pouvoirs judiciaires (celui qui rend la justice). Les juges sont élus à l’ecclésia, mais ils rendent la justice au sein d’une autre assemblée.
Enfin ce schéma permettait de mettre en évidence ce dont l’ecclésia décidait : le vote des lois et des décrets, l’entrée en guerre ou au contraire la signature d’un traité de paix, le contrôle des magistrats élus. L’étude d’un deuxième document a permis aux élèves de compléter la manière dont l’ecclésia fonctionnait : lieu, fréquence et objets des réunions, mais aussi la manière dont les débats et le vote se déroulait. Une photo et un dessin de reconstitution de la Pnyx complétait ce tableau descriptif.
Faire appréhender aux élèves l’écart entre la définition de la démocratie et la réalité des pratiques.
A ce stade de la séance, je me suis heurtée à un problème de temps et j’ai choisi sciemment d’aller plus vite que prévu et de sauter des étapes pour parvenir plus vite au débat.
J’avais prévu de lire avec les élèves un extrait d’un texte de Thucydide qui aurait dû permettre aux élèves de pointer deux limites à la participation d’un citoyen à la démocratie :
Le désintérêt de certains citoyens et l’influence des orateurs.
A partir de là, j’aurais demandé aux élèves s’ils ne voyaient pas d’autres limites à la participation de tous les citoyens à la démocratie athénienne, en n’hésitant pas à leur fournir ces limites s’ils en avaient besoin. J’avais face à moi une classe qui participe beaucoup, et c’est pour cela que j’ai pensé qu’ils n’hésiteraient pas à faire des propositions. J’aurais ensuite écrit au tableau la définition de la démocratie avant de lister en face à face les limites pratiques que nous avions posé avant de leur poser la question suivante : « Comment un citoyen peut-il faire entendre sa voix ? De quels moyens dispose-il pour participer au gouvernement d’Athènes ? »
Cependant par manque de temps, j’ai choisi tout de suite après la lecture du texte de lancer le débat parmi les élèves. Cette séance était aussi la dernière séance que je pouvais réaliser au cours de ce stage, j’ai fait ce choix pour des raisons purement pratiques. Il ne s’agissait ni d’un choix dicté par ma posture de chercheur ou ni par ma posture de professeur.
Par manque de temps, la partie débat du cours s’est déroulée en cinq minutes au cours desquelles les élèves sont restés silencieux pendant au moins deux minutes, chose que la transcription à la page suivante ne rend pas. (Il s’agit seulement d’un extrait de ce que j’ai pu enregistrer).
Analyse de la séance
Je ne reviendrai pas en détail sur la première et la deuxième partie du cours sauf lorsqu’elles permettent d’éclairer le déroulement de la dernière partie du cours. Une fois la séance réalisée, j’ai eu immédiatement une sensation d’échec. J’avais l’impression d’avoir échoué tant dans ma posture de professeur, l’activité n’a concrètement apporté aucun savoir aux élèves, que dans ma posture de chercheur, il me semblait qu’aucun savoir n’avait été mis en jeu. Cette analyse a été conduite presque deux mois après la tenue de la séance. Cette mise à distance m’a sans doute permis de me détacher du sentiment d’échec que cette séance m’avait laissé. En l’étudiant, j’ai aussi essayé de quitter ma posture de professeur en essayant d’appréhender cette séance comme si elle avait été mise en place par quelqu’un d’autre.
A ma question presque logiquement, un élève me répond par un simple non. Je dis logiquement parce qu’il me semble avec du recul que ma question était mal tournée. Elle n’invitait pas à l’argumentation, d’abord parce que je ne leur ai pas demandé explicitement avant plusieurs minutes, et ensuite parce qu’ils ont l’habitude des questions rhétoriques que peut poser un professeur, des questions où la réponse est déjà sous-entendue. Ma question n’était pas neutre comme aurait pu l’être je pense celle qui était prévue « Comment un citoyen peut-il faire entendre sa voix ? ». Il me semble que le comment invite à des explications, il empêche la simple réponse oui ou non. Puisque que, moi la professeure je sous-entends que ce n’est pas vraiment une démocratie alors il devient difficile voire impossible pour des élèves de sixième d’avancer des arguments contre ce que je sous-entends. Le professeur reste celui qui détient le savoir, il me semble aussi que nous touchons là à un autre problème. Un professeur d’histoire-géographie pose souvent beaucoup de questions au cours de son cours, cependant, on reste très souvent dans une boucle didactique classique et plutôt simple de : question du professeur, réponse de l’élève et validation de l’enseignant. Boucle didactique qui invite l’élève à trouver la bonne réponse, celle qui sera validée par le professeur. Boucle didactique où trouver la bonne réponse ressemble plus à un jeu de questions pour un champion où celui qui gagne est celui qui a la bonne réponse sans parfois que la réponse ne puisse être étayée par un argument.
Il est cependant intéressant de relever que lorsque je demande à l’élève pourquoi il me donne cette réponse, il m’explique que « tout le monde peut pas parler pendant une journée ». Dans ma tentative pour susciter la prise de parole, je tente de refaire le lien avec le pharaon, alors que la classe semblait avoir bien compris la différence entre le pouvoir monarchique du pharaon et la démocratie athénienne, certains élèves hasardent un non, tandis que d’autres hasardent un oui. Je décide alors de relancer les choses en posant la question « pourquoi ? ». Un élève décide alors de m’expliquer que « certaines personnes doivent rester chez [elles] pour travailler. ». Les deux dernières interventions d’élèves me semblent assez révélatrices de la perplexité dans laquelle les plonge ce que je leur demande. Tandis qu’un élève me pose une question qui ne semble pas avoir de rapports immédiats avec ce que je leur demande, un autre revient même sur un savoir qui me semblait acquis, la question du vote des femmes qui avait pourtant été répété plusieurs fois tout au long du cours. En relisant ma transcription, il me parait avoir été dur avec la question de l’élève sur les transports. Il est possible que la question n’ait eu aucun rapport avec ce que je leur demandais mais il est aussi possible que cette question ait eu un lien.
Les deux seules explications avancées par les élèves « Parce que tout le monde peut pas parler pendant une journée » et « parce que des personnes sont obligées de rester chez eux…fin pour travailler » ne sont finalement que des redites de ce qui avait déjà été établi auparavant. Mais avec le recul il m’apparait que j’aurais pu pousser les élèves à ce questionner pour dépasser le factuel, « les gens restent chez eux », en leur demandant par exemple d’imaginer ce qui pousse les gens à rester chez eux, et passer du factuel à l’interprétation. Par cette intervention, j’aurai pu aider les élèves à parvenir au fait que riches et pauvres n’ont pas les mêmes possibilités d’action politique au sein du système politique athénien.
Les élèves n’ont pas réussi à ce moment-là du cours à explorer les conditions possibles de la participation d’un citoyen à la vie démocratique. L’exercice de débat tel que je l’ai mis en œuvre les a tellement perdu que certains ont fini par remettre en question des savoirs que nous avions précédemment établis (ou qui semblaient solidement établis) en classe. Ils n’ont finalement pas réussi à lier le concept établi en début de cours et les problèmes pratiques que cela posaient. Si certains ont conscience des limites, ils n’ont pas réussi à le mettre en problème avec le concept. Finalement le décalage entre le concept et les pratiques ne les a pas questionnés.
En relisant la transcription de la séance, je me suis aperçue que le débat n’avait pas eu lieu au moment où je souhaitais le mettre en place mais avant. C’est juste après la lecture de l’extrait du texte de Thucydide qu’ils ont pu commencer à explorer les conditions possibles de la participation d’un citoyen à la vie démocratique.
Conclusion de la séance
Comme je l’ai expliqué au début de mon analyse, au sortir de la séance, en tant que professeur mais aussi chercheur, j’étais extrêmement déçue. Si la première et la deuxième partie du cours ont été globalement intéressantes et que la classe a réussi à stabiliser des savoirs :
– Définition de la démocratie.
– Fonctionnement de l’ecclésia.
La troisième partie du cours n’a pas permis aux élèves d’appréhender le décalage qu’il existait entre la définition et les pratiques. Cependant, après l’avoir analysée dans une posture de chercheur, je me rends compte que cette séance recèle des informations intéressantes, que des savoirs ont été mis en jeu, et ce même de manière ténue, que des problématisations auraient pu se mettre en place. Il me semble maintenant intéressant de mettre par écrits des pistes qui auraient pu être suivies pour améliorer cette séance du point de vue de la problématisation.
Lors de cette séance, je n’ai pas réussi à donner suffisamment de souplesse au déroulement de la séance pour explorer d’autres pistes de débat que celles que j’avais prévues. Or pour pouvoir permettre aux élèves l’exploration des conditions possibles d’une situation historique, ils ont besoin de liberté, d’un espace de problématisation. Mon attitude lors de la séance m’apparaît lorsque je la relis comme trop dirigiste, je ne leur ai pas laissé le droit de manipuler les questions et les hypothèses à leur guise. Je voulais qu’ils abordent les savoirs que nous devions construire en cours d’une certaine manière sans leur laisser le temps de l’expérimentation, et du tâtonnement. Il existe plusieurs interprétations possibles pour une situation historique, il est donc nécessaire de laisser les élèves échanger entre eux sur ces interprétations. Le tâtonnement est une étape essentielle de la recherche historique, et de la recherche scientifique en général car justement il permet la formulation des hypothèses. Dans un premier temps, les élèves construisent des interprétations en fonctions de leurs propres représentations. Dans un second temps, une fois ces représentations posées et établies, ils peuvent commencer à les travailler, les mettre en relation avec des données établies pour voir qu’elles ne coïncident pas forcément avec les données. (Je formule aujourd’hui l’hypothèse que de les poser par écrit peut avoir un intérêt notamment parce que cela leur permet de garder une trace et de voir comment elles ont évolué). Dans un troisième temps, les élèves peuvent tenter de formuler de nouvelles explications.
L’intérêt aurait été de montrer aux élèves que le savoir historique se construit et qu’il ne préexiste pas. Si je devais refaire une séance du même type, je pense qu’il me faudrait réfléchir à nouveau à ma place en tant que professeur. Lors de ce type de séance, il faut guider les élèves pour éviter qu’il ne se disperse tout en leur laissant une plus grande liberté dans le cheminement intellectuel ce qui nécessite de savoir s’adapter mais aussi de savoir doser entre les savoirs à donner et ceux que les élèves peuvent construire par le biais du débat.
Une fois la séance finie et en relisant la manière dont elle s’était déroulée, je me suis rendue compte qu’il manquait un temps important pour la construction des savoirs. La production des savoirs historiques passe largement par l’écrit, toutes ou presque toutes les communications orales entre historiens dans les colloques, les tables rondes, les cours sont préalablement préparés par un ou des écrits, des brouillons relus, corrigés, modifiés. L’oral n’arrive finalement qu’à la fin d’un processus du débat dans lequel l’écrit tient une place principale. Dans certains cas, les historiens peuvent ne débattre que par écrit, par exemple par le biais d’articles, de comptes rendus ou même d’ouvrages. Or au cours de ma séance, je n’ai laissé aux élèves aucun temps de travail écrit. Tout le travail a été effectué à l’oral, et j’y vois trois principaux défauts :
– L’un des objectifs de l’utilisation du débat en classe c’est de faire entrer les élèves dans une pratique historienne. Je ne pense pas que cela soit possible si on ne transpose au sein de la classe qu’une partie du processus. Il y a comme un paradoxe à vouloir utiliser une pratique d’historiens en classe mais en lui ôtant une composante essentielle. Je pense qu’en concevant cette séance, je n’avais pas encore vraiment pris conscience de l’importance de l’écrit dans les pratiques historiennes en général. Je l’avais lu mais mes représentations ne s’étaient pas vraiment modifiées, le débat restait pour moi une pratique orale.
– Les élèves n’ont pas eu de temps de réflexion personnelle, je leur ai tout de suite demandé la réponse à une question complexe pour eux, qui leur demandait de se souvenir de ce qui avait été fait en début de séance. De plus, la classe dans laquelle j’ai pu tester cette séance travaille en suivant le principe des îlots bonifiés. Physiquement, on peut faire travailler la classe en groupe de 3 ou 4 élèves sans que cela ne nécessite de changements de place ou de mobiliers. Intellectuellement, les élèves ont l’habitude de travailler en groupe. L’environnement du groupe classe que j’avais me parait donc propice au travail de groupe. Il aurait sans doute être pertinent de leur donner un temps de travail en groupe pour qu’ils puissent construire des hypothèses pour répondre à la question. Lors d’autres séances, j’ai pu remarquer qu’ils échangeaient plus facilement leurs idées au sein de l’îlot qu’au sein du groupe classe entier. Lorsqu’un élève parle devant le groupe classe, il soumet sa question, ou son idée à la validation du professeur. On en revient à la question de l’habitude à la boucle didactique classique. Il est peut-être possible en travaillant sur une année entière de sortir de cet automatisme pour les élèves mais aussi pour le professeur de la validation ou de la non validation par le professeur dès qu’un élève parle dans la classe. Mais pour cette séance particulière, il s’agissait d’une intervention ponctuelle et avec le recul, je m’aperçois que je n’ai pas fait assez attention à cet aspect que ma parole pouvait prendre pour les élèves. Au sein de l’ilot, les élèves ne soumettent pas leur parole à la validation du professeur, il est donc possible qu’ils se sentent plus libres d’exprimer leurs idées. Pour manipuler le savoir, ils avaient besoin d’un espace de liberté qui ne soit pas soumis à la validation du professeur. Validation ou non validation qui oriente ensuite leur cheminement intellectuel. L’intérêt de la séance n’était pas qu’il trouve la bonne réponse, mais qu’ils manipulent les hypothèses quitte à découvrir eux-mêmes qu’elles les menaient à une impasse. En se rendant compte eux même que l’explication habituelle ne fonctionne pas, ils auraient pu être obligé de la dépasser et de chercher une autre explication. Pour établir un savoir, on n’est pas obligé de partir d’une hypothèse que le professeur sait vraie. Au contraire même, si les élèves formulent une hypothèse à partir de leurs représentations, travailler sur l’hypothèse et la contredire par un exemple qui va à rebours de leurs représentations leur permet de modifier celle-ci sans doute beaucoup plus efficacement que la parole du professeur.
– Le passage par l’écrit permet de garder une trace du cheminement intellectuel dans l’élaboration du savoir. Les élèves n’auront gardé aucune trace écrite du travail qu’ils auront fait lors de la troisième partie de la séance. Initier les élèves aux pratiques d’historiens, c’est aussi leur montrer physiquement que le savoir s’établit au cours d’un travail par étapes. Le passage par l’écrit permet de marquer ces différentes étapes.
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Table des matières
Introduction.
1. Le débat, un élément fondamental dans la construction de l’histoire.
A. Le débat scientifique, un élément essentiel dans la mise en place d’un savoir scientifique.
Le débat scientifique, tentative de définition.
Le débat, une pratique essentielle pour la science.
Et en histoire, quelle(s) vision(s) les historiens ont-ils du débat ?
B. Une pratique en apparence absente du champ historique mais qui est au cœur de l’histoire.
Une communauté historienne dont l’organisation provoque les controverses et les débats. 12
Débattre en histoire, argumenter pour construire un savoir.
L’interprétation des faits historiques, une source de débats pour les historiens.
Où, quand, comment les historiens débattent-ils ?
2. Débattre à l’école, quelles modalités ? Quelles finalités ?
A. Débattre à l’école : plusieurs usages pour plusieurs buts.
Une pratique inscrite dans les programmes scolaires et le socle commun.
Essai de typologie des débats dans un contexte scolaire.
o Le débat interprétatif en littérature :
o Le débat dit « citoyen » ou « de vie de classe »
o Le débat « philosophique » ou la discussion à visée philosophique (DVP)
o Le débat scientifique.
B. Le débat scientifique en classe d’histoire, quelles possibilités ? Petits tours d’horizon des recherches déjà menées sur le sujet.
Le débat, une pratique absente des classes d’histoire.
Introduire le débat scientifique en classe d’histoire.
3. Manipuler le savoir historique grâce au débat : un exemple de séance
A. Le contexte de la séance d’observation.
B. Le déroulement de la séance.
Construire la définition de la démocratie avec les élèves.
Le fonctionnement de l’ecclésia.
Faire appréhender aux élèves l’écart entre la définition de la démocratie et la réalité des pratiques.
C. Analyse de la séance.
D. Conclusion de la séance.
Conclusion.
Bibliographie.
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